La lumière de la charité

Pour introduire cette question o combien déterminante pour la vie de tout chrétien, deux documents ecclésiaux récents la portent dans leur titre. Ainsi, le pape Benoît XVI livre deux encycliques, lumières sur la charité, la première de son pontificat Deus caritas est, « Dieu est charité », suivie d’une seconde adressée au monde, Caritas in veritate, « La charité dans la vérité », la cause première et une conséquence, pourrait-on dire. Aborder cette question tout à la fois fondamentale et finale avec le pape émérite, réclame, en particulier, de porter notre regard approfondi sur le « traité sur la charité » que saint Thomas d’Aquin, le théologien des théologiens, offre dans sa Somme théologique, ordonnant, complétant et commentant ses prédécesseurs.

« Dieu est amour », dit saint Jean, « Dieu est charité » : ces deux attributs de Dieu ont-ils même signification ? En effet, cette différence de terminologie exige d’en préciser la signification, dans un premier temps par un retour à la Sainte Écriture, avec saint Jean : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l'amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est Amour. » (1 Jn 4, 7-8). Saint Jean nous dit que l’amour provient de Dieu lui-même et que celui qui aime « est né de Dieu ». Celui qui aime n’est pas seulement « image de Dieu », comme l’homme créé à l’image de Dieu (cf. Gn 9, 6), mais il est enfanté de Dieu. Ainsi, l’amour relie l’homme directement à Dieu, Créateur de son âme, la naissance étant davantage, plus radicale que la ressemblance, car l’amour engendré relie l’homme directement à sa source, à son créateur.

En tant qu’attribut divin, l’amour appartient à l’essence-même de Dieu, tandis que la charité provient d’un engendrement, celui du Fils par le Père. Jésus, Fils bien-aimé du Père, est sa charité, Dieu charité dans l’union trinitaire. L’amour est un attribut de Dieu créateur de l’homme et de l’univers, tandis que la charité provient de la relation entre le Père et le Fils, impliquant l’unité des trois personnes de la Trinité. Ce qui semble distinguer en premier lieu l’amour de la charité, c’est la différence entre l’attribut et la relation. L’attribut identifie Dieu lui-même dans la personne du Père, tandis que la relation désigne le « mouvement » entre le Père et le Fils par l’Esprit, la procession des personnes entre elles dans une union hypostatique.
De Dieu à l’homme, son image, l’amour et l’intelligence constituent les deux composantes de l’esprit humain, l’esprit étant ce qui différencie l’homme de l’animal par ces deux parties : la première qui est la capacité d’aimer, la seconde qui est la capacité de connaître. Ces deux facultés caractérisent l’esprit, l’une en vue du bien de l’homme, l’autre en vue de la vérité qui est l’adéquation entre la pensée et la réalité, entre ‘ce que je saisis d’elle’ et ‘ce qu’elle est’, ‘ce que je pense’ et ‘ce qui est’.
« Le propre du sage est d’ordonner », dit Aristote, repris par saint Thomas d’Aquin, en particulier dans sa Somme théologique, où le docteur angélique reprend, ordonne et complète ce que les théologiens ont laissé à la postérité avant lui, rappelons-le. Aussi est-il nécessaire dans cette réflexion considérant la charité, et donc l’amour, de saisir leurs domaines d’étude. L’amour est étudié en philosophie du vivant à propos de l’esprit. La charité l’est au niveau éthique après les vertus humaines, de la philosophie à la théologie. La charité est l’une des trois vertus théologales, avec la foi et l’espérance. En tant que vertu ou habitus, elle qualifie celui qui la possède en vue de son bien spirituel et du bien commun, donc du bien aux deux niveaux de son appartenance : bien personnel et bien de la communauté humaine.

