LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008.

Par Mgr Giampaolo Crepaldi. L'identité n'est pas quelque chose que nous pouvons nous donner nous-mêmes, ni en tant qu'individus, ni en tant que peuple. L'identité personnelle naît toujours d'un appel, d'une vocation.


L'ARGUMENT que j'entends traiter ici exige une explication préalable. La doctrine sociale de l'Église n'a pas sa propre vision de l'homme, étant donné qu'elle n'est ni une philosophie, ni une idéologie. Sa vision de l'homme n'est autre que la vision de l'homme selon notre foi en Jésus-Christ, la vision révélée par Dieu le Père dans son Fils Jésus incarné, mort et ressuscité, vision enseignée et professée par l'Église, assistée de l'Esprit Saint, le long des sentiers de l'histoire.

Vision de l'homme et transcendance

Cette année sera célébré le quarantième anniversaire de l'encyclique Populorum progressio (1967) de Paul VI. Dans le document, il est affirmé que l'Église s'intéresse à tout homme et à tous les hommes . L'amplitude de ces deux termes — tout et tous — en indique la dimension inclusive, à partir de l'étendue du projet de Dieu pour l'humanité, projet orienté d'une part vers la totalité des dimensions de l'humain — du fait que l'incarnation n'a pas été apparente, mais bien réelle — et, d'autre part vers tous les hommes, individuellement, tous unis indissociablement au Christ, par sa mort et sa résurrection.
Voilà la vision que la doctrine sociale a de l'homme : non pas une vision intellectualiste ou académique, mais la vision de la vie dans le Christ. Non pas une vision abstraite, mais celle de l'homme concret. Non pas une vision partielle, mais une vision ouverte à la totalité de l'éternel. L'homme doit être vu dans la perspective du salut chrétien. Le Compendium de la doctrine sociale de l'Église affirme :

Le salut qui, à l'initiative de Dieu le Père, est offert en Jésus-Christ, se réalisant et se diffusant par l'œuvre de l'Esprit Saint, est salut pour tous les hommes et de tout l'homme : c'est un salut universel et intégral. Il concerne la personne humaine dans chacune de ses dimensions : personnelle et sociale, spirituelle et corporelle, historique et transcendante .

Dans cette perspective salvifique, l'homme trouve sa propre dignité transcendante mais aussi, après la chute du péché , la grâce et la force nécessaires pour vaincre ses faiblesses. Un homme qui peut beaucoup donner, mais qui doit aussi être beaucoup aidé. Un homme lié à ses frères par un destin commun, mais tenté aussi par des involutions égoïstes.
Le fait que la vision de la doctrine sociale de l'Église ait toute la portée de la vision chrétienne de l'homme entraîne, pour la doctrine sociale elle-même, trois conséquences que je rappellerai ici brièvement.

1/ La première est que tout le corpus de la doctrine sociale a une unité profonde, que nous pourrions qualifier d'anthropologique. Il propose une unique vision de l'homme, présente dans tous les documents du magistère social, comme un fil rouge qui les relie tous les uns aux autres. Parmi les aspects de la doctrine sociale qui ne changent jamais, il y a certainement son anthropologie théologique et philosophique. Celui qui voudrait nier l'unité organique — jusque dans les variantes historiques — de tout le corpus des enseignements pontificaux aurait des difficultés face à l'unité évidente de la vision de la personne humaine . Jean-Paul II affirmait que la doctrine sociale est au service de la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa vocation .

2/ La deuxième conséquence est que cette vision anthropologique, vision simultanément de foi et de raison, relie la doctrine sociale à toute la vie de la communauté ecclésiale, dans chacun de ses aspects.
La vision de l'homme qu'elle professe, disions-nous, est celle-là même professée par l'Église. La doctrine sociale ne peut donc être séparée de la vie de l'Église où l'on puise à cette vision de l'homme de multiples façons. J'entends dire par là que l'anthropologie chrétienne exprimée dans la doctrine sociale de l'Église fait appel aussi à la foi biblique, à la spiritualité chrétienne, à la liturgie, au caractère concret et à la profondeur des vertus théologales. La vision chrétienne n'est pas une vision intellectualiste de la personne humaine seulement, car l'Église n'est pas une école philosophique ; en conséquence, la doctrine sociale n'est pas seulement une éthique sociale. L'homme est le chemin de l'Église, a affirmé Jean-Paul II à maintes reprises, de toute l'Église qui, dans l'homme, a rencontré et rencontre son Dieu qui s'est fait homme.

