Au moment où le Compendium de la Doctrine sociale de l'Église est publié, l'actualité nous offre un exemple précis et grave des conflits que les catholiques risquent d'avoir à affronter en se conformant à leur obligation de conscience.

Ce devoir grave et impérieux est récusé au sein des institutions européennes, où l'on invoque les prérogatives de l'Union pour en condamner la garantie au sein des États membres.

L'affaire a pour origine la clause d'objection de conscience qui figure dans un projet d'accord négocié entre la Slovaquie et le Saint-Siège. Son contenu ayant été déclaré contraire aux engagements européens de Bratislava par un groupe d'experts mandaté par la Commission européenne, le gouvernement slovaque, quoiqu'il ait mené la négociation à son terme, vient de faire marche arrière en désapprouvant l'accord, entraînant la démission des ministres chrétiens-démocrates et une belle crise politique.

Cet événement est doublement exemplaire : devant une tentative précise et inédite de formulation juridique de l'objection de conscience, l'Union européenne met en évidence un aspect essentiel de son fonctionnement, dans le contexte du rejet de projet de traité constitutionnel au printemps dernier, et de relance des réflexions sur ce sujet.

I- UN TEST EMBLEMATIQUE

En 2000, la Slovaquie et le Saint-Siège ont conclu un concordat dont l'article 7 stipule que "la République Slovaque reconnaît le droit de chacun à obéir à sa conscience conformément aux principes doctrinaux et à la morale de l'Église catholique". La portée et les modalités d'application en sont renvoyées à un accord particulier ultérieur.

Le concordat est entré en vigueur en 2005, tandis que la négociation de l'accord d'application aboutissait.

L'article 4 du projet négocié précise le contenu de l'objection de conscience en lui donnant une portée assez large : d'une part entrent dans son champ, outre le service militaire, les activités d'éducation et surtout le domaine de la santé avec l'avortement, l'euthanasie, la procréation médicalement assistée, l'expérimentation sur l'embryon, etc. ; d'autre part ce droit à l'objection de conscience bénéficie non seulement aux individus (médecins, personnels de santé, etc.) mais aussi aux institutions (hôpitaux, etc.) fondées par l'Église catholique qui ne sauraient être contraintes par la loi de pratiquer les actes interdits par la morale et la doctrine dans les domaines concernés.

À ma connaissance, il n'y a pas de précédent, du moins en Europe : d'autres concordats, peu nombreux en vérité, reconnaissent l'objection de conscience, mais uniquement à l'encontre du service militaire et en faveur du clergé ou des religieux. L'objection de conscience en matière de santé publique, si elle est assez répandue, résulte uniquement de lois nationales (1) : encore est-elle circonscrite aux individus et généralement assortie d'une obligation de soins et de conseil pesant sur celui qui l'invoque. Le projet d'accord négocié entre la Slovaquie et le Saint-Siège, juridiquement ambitieux, est incontestablement d'une grande portée puisqu'il intègre cette prérogative dans un acte international dont la force est supérieure à celle de la loi en lui donnant un contenu extensif : il constituait donc un test.

Depuis 2002, il existe un "Réseau d'experts indépendants" en matière de droits fondamentaux, auprès de la Commission européenne. Ce "Réseau" a été créé à la demande du Parlement dans son Rapport sur la situation des droits fondamentaux dans l'UE publié en 2000. Il est composé d'un expert par État membre, expert qui n'est cependant pas son représentant officiel mais un juriste reconnu en la matière (2). Il a pour fonction d'"assister la Commission et le Parlement dans l'élaboration de leurs politiques en matière de droits fondamentaux", et d'évaluer "la mise en œuvre de chacun des droits énoncés par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne" par les États membres. Il procède soit par voie de rapports généraux, soit au moyen d'avis donnés à la Commission lorsqu'elle le saisit sur une question particulière.

C'est dans ce cadre institutionnel que, le 14 décembre dernier, ledit "Réseau" a exprimé un avis (n°4-2005) relatif au "droit à l'objection de conscience et à la conclusion par des États membres de l'UE de concordats avec le Saint-Siège"(3).

Pourquoi ce "Réseau" a-t-il été saisi par la Commission ? Parce qu'un certain nombre d'organisations pro-avortement ou féministes se sont mobilisées dès l'ouverture de la négociation du projet de traité d'application du concordat, et sont intervenues auprès du Parlement européen, lequel a enjoint à celle-ci de le faire. Il faut d'ailleurs souligner que les experts du "Réseau" semblent n'avoir consulté que ces organisations qui ont été les seules à lui faire parvenir des contributions. En tout cas, ce sont les seules dont il soit fait mention dans le texte de l'avis.

