Retraites ou bioéthique : quelles priorités ?

La journaliste Elisabeth Lévy reçoit le philosophe Pierre Manent dans l’Esprit de l’Escalier sur REACnROLL, la webtélé des mécontemporains. Au cours d’un débat passionnant sur la tyrannie des moi, est évoqué le projet de loi bioéthique en cours d’élaboration, instituant un droit à l’enfant. Causeur vous propose de lire un petit extrait de cet échange.

Elisabeth Lévy. Les Français se mobilisent pour les retraites, mais en revanche je suis frappée de constater que la loi sur la bioéthique est en train d’être discutée dans une quasi-indifférence. Les manifestants anti PMA affirment que c’est parce qu’ils ne cassent rien dans la rue. Il y a peut-être un peu de vrai. Mais dans le fond, ce sujet mobilise-t-il malgré tout l’opinion comme il le devrait ?

Pierre Manent. On considère que de toute façon les jeux sont faits. Certains contestent et formulent leurs critiques. Mais je pense que le corps social a entériné l’idée que l’artificialisation de tout ce qui concerne la procréation est un fait acquis, que la science le permettant, la légitimité exclusive des droits individuels le nourrissant, nous irons au bout du processus. Les revendications les plus extrêmes seront finalement entérinées par la loi. 

Elisabeth Lévy.  Est-ce qu’il n’y a pas néanmoins une forme de légèreté “anthropologique”, laquelle nous fait dire « qu’est-ce que ça change après tout puisqu’elles le veulent, c’est normal, etc. » ?

Pierre Manent. Je pense que c’est plus qu’une légèreté, c’est une imprudence. Les repères de la vie humaine sont en voie d’être effacés. Nous n’avons déjà plus les mots pour dire ce que nous sommes en train de faire. Nous ne pouvons plus dire père, mère… Alors qu’est-ce qu’on va dire ? Parents, projets, X ? Quand on rentre dans une démarche qui ne peut plus être mise en mots, alors on rentre dans une expérience d’une rare imprudence…

Elisabeth Lévy. (évoquant la PMA pour les couples de lesbiennes) La plupart des jeunes ne comprennent pas qu’une norme, même si elle ne concerne que très peu de gens, change profondément les choses. Ils ne comprennent pas qu’ébrécher la norme là-dessus est déjà un saut dans l’inconnu.

Pierre Manent.  Bien sûr. On dit : « étendre le mariage aux couples de personnes de même sexe, ça n’enlève rien à personne… » Si, puisque cela change radicalement le sens de l’institution du mariage. [Dans cette affaire] c’est le mariage qui est en cause, pas les couples homosexuels. La chose est très simple, il y a des étreintes fécondes et des étreintes qui ne le sont pas. L’humanité depuis toujours doit organiser l’institutionnalisation des étreintes fécondes, parce que l’humanité a ce besoin de se reproduire. [Avec la PMA pour toutes] nous allons nous détacher entièrement de toute base naturelle, alors que la base naturelle était cette union féconde de l’homme et de la femme. Je me répète, on ne pourra plus dire ce que l’on fait.

Elisabeth Lévy. Il y a une base parfaitement claire dans ce qui est en train de se passer c’est le désir d’enfant. On va donner à tous l’accès aux “ingrédients manquants” pour que chacun, chacune puisse satisfaire ce désir d’enfant. 

Pierre Manent. Oui, mais on ne peut pas séparer les droits de la vie que l’on mène. Les droits doivent avoir un rapport à la conduite de la vie. Les droits du travail sont en rapport avec une vie de travailleur. Les droits d’accès à l’université ont un rapport avec le travail intellectuel que l’on conduit. L’enfant vient naturellement dans l’engagement d’une vie de couple. Les biens du monde humain ne sont pas offerts comme des boites dans un supermarché, ils sont liés à une certaine conduite de la vie…

Elisabeth Lévy. D’accord, mais à partir du moment où la médecine vous permet de casser ce lien entre un certain mode de vie, celui de l’hétérosexualité et la reproduction, au nom de quoi cela ne devrait pas changer ?

Pierre Manent. Au nom de quoi, quelqu’un peut dire « Parce que c’est mon désir, je veux que mon enfant n’ait pas de père ou pas de mère » ? L’humanité est fournie en deux versions : homme et femme. La tâche humaine c’est de les combiner. C’est cette altérité première qui doit être institutionnalisée. Une humanité qui tourne le dos à la nécessité d’articuler cette altérité première, tourne le dos à sa propre condition. C’est une façon de nous fuir nous-mêmes. Nous fuyons les constituants les plus fondamentaux de notre nature. 

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