3/ La troisième conséquence est qu'aucun élément de la praxis des chrétiens dans la société ne peut faire abstraction de cette vision de la personne humaine. Cela est aussi valable pour le travail, thème de discussion et d'étude de notre rencontre. Qu'est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que les problèmes du travail ne sont jamais uniquement tels, tout comme les problèmes économiques ne sont jamais seulement des problèmes économiques. Ils sont aussi toujours, avant tout, des problèmes de l'homme. Léon XIII réclamait pour les ouvriers le droit au repos les jours de fête, pour leur permettre d'accomplir leurs devoirs religieux. Il s'agissait là d'une demande concernant l'homme, et non directement le travail, mais elle entraînait des conséquences positives dans le domaine aussi de la problématique du travail.
Il en est de même aujourd'hui. Il ne faut pas croire que les problèmes moraux ou spirituels soient différents de ceux du travail. Le problème du travail est l'homme qui travaille , et celui-ci n'est pas seulement un travailleur. Il est un homme dans toutes ses dimensions, à commencer par les dimensions spirituelle et religieuse. Toutes sont structurellement liées au travail.
Ce que je veux dire ici, c'est avant tout que l'anthropologie chrétienne exige une vision holistique des problématiques sociales centrées sur la personne, qui en représente la synthèse. Cela signifie aussi que, dans l'examen des problématiques, la priorité doit être accordée aux besoins spirituels et immatériels. Le point de vue transcendant, le fait d'avoir toujours présente la vocation ultra terrestre de la personne humaine, aide à structurer la vie ici-bas de façon adéquate — et y est même indispensable. Dans Populorum progressio, Paul VI écrivait : Il n'est [...] d'humanisme vrai qu'ouvert à l'Absolu, dans la reconnaissance d'une vocation, qui donne l'idée vraie de la vie humaine. Loin d'être la norme dernière des valeurs, l'homme ne se réalise lui-même qu'en se dépassant . Le mot "vocation" présent dans ce passage important de l'encyclique représente un aspect fondamental de la vision chrétienne de la personne humaine. Nous devons maintenant nous arrêter sur ce point.

Vocation et aliénation de l'homme

Léon XIII affirmait qu'il n'y a pas de véritable solution de la question sociale hors de l'Évangile, et Jean-Paul II a repris cette vérité dans Centesimus annus . Cela ne signifie pas que l'Évangile contient des solutions empiriques et techniques aux questions sociales, comme l'a précisé le Magistère à maintes reprises. Mais cela veut dire que si l'on refuse toute référence à Dieu, pour reprendre les termes de Benoît XVI, le compte n'y est pas ! Sans Dieu, les comptes sur l'homme ne sont pas justes, de même que les comptes sur le monde, sur tout l'univers ne sont pas justes . Le compte n'est pas juste parce que l'homme est vocation, et lorsque cet appel est étouffé, l'homme est aliéné.
Mais que veut-on dire par "l'homme est vocation" ?
Jean-Paul II a écrit que c'est par sa réponse à l'appel de Dieu contenu dans l'être des choses que l'homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui . L'identité n'est pas quelque chose que nous pouvons nous donner nous-mêmes, ni en tant qu'individus, ni en tant que peuple. L'identité personnelle naît toujours d'un appel, d'une vocation. L'amour nous constitue et nous fait découvrir notre valeur : si nous ne sommes ni recherchés ni aimés, comment pouvons-nous penser que nous sommes et que nous valons quelque chose ? Notre essence même constitue, pour nous, un appel : nous ne nous la sommes pas attribuée nous-mêmes. Ce n'est pas nous qui avons décidé d'exister, ni quel genre de personne nous sommes.
Cela est valable aussi pour les peuples et pour les cultures : Au centre de toute culture se trouve l'attitude que l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu .
Du fait qu'il existe une nature humaine qui transcende les cultures et les convoque en les appelant, celles-ci peuvent se constituer et dialoguer entre elles dans la vérité.
Toutefois, l'appel de tous les appels est celui de Dieu. Dieu nous appelle en nous aimant, parce que Dieu est amour , par la Création — Mon embryon, tes yeux le voyaient (Ps 138,16) — et par son incarnation, par la mort et la résurrection dans Jésus-Christ. Jean-Paul II affirmait que c'est à partir de la réponse à cet appel que se forment les personnes et les communautés. De cette réponse, naît aussi la prise en charge de responsabilités, car il ne s'agit pas de la vocation de l'Irrationnel, mais bien de la Vérité et du Bien.
De là naissent la subjectivité, l'engagement, la participation. Sans Dieu, pas de responsabilité en face du bien et du mal et l'homme tombe, victime de mécanismes aveugles. Aujourd'hui, lorsque la technique nous met entre les mains des possibilités inouïes, le manque de responsabilité dû à l'éloignement de Dieu de la sphère publique soulève de nombreuses préoccupations .
La vocation — l'appel — constitue donc la personne humaine. Elle s'exprime à différents niveaux ou différents plans : l'être est un appel, l'ordre présent dans l'être est un appel, la vérité et le bien exprimant l'être sont un appel, l'essence — c'est-à-dire notre nature d'être humain — est un appel ; notre identité sexuelle d'homme ou de femme est aussi un appel parce qu'il est impossible d'être une personne humaine sans être homme ou femme ; la famille et la communauté où nous avons grandi sont un appel ; la culture dont nous nous sommes nourris est un appel ; le travail est un appel. Tout ce qui est, existe non par hasard. Tout ce qui existe est placé entre nos mains en vue d'une tâche. Tout ce qui est nous demande à être perfectionné selon l'ordre qui est le sien.
Notre liberté se nourrit de cette vocation et s'exerce de façon véritablement humaine lorsqu'elle y répond, et non lorsqu'elle la nie. L'homme est à la fois vocation et réponse : il est la liberté dans la vérité. Si tout est appel, nous devons nous demander pourquoi ? Quel est le fondement ultime de la vocation ? Ce fondement, c'est Dieu. Sans Dieu, il n'y a pas de vocation.
L'homme sans vocation est l'homme aliéné. Relisons ce qu'écrivait Jean-Paul II dans Centesimus annus :