Le gouvernement slovaque, conscient du risque dès l'origine, avait pourtant introduit dans le projet une série de garanties et de précautions, précisant par exemple que l'objection de conscience devrait s'inscrire dans le cadre de la loi et à l'intérieur des limites qu'elle fixe, et que son exercice ne devrait mettre en danger ni la vie ni la santé humaines (articles 5 et 6). Mais il semble que le "Réseau", qui avait commencé ses travaux avant que le texte ne soit finalisé et voulait aller vite, n'ait guère tenu compte desdites précautions, ayant arrêté son opinion avant qu'elles fussent introduites et n'ayant pas jugé bon d'ouvrir un débat contradictoire.

II- LA REPONSE DES EXPERTS DU "RESEAU" EST UNE REPONSE DE PRINCIPE

Cette réponse se déploie sur plus de trente pages (sans compter les annexes), d'un texte serré et abondamment documenté. L'essentiel de la discussion et du raisonnement y sont articulés autour de la question de l'avortement ; mais elle confère une portée générale aux positions de principe adoptées.

Pour aller droit à la conclusion, les experts déclarent sans ambages que le projet de traité litigieux viole les engagements internationaux de la Slovaquie, notamment au regard de la Convention européenne des droits de l'homme ; qu'il porte atteinte aux droits des femmes à accéder aux services médicaux qui procèdent légalement à des avortements et comporte donc à leur égard une discrimination ainsi qu'une menace de "traitement inhumain et dégradant" ; qu'il porte également atteinte à la liberté de conscience et à l'égalité de traitement des personnes qui ne sont pas catholiques et qu'il crée symétriquement une discrimination en faveur de l'Église catholique ; qu'il viole par conséquent le principe de non-discrimination figurant tant dans les traités que dans la législation communautaire relative à l'accès au service de santé. Pas moins !

"Consensus émergeant"

Ils commencent certes par reconnaître en principe un droit à l'objection de conscience tirée de convictions religieuses, et s'appliquant non seulement au port des armes, mais le cas échéant à l'avortement. La difficulté était de le faire plier. Pour cela, il leur fallait se placer sur le terrain classique du conflit de droits, et donc identifier un droit concurrent et de même valeur. Ils ont alors posé, implicitement mais nécessairement, une égalité entre d'une part le droit à la vie, la liberté de conscience et le respect des convictions religieuses, tous reconnus expressément dans la Convention européenne des droits de l'homme (qui est un traité international créant des obligations juridiques envers les parties contractantes) ou par la Charte des droits de l'UE (qui, pour le moment, n'en est pas un mais une simple déclaration annexée au Traité de Nice), et d'autre part ce qu'il faut bien appeler un "droit à l'avortement". Comme l'avortement ne résulte que de législations nationales, au demeurant diverses dans leur contenu, ils ont eu recours à un concept nouveau et audacieux, celui d'un "consensus émergeant" (p. 19) entre les États, consensus qui résulterait précisément de ces législations et d'où ils ont déduit l'existence d'un tel droit.

Mais cela ne suffisait pas pour deux raisons : d'abord la hiérarchie des normes juridiques qui donne préséance aux traités internationaux sur les lois nationales ; ensuite le caractère simplement permissif des lois sur l'avortement, alors que les droits fondamentaux de la personne humaine sont de nature positive. Aussi les experts ont-ils utilisé cet outil à tout faire du droit communautaire qu'est le principe de non-discrimination qui, lui, figure dans les Traités constitutifs de l'UE, et qui devient pour eux la clé de lecture et d'interprétation de ces droits fondamentaux.

Les prémisses ainsi posées, la conclusion sur l'objection de conscience se déduit logiquement pour en limiter sévèrement la portée pratique : elle n'est admissible que cantonnée à une démarche individuelle et dans des limites étroites où elle cède d'ailleurs rapidement. Il faut citer intégralement le paragraphe central :

"Ce droit (à l'objection de conscience religieuse) doit être régulé de sorte que, dans toutes les circonstances où l'avortement est légal, on s'assure qu'aucune femme n'est privée d'un accès effectif au service médical d'avortement. Aux yeux du "Réseau" (4), cela implique que l'État en cause doive garantir, en premier lieu, qu'il existe une solution alternative efficace pour contrebalancer un refus d'avortement ; en second lieu qu'une obligation soit imposée au praticien de santé qui exerce son droit à l'objection de conscience religieuse de diriger la femme demandant l'avortement vers un autre praticien qualifié qui acceptera de pratiquer l'avortement ; en troisième lieu que de tels praticiens qualifiés seront réellement disponibles (partout sur le territoire)..." (5).

Inversement, l'objection de conscience ne saurait être institutionnelle ou collective sans contredire le droit communautaire. Dans un pays catholique à 70 % comme l'est la Slovaquie, où les institutions de santé gérées par l'Église sont nombreuses voire dominantes dans certaines régions, c'est là leur interdire et les obliger à pratiquer l'avortement.

