Clef de voûte de la civilisation juridique européenne (J. Carbonnier), le mariage monogamique est de plus en plus secoué par l'évolution des moeurs et de la population : polygamie militante ou traditionnelle, concubinages, libertinage... Face à ces multiples états polygames , le droit français est-il dépassé ? impuissant ? L'affaire Liès Hebbadj, du nom de ce musulman nantais mis en examen le 9 juin pour fraude aux aides sociales, a relancé la question.

L'interdiction de nouvelles unions polygames à Mayotte, du fait de l'ordonnance du 3 juin 2010, constitue certes une avancée majeure dans le processus de départementalisation de l'île. Mais en métropole, le problème reste entier : et le souhait de M. Hortefeux de sanctionner la polygamie de fait n'est encore qu'une invitation à comprendre et agir...
La polygamie ne doit plus être une question taboue...
Manque de volonté des pouvoirs publics ou difficulté à maîtriser la situation? Il est impossible de connaître la réalité de la polygamie en France. Elle concernerait entre 16 et 20 000 familles, soit 200 000 personnes, selon la Commission nationale consultative des droits de l'homme, mais seulement 8 000 familles, d'après l'INED, soit 90 000 personnes [1].
Et pourtant, il n'est plus question d'être passif. Refuser d'agir, c'est accepter :

  • les atteintes à la dignité de la femme, et au principe d'égalité des époux dans le mariage, consacré par la Déclaration universelle des droits de l'homme, dans son article 16. Principe d'ailleurs reconnu par la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, adoptée le 11 juillet 2003 ;
  • des conséquences sur l'équilibre et l'épanouissement des enfants de familles polygames : enfants brusquement séparés de leur mère — parfois rentrée sur injonction du mari après la loi de 1993 — fratries divisées entre la France et l'étranger, huit clos tendus entre épouses dans des logements exigus... ;
  • des conséquences désastreuses sur les finances publiques , tant en termes de coût de décohabitation, que de fraudes aux aides sociales, dont peuvent bénéficier les conjointes polygames non mariées civilement, en tant que parent isolé .

...ni faire l'objet d'aucun militantisme
Le Coran ne prône pas la polygamie. Il la tolère dans la mesure où l'homme se sent capable et s'engage à être équitable envers chacune de ses épouses (cf. sourate 4 [2]). Or un autre verset (4.129) insiste sur l'impossibilité d'être juste : Vous ne pourrez de toutes façons être équitable envers vos épouses quand bien même vous le souhaiteriez ardemment.
Par ailleurs le fait d'avoir des maîtresses n'est pas toléré par l'islam — contrairement à ce que l'on a pu entendre dire par Liès Hebbadj, dont les propos ont été fermement condamnés par le Conseil français du culte musulman.
Veiller, dans la mesure du possible, à une meilleure application du droit existant

  • Chaque mariage religieux ou coutumier doit être précédé d'un mariage civil. Le Code pénal prévoit à ce titre, que tout ministre du culte qui procédera, de manière habituelle, aux cérémonies religieuses de mariage sans que ne lui ait été justifié l'acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l'état civil sera puni de six mois d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende (art. 433-1). Dans un échange publié au Journal Officiel, le ministère de la Justice a clarifié le champ d'application de cet article : il s'applique à tous les cultes, sans aucune distinction, et quelle que soit la forme que puisse prendre la cérémonie religieuse (4/10/2007).
  • L'assimilation à la communauté française conditionne la naturalisation. Or la situation effective de la polygamie du conjoint étranger [...] (est) constitutive du défaut d'assimilation (art. 21.4 du Code civil). Elle fait donc obstacle à l'acquisition de la nationalité française (art. 433-20 du Code pénal) et peut entraîner, entre autres, l'application d'une procédure de retrait en cas de naturalisation obtenue par mensonge ou par fraude.

Faut-il insérer une nouvelle définition de l'état de polygamie dans le Code civil ?
C'est ce que suggère la proposition de loi enregistrée au Sénat le 26 mai 2010, qui a le mérite de dresser un constat lucide des limites du droit et des situations existantes.

  • L'actuelle interdiction de la bigamie, à l'art. 147 du Code civil, ne prend pas en compte les multiples états de polygamie autres que des mariages civils simultanés.
  • La loi de 1993, qui conditionne l'octroi et le renouvellement d'un titre de séjour à la renonciation par l'étranger de la vie en état de polygamie , a généré des situations épineuses pour les familles, et les femmes, arrivées parfois clandestinement.

Il paraît donc efficace d'élargir le champ d'application de l'article 147, et de reconnaître les effets civils des mariages religieux et coutumiers, à l'égard des époux et des enfants.

Cependant, on peut s'interroger sur la pertinence d'une nouvelle loi, et de certaines dispositions envisagées. L'apparition d'un nouveau délit de vie en état de polygamie passible de 5000 euros d'amende, ne risque-t-il pas de générer des condamnations pénales à deux vitesses ? Le délit de bigamie est actuellement passible d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende (art. 433-20 du Code pénal)...
Sanctuariser la famille
Pour la journaliste égyptienne Hayam Dorbek, créatrice de l'association de défense de la polygamie Tayssir, la polygamie serait une solution au travail de la femme, à l'inégal partage des tâches, et à l'immoralité et l'adultère qui dominent dans les sociétés occidentales. Anecdotique, ce cas n'en est pas moins révélateur : la polygamie viendrait couronner les dérives successives de notre société.

Plutôt que de céder à la facilité — c'est le sens du terme Tayssir — et à ces dérives, le retour officiel aux normes sociales du mariage européen servirait davantage le bien commun, sans parler celui des femmes et des enfants eux-mêmes. La meilleure lutte contre la polygamie, c'est la promotion du mariage. Pourquoi ne pas sanctuariser la famille [3], et inscrire dans la Constitution, la protection, par l'État, de la cellule familiale composée d'un père, d'une mère et d'éventuels enfants ?

[1] Source : Institut Montaigne.
[2] Cf. Sourate 4, verset 3 : Si vous craignez d'être injustes pour les orphelins, épousez des femmes qui vous plaisent. Ayez-en deux, trois, ou quatre, mais si vous craignez d'être injustes, une seule, ou bien des esclaves de peur d'être injustes.
[2] Cf. 12 mesures pour 2012, François Billot de Lochner (Ed. F.-X. de Guibert, 2010).
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