Saint Thomas d’Aquin pose la question : « La charité est-elle la plus excellente des vertus ? » Citant saint Paul : « La plus grande est la charité. » (1 Co 13, 13), il répond : « La charité atteint Dieu en tant qu'il subsiste en lui-même, et non pas en tant que nous recevons quelque chose de lui. […] C'est pourquoi la charité est plus excellente que la foi et l'espérance, et par conséquent que toutes les autres vertus. » (Somme théologique, II-II, Q 23, a 6). Concernant le bien de l’homme, qui réside dans la volonté, saint Thomas ajoute : « l'objet de la charité est le bien, qui est aussi l'objet de la volonté. Donc la charité siège dans la volonté. (ibid. a 1, sed contra) et il conclut : « La charité n'a pas pour objet un bien sensible, mais le bien divin, que seule l'intelligence peut connaître. »

Voici ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique au sujet des vertus théologales en général (n. 1812-1813) et de la charité en particulier (n. 1823 à 1829) :
« Les vertus humaines s’enracinent dans les vertus théologales qui adaptent les facultés de l’homme à la participation de la nature divine (cf. 2 P 1, 4). Car les vertus théologales se réfèrent directement à Dieu. Elles disposent les chrétiens à vivre en relation avec la Sainte Trinité. Elles ont Dieu Un et Trine pour origine, pour motif et pour objet. Les vertus théologales fondent, animent et caractérisent l’agir moral du chrétien. Elles informent et vivifient toutes les vertus morales. Elles sont infusées par Dieu dans l’âme des fidèles pour les rendre capables d’agir comme ses enfants et de mériter la vie éternelle. Elles sont le gage de la présence et de l’action du Saint Esprit dans les facultés de l’être humain. La charité est la vertu théologale par laquelle nous aimons Dieu par-dessus toute chose pour Lui-même, et notre prochain comme nous-mêmes pour l’amour de Dieu. »
Au sujet de l’amour de Dieu, saint Thomas d’Aquin écrit dans la Somme théologique : « Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou aussi le prochain ? » Citant saint Jean : « Voici le commandement que Dieu nous donne celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. » (1 Jn 4, 21), il conclut : « La raison d'aimer le prochain, c'est Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c'est qu'il soit en Dieu'. […] Par conséquent l'habitus de la charité ne s'étend pas seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain. » (Q 25, a 1)

L’ordre de la charité, ordo caritatis, que saint Thomas étudie contient trois niveaux : l’amour de Dieu, l’amour du prochain et l’amour de soi-même, selon un ordre de préférence. Aussi, pour aimer le prochain, n’est-il pas préalablement nécessaire de s’aimer soi-même ? Saint Thomas pose la question : « Peut-on s'aimer soi-même de charité ? » Citant le Lévitique : « Tu aimeras ton ami comme toi-même. » (19, 18), il répond : « L'amour que l'on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l'amitié ; en effet, nous avons de l'amitié pour d'autres lorsque nous nous comportons envers eux comme envers nous-même. Car, dit Aristote, ‘les sentiments d'amitié envers autrui viennent de ceux que l'on a envers soi-même’. […] Ainsi, parmi tout ce qu'il aime de charité comme ressortissant à Dieu, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité. » (Q 25, a 4)
L’Église dans son Catéchisme évoque l’amour premier de Dieu : « Jésus fait de la charité le commandement nouveau (cf. Jn 13, 34). En aimant les siens ‘jusqu’à la fin’ (Jn 13, 1), il manifeste l’amour du Père qu’il reçoit. En s’aimant les uns les autres, les disciples imitent l’amour de Jésus qu’ils reçoivent aussi en eux. C’est pourquoi Jésus dit : ‘Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour’ (Jn 15, 9). Et encore : ‘Voici mon commandement : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés’ (Jn 15, 12). Fruit de l’Esprit et plénitude de la loi, la charité garde les commandements de Dieu et de son Christ : ‘Demeurez en mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour’ (Jn 15, 9-10). Le Christ est mort par amour pour nous alors que nous étions encore ‘ennemis’ (Rm 5, 10). Le Seigneur nous demande d’aimer comme Lui jusqu’à nos ennemis (Mt 5, 44), de nous faire le prochain du plus lointain (cf. Lc 10, 27-37), d’aimer les enfants (cf. Mc 9, 37) et les pauvres comme Lui-même (cf. Mt 25, 40. 45). L’apôtre saint Paul a donné un incomparable tableau de la charité : ‘La charité prend patience, la charité rend service, elle ne jalouse pas, elle ne plastronne pas, elle ne s’enfle pas d’orgueil, elle ne fait rien de laid, elle ne cherche pas son intérêt, elle ne s’irrite pas, elle n’entretient pas de rancune, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle trouve sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout’ (1 Co 13, 4-7). ‘Sans la charité, dit encore l’Apôtre, je ne suis rien...’. Et tout ce qui est privilège, service, vertu même ... ‘sans la charité, cela ne me sert de rien’ (1 Co 13, 1-4). La charité est supérieure à toutes les vertus. Elle est la première des vertus théologales : ‘Les trois demeurent : la foi, l’espérance et la charité. Mais la charité est la plus grande’ (1 Co 13, 13). 

