Une loi  relative au maintien en fonction au-delà de la limite d'âge des fonctionnaires nommés dans les emplois à la décision du gouvernement  a été promulguée le 31 mai [1]. Le vote de ce texte très court (un seul article) a été extraordinairement rapide : le Sénat l'a adopté le 12 mai, puis l'Assemblée nationale le 26, et il n'y a pas eu de seconde lecture, le gouvernement ayant engagé à son sujet la procédure accélérée. Quel est donc l'enjeu de cette procédure législative exceptionnelle ?

Une loi Christian Lambert

Selon les journalistes, qui paraissent crédibles sur ce sujet, la préparation et le vote ultra-rapides de cette loi viennent de ce que l'on s'est aperçu in extremis en haut lieu d'une chose ennuyeuse : Christian Lambert, nommé préfet de Seine-Saint-Denis le 7 avril 2010 pour remédier à une situation peu réjouissante en matière de sécurité des personnes et des biens dans ce département difficile, allait être obligé par les textes en vigueur de prendre sa retraite ce mois de juin, durant lequel il atteint l'âge fatidique de 65 ans.

C. Lambert a commencé sa vie professionnelle comme pompier ; il a ensuite débuté dans la police, en 1967, comme gardien de la paix, puis il a réalisé une ascension remarquable, jusqu'à être nommé préfet. Sa force de caractère et sa puissance de travail ayant donné beaucoup de résultats dans différents postes, les plus hautes autorités de la République ont désiré le maintenir en fonction dans le 9.3 un temps suffisant pour que son action soit pleinement efficace : c'est tout à fait normal. Mais pour cela il a fallu une nouvelle loi, votée dans l'urgence : c'est là que rien ne va plus.

Arnaud Robinet, député UMP qui fut l'un des  vendeurs  de la loi retraites du 9 novembre 2010, a soutenu le texte devenu la loi du 31 mai 2011 en relevant  l'absurdité qui consiste à empêcher des hommes et des femmes compétents et dévoués de travailler à la continuité du service public . Sa remarque est on ne peut plus pertinente, et le préfet Lambert fait certainement partie de ces personnes des services desquels la République aurait bien tort de se priver à 65 ans. Mais cela pose une question : comment se fait-il que les lois existantes aient interdit au gouvernement de prendre une décision frappée au coin du bon sens ?

Des dispositions absurdes et inconstitutionnelles

De fait, notre édifice législatif comporte quantité de dispositions qui interdisent d'agir de façon sensée et conforme à l'intérêt général. Dans son récent SOS Finances publiques [2], Jean Arthuis en donne un exemple édifiant. En Mayenne, son département, un nombre significatif de femmes travaillent en  deux huits , notamment dans l'agro-alimentaire. Or, comment faire garder un bambin quand on commence à 5 ou 6 heures du matin, ou quand on termine à 9 ou 10 heures du soir ? Ni les crèches, ni les assistantes maternelles ne rendent un tel service. Pourtant, en 2006, quelques assistantes maternelles vinrent dire  Eureka  à leur sénateur-maire : en exerçant leur profession à plusieurs dans un local ad hoc, elles pouvaient, expliquèrent-elles, se relayer de façon à accueillir les premiers enfants très tôt et attendre tard les derniers parents. Jean Arthuis fit étudier leur projet : INTERDIT ! Il fallut que soit votée (en 2010) une proposition de loi du sénateur Arthuis, pour que ces  Maisons d'assistantes maternelles  puissent voir le jour. Si les inventrices de la formule n'avaient pas eu l'oreille d'un ancien ministre, rendu influent auprès du gouvernement par sa position de président de la Commission des Finances du Sénat, cette formule innovante serait toujours  hors la loi .

Qu'il s'agisse des maisons d'assistantes maternelles, du maintien en fonction de fonctionnaires ayant dépassé la limite d'âge, ou de milliers d'autres choses utiles qu'interdisent les textes en vigueur, ces interdictions sont contraires à l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, laquelle a valeur constitutionnelle. Cet article dispose en effet :  La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société.  Or nos codes regorgent de dispositions qui interdisent aux citoyens, mais aussi aux responsables des collectivités territoriales et au gouvernement, d'accomplir toutes sortes d'actions qui ne sont pas nuisibles à la société, mais au contraire fort utiles. La  chape de plomb  dont parle Jean Arthuis est le résultat de violations multiples, par le législateur et l'autorité réglementaire, d'un des principes les plus importants de la République.

Une occasion manquée

Quand fut préparée la loi retraites de l'an dernier, la rigidité du statut de la fonction publique était bien connue. Les responsables du texte devaient savoir que toutes sortes de fonctionnaires de qualité sont chaque année amenés à interrompre leur service alors qu'ils sont au sommet de leurs capacités : le principal de ces responsables, Eric Woerth, ministre du travail depuis mars 2010, avait été auparavant secrétaire d'Etat à la réforme de l'Etat en 2004 -2005, puis ministre du budget et de la fonction publique depuis mai 2007 jusqu'à sa nomination rue de Grenelle.