Au passage et visant explicitement Malte et la Pologne, les experts ne sont pas privés de tirer une conséquence incidente du même raisonnement en ce qui concerne l'avortement dans les États dont la législation leur semble par trop restrictive : ceux-ci sont suspectés de discrimination à l'encontre des femmes.

III- LES QUESTIONS SOULEVEES SONT AUSSI DE PRINCIPE ET D'ORDRE POLITIQUE

Ces questions de principe sont au nombre de deux qui nous renvoient, l'une au statut de la Charte des droits, l'autre au statut de l'Église catholique dans le cadre de l'Union européenne.

La Charte des Droits est dévoyée par le positivisme juridique

La première question de principe touche évidemment au respect de la vie et des droits fondamentaux de la personne humaine dans le cadre européen. Cet avis constitue une manifestation supplémentaire d'un positivisme dévastateur qui déduit les droits non de la nature de l'homme mais de législations et de comportements dont la généralité suffit à les fonder, ou à les dénier. Cependant, il me semble que c'est la première fois que la chose est affirmée aussi explicitement à propos de l'avortement, sous l'influence manifeste et unilatérale de lobbies qui ont été seuls consultés : voilà qui en dit long sur l'atmosphère qui règne dans les instances communautaires.

Qu'on ne s'y trompe pas : le "Réseau" d'experts a rédigé son avis en pleine lucidité. Et pour que nul n'en ignore, il en tire lui-même une série de conséquences en écrivant que son raisonnement peut, et doit, être transposé à d'autres situations (p. 22) : d'abord à l'euthanasie et au suicide assisté, la législation néerlandaise étant évoquée à cette fin ; puis au mariage entre elles de personnes homosexuelles qui ne doivent pas faire l'objet de discriminations tirées de leur orientation sexuelle, l'avis précisant même que, là où la loi nationale autorise un tel mariage, il serait inacceptable que le droit à l'objection de conscience invoqué par un officier d'état-civil l'empêche, l'État devant veiller à ce qu'il y ait toujours quelqu'un disponible pour le célébrer.

À ce stade, il convient d'écarter une objection que les sceptiques seraient tentés de formuler et qui concerne la nature du "Réseau d'expert" : il serait faux de le considérer comme un "comité Théodule" dont les avis n'engagent personne. Le "Réseau" est une instance officielle : il est le jurisconsulte de la Commission sur toutes questions relatives aux "droits fondamentaux" ; ses avis sont lourds de conséquences puisqu'en vertu de son statut, il a pour fonction d'assister la Commission et le Parlement dans l'élaboration de la politique de l'UE en la matière. Ce qu'il vient d'écrire se traduira donc tôt ou tard dans le droit positif de l'Union, et rapidement sans aucun doute dans la jurisprudence de la Cour de Justice. D'ailleurs, si le gouvernement slovaque n'avait pas baissé immédiatement pavillon, il eût été traîné devant elle par la Commission sur le fondement de cet "avis", et condamné à coup sûr.

On se souvient que, lors du débat référendaire, la fameuse "Charte des Droits" qui constituait la deuxième partie du projet de Traité avait été saluée comme une avancée majeure par la quasi-totalité des protagonistes. Mais non par tous : la Fondation de service politique faisait partie des rares contestataires qui refusaient de déléguer aux instances européennes la définition, l'interprétation et la protection des droits fondamentaux ; et ceci précisément à cause d'une méthode de raisonnement dévoyée, déjà pratiquée par la Cour de justice, consistant dans ce positivisme juridique dont on vient de constater une nouvelle manifestation.

Aussi satisfaisant pour l'esprit qu'aient pu apparaître les droits tels qu'ils sont rédigés dans la Charte, il devrait maintenant être clair aux yeux de tous que cette muraille de papier n'a guère de valeur puisqu'en tout état de cause les instances communautaires feront prévaloir d'autres règles qu'elles sont seules à déterminer et à maîtriser, au premier rang desquelles et surplombant toutes les autres se trouve le principe de non-discrimination (6).

Le statut international de l'Église catholique est en jeu

La seconde question de principe concerne à la fois le fonctionnement des institutions européennes et le statut international de l'Église catholique qui se trouve directement menacé par les mécanismes intégrateurs de l'Union européenne.

Il est tout de même extravagant que le "Réseau d'experts", organisme technique sans mandat ni contrôle politiques, et agissant sur simple requête d'une Commission qui n'est après tout qu'un aréopage de hauts-fonctionnaires, s'arroge l'autorité de censurer un État membre qui, jusqu'à preuve contraire, est encore souverain, dans ses relations avec un autre État souverain, en l'occurrence le Saint-Siège qui, lui, n'est pas membre de l'UE ; et qu'il le fasse dans une affaire qui non seulement ne concerne ni les relations intra-communautaire ni une politique commune, mais qui relève des rapports de l'Église et de l'État où l'Europe n'a pas compétence. L'avis ne porte pourtant trace d'aucune hésitation ; bien au contraire.