« L’exercice de toutes les vertus est animé et inspiré par la charité. Celle-ci est le ‘lien de la perfection’ (Col 3, 14) ; elle est la forme des vertus ; elle les articule et les ordonne entre elles ; elle est source et terme de leur pratique chrétienne. La charité assure et purifie notre puissance humaine d’aimer. Elle l’élève à la perfection surnaturelle de l’amour divin. La pratique de la vie morale animée par la charité donne au chrétien la liberté spirituelle des enfants de Dieu. Il ne se tient plus devant Dieu comme un esclave, dans la crainte servile, ni comme le mercenaire en quête de salaire, mais comme un fils qui répond à l’amour de ‘celui qui nous a aimés le premier’ (1 Jn 4, 19) : Ou bien nous nous détournons du mal par crainte du châtiment, et nous sommes dans la disposition de l’esclave. Ou bien nous poursuivons l’appât de la récompense et nous ressemblons aux mercenaires. Ou enfin c’est pour le bien lui-même et l’amour de celui qui commande que nous obéissons ... et nous sommes alors dans la disposition des enfants (S. Basile). La charité a pour fruits la joie, la paix et la miséricorde ; elle exige la bienfaisance et la correction fraternelle ; elle est bienveillance ; elle suscite la réciprocité, demeure désintéressée et libérale ; elle est amitié et communion : L’achèvement de toutes nos œuvres, c’est la dilection. Là est la fin ; c’est pour l’obtenir que nous courons, c’est vers elle que nous courons ; une fois arrivés, c’est en elle que nous nous reposerons (saint Augustin). »
Que dit saint Augustin au sujet de la dilection ? : « Ainsi voilà une fois pour toutes le court précepte qu’on te dicte : ‘Aime et fais ce que tu veux !’ Si tu te tais, tu te tais par amour ; si tu cries, tu cries par amour ; si tu corriges, tu corriges par amour ; si tu épargnes, tu épargnes par amour. Qu’au dedans se trouve la racine de la charité. De cette racine rien ne peut sortir que de bon. » (Homélies sur la première épître de saint Jean, 7, 8). « Aime et fais ce que tu veux ! » : ainsi se résume l’agir moral de saint Augustin, mais à condition de bien le comprendre. La dilectio est un amour totalement désintéressé : il est l’amour dont Dieu nous a aimés et « d’où rien ne peut sortir que de bon », et de Dieu seul qui est seul parfait, « rien de ne sortir que de bon », puisqu’il est la bonté-même.
Saint Thomas d’Aquin, dans son Traité de la charité (II-II, Q 27), aborde la question de la dilection : « Le propre de la charité est-il plutôt d'être aimé, ou d'aimer ? » (a 1), il cite Aristote au sed contra : « Cependant, Aristote affirme que ‘l'amitié consiste plus à aimer qu'à être aimé’. Donc la charité elle aussi, puisqu'elle est une espèce d'amitié. » Puis il répond : « Il est donc évident qu'il convient davantage à la charité d'aimer que d'être aimé […] Et les mères, chez qui se rencontre le ‘plus grand amour’, cherchent plus à aimer qu'à être aimées. » La dilection désigne donc l’amour sponsal, pour reprendre ce terme cher à saint Jean-Paul II dans son livre Amour et responsabilité, dans sa dimension la plus pure, précédé par un choix, « une ‘élection’ antécédente. Ce qui fait que la dilection ne se trouve pas dans le concupiscible mais seulement dans la volonté, et dans la seule nature rationnelle. Enfin la charité ajoute à l'amour une certaine perfection, car ce qu'on aime de charité est estimé d'un grand prix, comme l'indique le nom même de charité. » (Somme théologique I-II, Les passions, Q 26. L'amour, a 3. L'amour est-il identique à la dilection ? Réponse)