Le ministre en charge de la loi retraites avait donc eu maintes occasions de se rendre compte du gâchis que constitue le départ en pleine force de l'âge de fonctionnaires compétents et nullement hostiles à une prolongation de leur activité. Pour lui, l'absurdité des dispositions rigides du statut de la fonction publique et du Code des pensions des fonctionnaires, relevée plus tard par A. Robinet, aurait dû être une évidence. Pourquoi n'avoir pas mis à profit la loi retraite de 2010 pour supprimer ce carcan de la mise à la retraite automatique ? Une telle suppression n'aurait-elle pas été parfaitement à sa place dans un texte principalement destiné à augmenter l'âge moyen de départ à la retraite ?

N'aurait-elle pas été également nécessaire pour réaliser le rapprochement du régime de retraite des fonctionnaires de celui des salariés du privé, objectif auquel les pouvoirs publics proclament régulièrement leur attachement ? En effet, dans le secteur privé rien n'empêche un employeur de conserver un salarié au-delà de l'âge légal de la retraite, dès lors que ce dernier est d'accord pour jouer les prolongations.

Un manque d'anticipation consternant

Une autre question se pose dans le cas particulier du préfet Lambert. Quand le gouvernement le nomma en Seine-Saint-Denis, en avril 2010, le ministre de l'intérieur (Brice Hortefeux) et son directeur de cabinet avaient forcément son CV : ils connaissaient sa date de naissance, et savaient que 14 mois plus tard il serait touché par la limite d'âge. Est-il sérieux, professionnel, de nommer pour 14 mois seulement un homme auquel on confie la mission de faire baisser la criminalité et la délinquance dans le département le plus touché par ces fléaux ? La première qualité d'un ministre, d'un Premier ministre, d'un Président et de leurs collaborateurs n'est-elle pas d'anticiper ? Un minimum d'anticipation, dans ce cas, aurait amené ces éminences à examiner et résoudre autrement que dans l'urgence le problème posé par le temps trop court que le statut de la fonction publique imposait au travail de Christian Lambert comme préfet de la Seine-Saint-Denis.

Une loi étriquée

La loi du 31 mai 2011 n'est pas seulement la manifestation d'une tendance des hommes politiques français à attendre la dernière minute pour agir ; elle est également un exemple de ce à quoi conduit ce manque d'anticipation : préparé et voté dans la précipitation, le texte de cette loi est étriqué, il ne correspond nullement au problème beaucoup plus vaste pointé par Arnaud Robinet ( l'absurdité qui consiste à empêcher des hommes et des femmes compétents et dévoués de travailler à la continuité du service public ).

En effet, ne serait-il pas fort utile de pouvoir maintenir en fonction, à l'âge de la retraite, les meilleurs de nos instituteurs ou  maîtres des écoles  qui l'accepteraient ? Les plus capables des infirmières dont nos hôpitaux manquent parfois cruellement ? Les plus efficaces des secrétaires et des techniciens, des cantonniers et des officiers, des commissaires, des agents de police et des magistrats ? En fait, est-il une seule des qualifications nécessaires au bon fonctionnement des administrations, des armées, des tribunaux et des hôpitaux qui ne possède ses Christian Lambert, capables de se rendre très utiles après la limite d'âge ?

Et voilà, Marianne, pourquoi tant de vos lois sont médiocres

La loi Lambert n'a rien d'un cas isolé. Le Conseil d'Etat dénonce régulièrement la profusion des lois de circonstance, élaborées et votées à la va-vite, en réaction à des faits divers fortement médiatisés ou à des urgences résultant d'une incapacité à se projeter dans l'avenir. Ces textes de qualité souvent douteuse s'empilent les uns sur les autres conformément à ce que le Conseil d'Etat appelle  la logique de la sédimentation  [3].

Nos gouvernants s'agitent beaucoup, ce qui manifeste une énergie peu commune, mais aussi une mauvaise utilisation de cette énergie. Ils agissent souvent à la légère, sans mesurer les conséquences de leurs actes, si bien qu'ensuite ils sont amenés à réparer leurs sottises dans des conditions acrobatiques. Le cas du préfet Lambert est minuscule, mais il peut nous aider à en comprendre de plus importants. Par exemple la douche écossaise à laquelle sont soumises les personnes et entreprises investissant dans la production d'électricité photovoltaïque, ou le traitement indigne infligé aux compagnies qui se sont engagées dans la recherche de gaz de schiste.

Au niveau européen le tableau n'est guère meilleur : la légèreté avec laquelle la Grèce a été admise dans la zone euro débouche sur la création de structures de secours qui risquent de coûter très cher aux contribuables européens. Il en va de même pour les directives européennes en matière d'immigration : acceptées hier sans réfléchir, elles réduisent aujourd'hui à une gesticulation inutile bon nombre des dispositions nationales prises pour réguler les flux d'entrée. Les problèmes français actuels dans le domaine de la garde à vue viennent pareillement d'une acceptation irréfléchie de conventions européennes comportant des clauses déraisonnables, et au retard avec lequel ont été effectués les ajustements législatifs et réglementaires requis par ces conventions.

Sans multiplier davantage les exemples, il est possible de dire à Marianne pourquoi sa fille la loi est, non pas muette, mais à la fois jacassière et bègue : parce que ses géniteurs n'ont pas appris à tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de dire le droit.

 

Jacques Bichot est économiste et professeur émérite à l'université Lyon 3

 

 

[1] Publication au JO du 1er juin 2011 (télécharger).

[2] Calmann-lévy, 2011.

[3] Rapport public 2006 (télécharger).

 

 

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