La nature concordataire du projet de traité litigieux a certainement été perçue comme une circonstance aggravante ; et la tentation d'en attaquer le principe a sans doute été accentuée par une volonté de faire la leçon au Saint-Siège au moment où celui-ci entend intervenir dans le jeu européen pour rappeler aux protagonistes leurs devoirs après leur avoir rappelé leurs origines. En récusant ainsi le contenu d'une objection de conscience fondée sur un traité concordataire, c'est la capacité même de l'Église à utiliser son statut international pour défendre et soutenir de façon concrète la liberté religieuse au travers de ses conséquences nécessaires qui est contestée et battue en brèche : quel État européen prendra désormais le risque de négocier avec le Vatican un accord qui déborde de l'organisation du culte ou des nominations ecclésiastiques ?

En soulignant que le concordat conférait un privilège à l'Église catholique, et qu'il était, tant par nature qu'en raison de son contenu, discriminatoire à l'encontre des non-catholiques, il apparaît bien que le "Réseau d'experts" avait son statut international dans la ligne de mire. C'est à cette lumière qu'il conviendra désormais de relire l'article I-52 de la première partie du projet de Traité constitutionnel où figuraient à la fois le renvoi au droit national des questions relatives au statut des Églises et mouvements de pensée, ainsi que l'engagement de dialoguer avec eux : le contrôle communautaire se profile à l'arrière-plan et dessinera des limites étroites qui devront laisser en dehors l'Église catholique prise en tant qu'institution internationale, du moins pour les questions qui dépasseraient les affaires de sacristie.

Là encore, les juristes de la Commission n'ont pas hésité à adopter cette vision extensive, je dirais même impérialiste, des compétences communautaires que nous avons déjà eu l'occasion de dénoncer, notamment lors du débat référendaire, et à pratiquer, à leur niveau et dans l'affaire qui leur était confiée, l'intégration forcée par le droit, nonobstant les cadres et principes les mieux établis et les plus sûrs du droit international. La Cour de justice en est habituellement l'instrument privilégié et conscient, se considérant elle-même comme un acteur de l'intégration européenne. Nous avons récemment eu l'occasion de dénoncer ce mécanisme d'intégration forcée, à propos d'un arrêt par lequel fut censuré le Conseil qui avait cherché à préserver les compétences des États en matière pénale (7). En voici une autre en matière internationale.

Au point où nous venons d'arriver, il n'est en tout cas plus possible de prétendre honnêtement que cette construction européenne, telle qu'elle est réellement et concrètement en marche et non telle qu'elle est rêvée dans la mythologie habituellement invoquée, est fidèle aux intentions de ses fondateurs, ni qu'elle s'inscrit encore dans le lignage d'un certain humanisme chrétien. Il apparaît que les rédacteurs de l'avis ont parfaitement vu poindre la perspective d'un recours de plus en plus fréquent à l'objection de conscience auquel les chrétiens vont être contraints ; et qu'ils ont d'avance voulu le vider de sa portée politique et institutionnelle, avant qu'un jour prochain sa pratique, réduite à une dimension strictement personnelle, ne soit à son tour purement et simplement récusée.

Ce n'est pas à cette Europe-là que nous avons donné notre adhésion ; ce n'est celle que nous voulons pour nos enfants.

*Fr. de Lacoste Lareymondie est Vice-président de la Fondation de service politique.

Notes

(1) En ce qui concerne l'avortement en France, elle est régie par l'article L. 2212-8 du Code de la santé publique.

(2) Pour la France, il s'agit de Mme Florence Benoît-Rohmer, présidente de l'Université Robert-Schuman de Strasbourg.

(3) Cet avis est disponible, uniquement en anglais, sur le site des institutions de l'Union européenne, dans la partie consacrée à la Commission, "Justice et Affaires intérieures", à l'adresse suivante :

http://europa.eu.int/comm/justice_home/cfr_cdf/doc/avis/2005_4_en.pdf

(4) C'est ainsi que les experts se dénomment eux-mêmes.

(5) Page 20 de l'avis dont ce passage est le seul en caractères gras, comme pour mieux en souligner l'importance.

(6) Pour un exposé détaillé, voir notre article dans Liberté politique n° 28, hiver 2005 : " Oui ou non à une constitution pour l'Europe ? ", et surtout la Note Bleue n°2 de la Fondation de service politique, avril 2005, sur www.libertepolitique.com

(7) Cf. notre article "La Cour de justice contourne les traités européens : dormez braves gens", Décryptage, 26 septembre 2005.

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