Dans son Épître eux Hébreux, saint Paul fonde la charité fraternelle dans l’amour de Dieu : « En effet, notre Dieu est un feu consumant. Persévérez dans la dilection fraternelle. » (12, 29 ; 13, 1) Et dans l’Épître aux Colossiens, cet amour de dilection vient du don de l’Esprit Saint : « C'est Épaphras, notre cher compagnon de service, qui vous en a instruits ; il nous supplée fidèlement comme ministre du Christ, et c'est lui-même qui nous a fait connaître votre dilection dans l'Esprit. (1, 7-8) ». Saint Thomas le nomme ‘Amour’ : « On dit bien que le Saint-Esprit est le Lien du Père et du Fils, en tant qu’il est l’Amour. En effet, c’est par une dilection unique que le Père aime et soi et le Fils - et réciproquement. » (Somme théologique I, Q 37, a 1. ‘L’Amour’, est-il là un nom propre du Saint-Esprit ? », réponse à la 3° objection) Et cet amour vient de l’Esprit Saint dit saint Thomas citant saint Paul : « l'Apôtre dit (Rm 5, 5) : ‘La charité de Dieu a été diffusée dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné’, puis il conclut : « La charité est une amitié de l'homme pour Dieu, fondée sur la communication de la béatitude éternelle. […] Elle ne peut venir que d'une infusion de l'Esprit Saint, qui est l'amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité elle-même. » (Q 24, a 2)
Cette approche théologique de la charité diffère avec son emploi usuel. Dans le langage courant, le mot « charité » est employé d’une manière si large qu’il en perd bien souvent sa véritable signification. Il suffit de consulter un dictionnaire de synonymes pour en mesurer l’ampleur. Le mot « charité » est renvoyé au mot « bonté », qui signifie : « altruisme, amabilité, amitié, bienfaisance, bienveillance, charité, compassion, dévouement, générosité, miséricorde, pitié, tendresse. » Et plus précisément dans la vie quotidienne, il désigne une action matérielle au service des pauvres, pour répondre à des besoins humains vitaux (argent, nourriture, vêtements, hébergement, soins…)
Autant l’utilisation courante du mot « charité » l’éloigne de son véritable sens, comme le précise le Catéchisme de l’Église catholique, autant le Catéchisme donne à ce mot la large signification qui vient d’être évoquée, comme un arbre au multiples branches, mais dont le tronc s’impose : Jésus-Christ, partant de ses trois racines que sont les trois Personnes de la Trinité. « Dieu est amour », « Dieu est charité » dans et par le Fils unique du Père, Jésus-Christ Sauveur du monde. Il est « Le Rédempteur du monde ! En Lui s'est révélée, d'une manière nouvelle et plus admirable, la vérité fondamentale sur la création que le livre de la Genèse atteste quand il répète à plusieurs reprises : ‘Dieu vit que cela était bon’. Le bien prend sa source dans la sagesse et dans l'amour. En Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l'homme, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l'amour. En effet, ‘Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique’. » (saint Jean-Paul II, Redemptor hominis, n. 8)
À la suite de cette encyclique la première de saint Jean-Paul II, le Pape Benoît XVI consacra sa première encyclique à la charité en Dieu (Deus caritas est), puis la troisième à la charité en l’homme (Caritas in veritate). Ces deux enseignements de l’Église mettent en évidence avec force, la source de l’amour en Dieu, et une alliance profonde de nécessité entre la charité et la vérité dont le Christ est le modèle, Dieu fait homme, témoin envoyé du Père. Cette réflexion sur la charité se met maintenant à l’école de l’enseignement du pape émérite dans ces deux documents pontificaux, ouverts à l’enseignement de saint Thomas d’Aquin. La Somme théologique comprend deux traités sur ce thème : le De amore (I-II, questions 26 à 28), le De caritate (II-II, questions 23 à 26).
