La mort programmée de l’industrie française d’armement exportatrice

Source [La Tribune] Quatre forces puissantes pourraient faire s'effondrer l'industrie de défense française, dont le modèle économique est basé sur l'exportation. Une tribune par Vauban, qui regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.

La chronique de l'industrie de défense de ces derniers mois illustre à merveille le mot du Roi Lear de Shakerspeare : "C'est un malheur du temps que les fous guident les aveugles." Personne, en effet, ne semble mesurer à quel point l'action de quatre forces puissantes va entraîner la mort cérébrale de l'industrie d'armement exportatrice.

Imaginé comme une sorte de FMS à la française, ce modèle de négociation vient de connaître un raté spectaculaire en Grèce, où en dépit d'une lettre d'intention (signée en octobre 2019) le projet de deux frégates de défense et d'intervention (FDI) a été coulé spectaculairement cet été. C'est bien présomptueux de la part de l'État français que de se prendre pour l'administration américaine sans en avoir ni la force de frappe diplomatique, financière et technique ni la capacité d'imposer ses choix à un client ; c'est oublier que la méthode française se fonde sur le partenariat et non la sujétion ; c'est enfin méconnaître qu'un ingénieur de l'armement n'est pas un commercial, ni un inspecteur des finances, un banquier. Le mélange des genres a toujours été bien coté en France, mais le résultat en Grèce vient de démontrer que ni l'ingénieur ni l'inspecteur ne sont à leur place. Tout le drame grec vient du fait que personne ne l'était : l'ingénieur négociait, l'inspecteur, finançait et le commercial, restait l'arme au pied.

C'est pourtant au sein des directions commerciales export que se trouvent les meilleurs spécialistes des régions et des pays qu'ils labourent constamment au cours de l'année et de leur carrière. C'est pourtant au sein des banques commerciales que se trouvent aussi les spécialistes des systèmes financiers des pays prospects. Qu'un projet d'exportation ait besoin de la garantie technique et juridique de l'État, c'est une évidence, mais que chacun reste à sa place. L'Élysée doit ouvrir la voie diplomatique comme en Grèce et non la fermer comme au Brésil et en Égypte, voire en Hongrie ; le ministère de la Défense doit apporter la garantie d'assistance (formation, entraînement, soutien). Le ministère des Affaires étrangères et celui des Finances doivent exécuter la volonté présidentielle et non traiter un prospect (comme la Grèce) comme un pays en sous-développement. L'arsenalisation de l'industrie française est en marche. ET ce n'est pas une bonne nouvelle.

Si personne en France n'ose aborder franchement le sujet, il est cependant dans toutes les têtes. Comme toujours en France, l'État se veut plus irréprochable que tous ses homologues européens : il a donc serré davantage qu'ailleurs la législation relative aux agents et consultants. L'Agence Française anti-corruption s'est muée en une armée d'inquisiteurs ayant accès à tout (chez ses cibles de contrôle) et publiant tout (dans le cas de la convention judiciaire d'intérêt public). Le résultat ne s'est pas fait attendre : les directions juridiques internes aux sociétés d'armement ont pris le pouvoir. De conseillères, les voici gouverneures de PDG ; d'aides au commerce international, les voici devenues des contraintes telles que plus personne, du PDG au responsable de zone, ne veut embaucher de consultants étrangers.

Avec la conséquence immédiate que tout le dispositif français devient sourd, aveugle et muet, alors qu'il devrait être les yeux et les oreilles de la société. Des exemples actuels (mais confidentiels) le montrent : les intéressés savent de quoi il en retourne mais ne bougeront pas, tétanisés par la peur d'une sanction ou d'un article de presse. Le système étatique de renseignement ne peut avoir la permanence et l'efficacité des réseaux locaux : il est tactique et temporaire et souvent mal coordonné. Avec la loi Sapin-II, l'industrie d'armement est devenue peut-être d'une pureté virginale, mais elle ne ramènera plus de commandes. Comment, sans consultante extérieure, en remporter face à une concurrence (turque, israélienne, européenne, sud-coréenne, etc) qui n'a pas ces pudeurs ? La compliance, fortune des avocats et des consultants, est la mort certaine du commerce export.

Actrice souvent méconnue, la banque commerciale est un atout clé pour l'industrie nationale d'armement. Disposer de son propre banquier national est pour une société exportatrice aussi important que de ne pas avoir de composants américains dans ses systèmes : cela lui procure indépendance et confiance. Cet écosystème si utile se lézarde : l'État prend sa place (qu'il remplit fort mal), ses PDG craignent les campagnes médiatiques soit pour des financements dans certains pays sensibles (Arabie, EAU, Qatar, Égypte voire Brésil), soit pour des systèmes également jugés sensibles (drones armés notamment) et limitent leurs engagements voire les arrêtent.

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