L'homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l'expérience du don de soi et de la formation d'une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qu'est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes .

Dans ce très beau passage, on trouve toute l'importance de la vocation pour l'homme et pour la société. Toute l'importance de Dieu. La vocation sans transcendance est impossible, parce que l'homme ne s'appelle pas de lui-même ; il est appelé.
Au fond, tous les grands philosophes ont entendu la référence à Dieu à partir du monde comme la reconnaissance de ce que, sans l'appel, le monde reste privé de signification. Dans ce cas, il reste à expliquer — comme l'a souligné Benoît XVI — comme il se fait que le non-sens — le cas, ou la nécessité — ait donné naissance au sens et à l'intelligence humains. Toutes les "preuves de l'existence de Dieu" — comme on les appelle —, de nature variée et d'organisation méthodologique différente, partent d'un sens présent dans le monde et remontent à un Sens originel d'où est venu un appel. Au début était le Verbe, la Parole, l'Appel. Aujourd'hui, l'Appel introduit dans le monde la gratuité et le don.
L'homme qui refuse l'appel, le célèbre "idiot" des Psaumes qui ne croit pas en Dieu, ne parvient pas à trouver un sens à la vie, mais seulement le hasard ou la nécessité, et il ne sait pas pourquoi il doit donner — et s'il doit se donner — gratuitement à autrui. Si c'est par hasard ou par nécessité, cela ne suffit pas. Sans don ni gratuité, pas de "solidarité interhumaine", et la société des hommes s'enroule sur elle-même. L'aliénation est la tentation qu'a l'homme de vivre la liberté sans la vérité. C'est la tentative désespérée de pouvoir être soi-même sans une vocation.

La personne humaine et le travail

Et comme notre colloque est centré sur le thème du travail, je ne veux pas conclure sans mentionner cette importante dimension de la personne humaine. Je vous invite à relire l'encyclique Laborem exercens de Jean-Paul II sur le travail humain, comme une encyclique sur la vocation de l'homme, et dans cette sphère élargie, comme une vocation au travail.
Un lien significatif est celui entre un passage de Centesimus annus sur l'aliénation, et la vocation au travail exprimée dans Laborem exercens. Comme on le sait, pour Karl Marx, l'aliénation humaine dépendait de l'aliénation au travail, dont naissait aussi par la suite l'aliénation religieuse, c'est-à-dire Dieu en tant qu'aliénation. Au contraire, comme nous l'avons déjà vu, pour Jean-Paul II l'aliénation de l'homme dépend de la séparation d'avec Dieu. L'athéisme est aliénation.
Dans le célèbre paragraphe 41 de Centesimus annus, le Pape brouille les cartes et affirme que, si l'homme est aliéné par Dieu, le sens authentique de son existence se trouve voilé et, en lui, aussi le sens du travail. Il arrive alors que l'homme soit aliéné également dans le travail — lorsqu'il est organisé de manière à ne valoriser que ses productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le travailleur, par son travail, s'épanouit plus ou moins en son humanité (16) — mais non pas tant du fait du travail que parce que le véritable sens de celui-ci s'est perdu et que l'homme n'a pas répondu à un appel. En effet, Laborem exercens parle du travail comme d'un actus personae et, rappelant le premier chapitre de Gaudium et spes, elle insère le travail au cœur de la vocation de l'homme, par œuvre de Dieu .

+ G. CR. *


*Secrétaire du Conseil pontifical Justice et Paix. Texte de la communication au colloque Humaniser le travail dans une société libre , Paris 10 mars 2007, Association des économistes catholiques, Fondation de Service politique.

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