« Dieu est charité », titre de ce premier enseignement doctrinal de Benoît XVI : Dieu est le principe, princeps ou premier de la charité. Tel est l’ordre premier qui donne à la charité son sens originel, sans lequel elle n’est pas la charité, mais dévouement ou autres synonymes cités précédemment. Le pape émérite introduit son encyclique : « ‘Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui’ (1 Jn 4, 16). Comme Dieu nous a aimés le premier (cf. 1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l'amour par lequel Dieu vient à notre rencontre. » Telle est la question posée par saint Thomas : « Y a-t-il un ordre dans la charité ? » Citant le Cantique des cantiques : ‘Le roi m'a fait entrer dans le cellier, et il a ordonné en moi la charité.’ (2, 4 Vg), il répond : « Dans les choses qui sont aimées de l'amour de charité, il y a un certain ordre, selon leur relation au premier principe de cet amour, qui est Dieu. » (Q 26, a 1)
Le docteur angélique continue à propos des questions inhérentes à l’ordre dans la charité : « Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ? » Il répond : « L'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui réside essentiellement en Dieu comme dans son premier principe [...]. C'est donc Dieu qui doit être aimé de charité à titre principal et par-dessus tout ; il est aimé en effet comme la cause de la béatitude, tandis que le prochain est aimé comme participant en même temps que nous de la béatitude. » (Q 26, a 2) Puis il demande : « Doit-on aimer Dieu plus que soi-même ? » et répond : « L'homme est-il tenu par la charité d'aimer Dieu, qui est le bien commun de tous, plus que lui-même ; en effet, la béatitude réside en Dieu comme dans la source et le principe communs de tous ceux qui peuvent en participer. » (Q 26, a 3) Enfin la dernière question dans l’ordre de la charité : « Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain ? », à laquelle il répond : « L'homme doit s'aimer soi-même de charité plus que son prochain. Le signe en est que l'homme ne doit pas, pour préserver son prochain du péché, encourir soi-même le mal du péché, qui contrarierait sa participation à la béatitude. » (Q 26, a 4)
La première partie de cette encyclique enracine l’amour créateur dans la création et dans l’histoire du salut. Benoît XVI distingue des niveaux différents dans l’amour : « À l’amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais qui, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain, la Grèce antique avait donné le nom d’eros... des trois mots grecs relatifs à l’amour – eros, philia (amour d’amitié) et agapè... En ce qui concerne l'amour d'amitié (philia), il est repris et approfondi dans l’Évangile de Jean pour exprimer le rapport entre Jésus et ses disciples. » (n. 3) De l’amour humain à l’amour divin, Benoît XVI en rappelle l’ordre originel : « en réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si, initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se donnera et il désirera ’être pour’ l’autre. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. Dans le récit de l’échelle de Jacob, il est dit que le patriarche Jacob vit en songe, sur la pierre qui lui servait d’oreiller, une échelle qui touchait le ciel. Le bon pasteur doit être enraciné dans la contemplation. En effet, c’est seulement ainsi qu’il lui sera possible d’accueillir les besoins d’autrui dans son cœur, de sorte qu’ils deviennent siens. Moïse demeure en dialogue avec Dieu, pour pouvoir ainsi, à partir de Dieu, être à la disposition de son peuple. (n. 7) Seul, celui qui reçoit de Dieu sa capacité d’aimer peut effectivement aimer, c’est-à-dire être charitable au sens plénier du mot : « Il existe un seul Dieu, qui est le Créateur du ciel et de la terre, et qui est donc aussi le Dieu de tous les hommes. Cela signifie que sa créature lui est chère, puisqu’elle a été voulue précisément par Lui-même, qu’elle a été ‘faite’ par Lui : ce Dieu aime l’homme. La puissance divine qu’Aristote, au sommet de la philosophie grecque, chercha à atteindre par la réflexion, est vraiment, pour tout être, objet du désir et de l’amour (Cf. Métaphysique, XII, 7). (n. 9) De l’amour montant vers l’amour descendant, « c’est surtout le prophète Osée qui nous montre la dimension de l’agapè dans l’amour de Dieu pour l’homme. L’amour passionné de Dieu pour son peuple – pour l’homme – est en même temps un amour qui pardonne : Dieu aime tellement l’homme que, en se faisant homme lui-même, il le suit jusqu’à la mort et il réconcilie de cette manière justice et amour. L’eros est ennobli au plus haut point, mais, en même temps, il est ainsi purifié jusqu’à se fondre avec l’agapè. (n. 10)
Au cœur du mystère de la Création, l’amour eros et agapé jaillit entre l’époux et l’épouse (cf. Cantique des Cantiques), partant du don de Dieu à l’homme : « Adam, aux côtés duquel Dieu veut placer une aide. Alors, à partir d’une côte de l’homme, Dieu modèle la femme. ‘Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair’ (Gn 2, 23)… C’est seulement ensemble qu’ils représentent la totalité de l’humanité, qu’ils deviennent ‘une seule chair’. Le mariage fondé sur un amour exclusif et définitif devient l’icône de la relation de Dieu avec son peuple et réciproquement: la façon dont Dieu aime devient la mesure de l’amour humain. » (n. 11) Le Christ, nouvel Adam, vient ‘ressusciter’ cet amour blessé par le péché. Ainsi, « dans sa mort sur la croix s’accomplit le retournement de Dieu contre lui-même, dans lequel il se donne pour relever l’homme et le sauver – tel est l’amour dans sa forme la plus radicale. Le regard tourné vers le côté ouvert du Christ, dont parle Jean (cf. 19, 37), comprend ce qui a été le point de départ de cette Encyclique : ‘Dieu est amour’ (1 Jn 4, 8). C’est là que cette vérité peut être contemplée. Et, partant de là, on doit maintenant définir ce qu’est l’amour. À partir de ce regard, le chrétien trouve la route pour vivre et pour aimer. » (n. 12)
Et l’amour divin se renouvelle, dans l’unité du corps et du sang par et dans le sacrement de l’eucharistie, don de Dieu à l’homme : « À cet acte d'offrande, Jésus a donné une présence durable par l’institution de l’Eucharistie au cours de la dernière Cène. Il anticipe sa mort et sa résurrection en se donnant déjà lui-même, en cette heure-là, à ses disciples, dans le pain et dans le vin, son corps et son sang comme nouvelle manne (cf. Jn 6, 31-33). L’Eucharistie nous attire dans l’acte d’offrande de Jésus : ce qui consistait à se tenir devant Dieu devient maintenant, à travers la participation à l’offrande de Jésus, participation à son corps et à son sang, devient union. » (n. 13) De cette union de l’amour divin à l’amour humain, « nous devenons ‘un seul corps’, fondus ensemble dans une unique existence. L’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain sont maintenant vraiment unis : le Dieu incarné nous attire tous à lui. C’est seulement à partir de ce fondement christologique et sacramentel qu’on peut comprendre correctement l’enseignement de Jésus sur l’amour. » (n. 14)
Dans l’Évangile, les diverses paraboles offrent la signification de cette union de l’amour divin à l’amour humain. La Samaritaine reçoit la source d’eau vive, Jésus venu lui demander à boire. « La parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37) permet surtout de faire deux grandes clarifications. Celui qui a besoin de moi et que je peux aider, celui-là est mon prochain. Enfin, il convient particulièrement de rappeler ici la grande parabole du Jugement dernier (cf. Mt 25, 31-46), dans laquelle l’amour devient le critère pour la décision définitive concernant la valeur ou la non-valeur d’une vie humaine. Jésus s’identifie à ceux qui sont dans le besoin : les affamés, les assoiffés, les étrangers, ceux qui sont nus, les malades, les personnes qui sont en prison. L’amour de Dieu et l’amour du prochain se fondent l’un dans l’autre : dans le plus petit, nous rencontrons Jésus lui-même et en Jésus nous rencontrons Dieu. » (n. 15)
Benoît XVI clame l’histoire d’amour de Dieu à l’homme dans l’histoire du salut : « Dans l’histoire d’amour que la Bible nous raconte, Il vient à notre rencontre, Il cherche à nous conquérir – jusqu’à la dernière Cène, jusqu’au Cœur transpercé sur la croix, jusqu’aux apparitions du Ressuscité et aux grandes œuvres par lesquelles, à travers l’action des Apôtres, Il a guidé le chemin de l’Église naissante. Il vient toujours de nouveau à notre rencontre – par des hommes à travers lesquels il transparaît, ainsi que par sa Parole, dans les Sacrements, spécialement dans l’Eucharistie. Il nous aime, il nous fait voir son amour et nous pouvons l’éprouver, et à partir de cet ‘amour premier de Dieu’, en réponse, l’amour peut aussi jaillir en nous », et « Dieu est plus intime à moi-même que je ne le suis à moi-même. » (n. 17) Par conséquent, « amour de Dieu et amour du prochain sont inséparables, c’est un unique commandement. L’amour grandit par l’amour. L’amour est ‘divin’ parce qu’il vient de Dieu et qu’il nous unit à Dieu, et, à travers ce processus d’unification, il nous transforme en un Nous, qui surpasse nos divisions et qui nous fait devenir un, jusqu’à ce que, à la fin, Dieu soit ‘tout en tous’. » (n. 18)
Cette union agapé et eros, de l’amour divin avec l’amour humain ‘divinisé’, engendre la charité à laquelle conduit la seconde partie de l’encyclique : « Caritas, l’exercice de l’amour de la part de l’Église en tant que ‘communauté d’amour’ ». Benoît XVI ne craint pas de lancer à la suite d’un éminent Père de l’Église : « ‘Tu vois la Trinité quand tu vois la charité’, écrivait saint Augustin (De Trinitate, VIII, 8, 12). Toute l’activité de l’Église est l’expression d’un amour qui cherche le bien intégral de l’homme. L’amour est donc le service que l’Église réalise pour aller constamment au-devant des souffrances et des besoins, même matériels, des hommes. » (n. 19) Il s’agit en particulier de « pratiquer l’amour envers les veuves et les orphelins, envers les prisonniers, les malades et toutes les personnes qui, de quelque manière, sont dans le besoin, cela appartient à son essence au même titre que le service des Sacrements et l’annonce de l’Évangile. » (n. 22) Le pape émérite ajoute : « La parabole du Bon Samaritain demeure le critère d’évaluation, elle impose l’universalité de l’amour qui se tourne vers celui qui est dans le besoin, rencontré ‘par hasard’ ». (n. 26)
Benoît XVI se réfère ensuite à son prédécesseur, saint Jean-Paul II, en précisant des conditions pour l’exercice de la charité : « Pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement éliminer. La foi permet à la raison de mieux accomplir sa tâche et de mieux voir ce qui lui est propre… L’engagement pour la justice, travaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien, intéresse profondément l’Église. L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il y aura toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain. Cet amour n’offre pas uniquement aux hommes une aide matérielle, mais également réconfort et soin de l’âme, aide souvent plus nécessaire que le soutien matériel : le préjugé selon lequel l’homme vivrait ‘seulement de pain’ (Mt 4,4; cf. Dt 8, 3) est une conviction qui humilie l’homme et qui méconnaît précisément ce qui est le plus spécifiquement humain. » (n. 28)
L’exercice de la charité demande une purification de l’intelligence pour une purification du cœur, mis au service des besoins du corps, mais aussi et essentiellement des besoins de l’âme, par conséquent des besoins inhérents aux dimensions fondamentales de la personne en vue de son bien, finalité dans l’ordre de l’amour, et en vue de la vérité, finalité dans l’ordre de l’intelligence. » Le bien personnel de l’homme s’intègre ensuite dans le bien de la communauté humaine, impliquant « le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est au contraire le propre des fidèles laïques. Ils ne peuvent donc renoncer ‘à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun’ (Jean-Paul II, Christifideles laici, n. 42) ». (n. 29) Dans son encyclique Sollicitudo rei socialis, saint Jean-Paul II identifie ainsi la charité à « un véritable humanisme, qui reconnaît dans l’homme l’image de Dieu et qui veut l’aider à mener une vie conforme à cette dignité ». (n. 30) Aussi « l’impératif de l’amour du prochain est inscrit par le Créateur dans la nature même de l’homme.
Mais, précise Benoît XVI, quels sont donc les éléments constitutifs qui forment l’essence de la charité chrétienne et ecclésiale ? a) Selon le modèle donné par la parabole du bon Samaritain, la charité chrétienne est avant tout simplement la réponse à ce qui, dans une situation déterminée, constitue la nécessité immédiate : les personnes qui ont faim doivent être rassasiées, celles qui sont sans vêtements doivent être vêtues, celles qui sont malades doivent être soignées en vue de leur guérison, celles qui sont en prison doivent être visitées, etc. - b) L’activité caritative chrétienne doit être indépendante de partis et d’idéologies : ‘un cœur qui voit… où l’amour est nécessaire et il agit en conséquence.’ - c) Celui qui pratique la charité au nom de l’Église… sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer. » (n. 31)

Dans la seconde encyclique Caritas in veritate, Benoît XVI prolonge sa première encyclique sur la voie de son application, mettant l’accent sur la relation intrinsèque de la charité avec la vérité, Deus caritas est, l’unissant à sa source première en Dieu qui est la Vérité : « C’est une force qui a son origine en Dieu, Amour éternel et Vérité absolue. […] Dans le Christ, l’amour dans la vérité devient le Visage de sa Personne. C’est notre vocation d’aimer nos frères dans la vérité de son dessein. » (n. 1) Faisant ensuite référence à la doctrine de l’Église, il précise : « La charité est la voie maîtresse de la doctrine sociale de l’Église. […] L’amour donne une substance authentique à la relation personnelle avec Dieu et avec le prochain. Il est le principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques. » (n. 2) Mais ces rapports impliquent un état d’esprit : « Ce n’est que dans la vérité que l’amour resplendit et qu’il peut être vécu avec authenticité. [...] Dépourvu de vérité, l’amour bascule dans le sentimentalisme. L’amour devient une coque vide susceptible d’être arbitrairement remplie. C’est le risque mortifère qu’affronte l’amour dans une culture sans vérité. » (n. 3) Par conséquent, « la vérité ouvre et unit les intelligences dans le lógos de l’amour : l’annonce et le témoignage chrétien de l’amour résident en cela. » (n. 4)
Ainsi tout rapport humain charitable, « ‘Caritas in veritate’ est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d’orientation de l’action morale. » (n. 6) Charité chrétienne et justice humaine : « La justice est ‘inséparable de la charité’, elle lui est intrinsèque. [...] D’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. » (n. 6) Le respect de la justice marque le premier bien de l’homme. « À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun. » (n. 7)
L’évolution des sociétés actuelles interpelle l’Église dans sa mission d’« experte en humanité » : « L’amour dans la vérité – caritas in veritate – est un grand défi pour l’Église dans un monde sur la voie d’une mondialisation progressive et généralisée. Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain. Seule la charité, éclairée par la lumière de la raison et de la foi, permettra d’atteindre des objectifs de développement porteurs d’une valeur plus humaine et plus humanisante. Sans vérité, on aboutit à une vision empirique et sceptique de la vie, incapable de s’élever au-dessus de l’agir, car inattentive à saisir les valeurs – et parfois pas même le sens des choses – qui permettraient de la juger et de l’orienter. La fidélité à l’homme exige la fidélité à la vérité qui, seule, est la garantie de la liberté (cf. Jn 8, 32) et de la possibilité d’un développement humain intégral. […] Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. » (n. 9)
Benoît XVI fait ensuite référence à l’encyclique Populorum progressio du Pape Paul VI, « pour le développement des peuples », en désignant deux « grandes vérités » : « La première est que toute l’Église, dans tout son être et tout son agir, tend à promouvoir le développement intégral de l’homme quand elle annonce, célèbre et œuvre dans la charité. […] La seconde vérité est que le développement authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la personne dans chacune de ses dimensions. » (n. 11) À la suite de saint Jean-Paul II, Benoît XVI rappelle la dimension de l’homme en tant que personne : « L’Église propose avec force ce lien entre éthique de la vie et éthique sociale, consciente qu’une société ne peut ‘avoir des bases solides si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la personne, la justice et la paix, elle se contredit radicalement en acceptant et en tolérant les formes les plus diverses de mépris et de violation de la vie humaine, surtout si elle est faible et marginalisée’. » (n. 15) En effet, « La vision chrétienne a la particularité d’affirmer et de justifier la valeur inconditionnelle de la personne humaine et le sens de sa croissance. […] La vérité du développement réside dans son intégralité : s’il n’est pas de tout l’homme et de tout homme, le développement n’est pas un vrai développement. » (n. 18)
Le pape émérite s’attache à l’importance du « développement humain aujourd’hui », dans ses multiples aspects, dans la vie économique, sociale et culturelle : « L’homme, la personne, dans son intégrité, est le premier capital à sauvegarder et à valoriser. En effet, c’est l’homme qui est l’auteur, le centre et la fin de toute la vie économico-sociale » (n. 25) La vie économique prévalant sur les autres domaines de la vie humaine, « il existe un danger constitué par le nivellement culturel et par l’uniformisation des comportements et des styles de vie. De cette manière, la signification profonde de la culture des différentes nations, des traditions des divers peuples, à l’intérieur desquelles la personne affronte les questions fondamentales de l’existence en vient à disparaître. Éclectisme et nivellement culturel ont en commun de séparer la culture de la nature humaine. […] Quand cela advient, l’humanité court de nouveaux périls d’asservissement et de manipulation. » (n. 26) Cet asservissement, cet esclavage dans l’ordre de l’avoir subordonne, jusqu’à parfois l’exclure, la dimension existentielle. Aussi l’« un des aspects les plus évidents du développement contemporain est l’importance du thème du respect de la vie […]. Quand une société s’oriente vers le refus et la suppression de la vie, elle finit par ne plus trouver les motivations et les énergies nécessaires pour œuvrer au service du vrai bien de l’homme. » (n. 28)
L’homme doit ainsi comprendre que la science contribue au progrès des conditions d’existence, mais non à l’existence elle-même, au-delà de tout avoir, de toute matière, car « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, puisque, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’‘être plus’. L’homme n’est pas un atome perdu dans un univers de hasard, mais il est une créature de Dieu, à qui Il a voulu donner une âme immortelle et qu’Il aime depuis toujours », insiste le pape émérite. (n. 29) C’est ainsi que « la charité n’exclut pas le savoir, mais le réclame, le promeut et l’anime de l’intérieur. Le savoir n’est jamais seulement l’œuvre de l’intelligence. Il peut certainement être réduit à des calculs ou à des expériences, mais s’il veut être une sagesse capable de guider l’homme à la lumière des principes premiers et de ses fins dernières, il doit être ‘relevé’ avec le ‘sel’ de la charité. […] Les exigences de l’amour ne contredisent pas celles de la raison. […] Il n’y a pas l’intelligence puis l’amour : il y a l’amour riche d’intelligence et l’intelligence pleine d’amour. » (n. 30) Aussi, dans la pensée actuelle, « le morcellement excessif du savoir, la fermeture des sciences humaines à la métaphysique, les difficultés du dialogue entre les sciences et la théologie portent préjudice non seulement au développement du savoir, mais aussi au développement des peuples. » (n. 31)
L’avoir au détriment de l’être entraîne irrémédiablement un repli de l’homme sur lui-même, mettant entre parenthèse une condition essentielle à la charité : « le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance. […] Le don par sa nature surpasse le mérite, sa règle est la surabondance. Il nous précède dans notre âme elle-même comme le signe de la présence de Dieu en nous et de son attente à notre égard. La vérité qui, à l’égal de la charité, est un don, est plus grande que nous, comme l’enseigne saint Augustin (cf. Du libre arbitre, II 3, 8 ss.) ». (n. 34)
Ce don, le Créateur le confie en premier lieu à l’homme à travers l’univers qui est son lieu de vie, sa « maison », pour reprendre l’expression du Pape François. En effet, « la nature est l’expression d’un dessein d’amour et de vérité. Elle nous précède et Dieu nous l’a donnée comme milieu de vie. […] La nature est à notre disposition non pas comme « un tas de choses répandues au hasard », mais au contraire comme un don du Créateur qui en a indiqué les lois intrinsèques afin que l’homme en tire les orientations nécessaires pour ‘la garder et la cultiver’ (Gn 2, 15) ». (n. 48)
Le respect de la nature s’ouvre à une écologie intégrale, de la nature à l’homme dans toutes ses dimensions. « Si le droit à la vie et à la mort naturelle n’est pas respecté, si la conception, la gestation et la naissance de l’homme sont rendues artificielles, si des embryons humains sont sacrifiés pour la recherche, la conscience commune finit par perdre le concept d’écologie humaine et, avec lui, celui d’écologie environnementale. Exiger des nouvelles générations le respect du milieu naturel devient une contradiction, quand l’éducation et les lois ne les aident pas à se respecter elles-mêmes. Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral. Les devoirs que nous avons vis-à-vis de l’environnement sont liés aux devoirs que nous avons envers la personne considérée en elle-même et dans sa relation avec les autres. On ne peut exiger les uns et piétiner les autres. C’est là une grave antinomie de la mentalité et de la praxis actuelle qui avilit la personne, bouleverse l’environnement et détériore la société. » (n. 51) L’éducation exige donc une prise de conscience fondamentale, à laquelle « il convient de souligner un aspect problématique : pour éduquer il faut savoir qui est la personne humaine, en connaître la nature. » (n. 61)
Une conscience morale éclairée favorise la compréhension de cette harmonie engendrée par le souffle divin, car « Dieu révèle l’homme à l’homme ; la raison et la foi collaborent pour lui montrer le bien, à condition qu’il veuille bien le voir ; la loi naturelle, dans laquelle resplendit la Raison créatrice, montre la grandeur de l’homme, mais aussi sa misère, quand il méconnaît l’appel de la vérité morale. » (n. 75) Pour conclure, Benoît XVI déclare : « la plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. » (n. 78)

Le mot de la fin : « Aime et fais ce que tu veux », telle est la célèbre maxime de saint Augustin, souvent mal comprise et parfois abusée. Le grand docteur, Père de l’Église, veut dire : si tu aimes ton prochain comme Dieu l’aime et comme Dieu t’aime, alors fais ce que l’amour t’ordonne en te donnant aux autres comme Dieu se donne à toi. C’est cet ordre dans la charité, qui est l’amour vécu à la lumière de l’amour divin, qui vient de l’amour divin pour le transmettre, comme le Christ est venu pour témoigner du Père jusqu’à offrir sa vie à la Croix : « Une nature unie à l’autre, Je reçus et J’acceptai le sacrifice du sang de mon Fils unique, mêlé et pétri avec la nature divine, par le feu de ma divine charité, laquelle fut le lien qui le tint fixé et rivé à la Croix », écrit sainte Catherine de Sienne dans son Dialogue. Tel est le mystère de la charité de Dieu, où l’Ancienne Alliance proclame : « Soyez saints ! car moi, Yahvé votre Dieu, je suis Saint » (Lv 19, 2), accomplie dans la Nouvelle Alliance : « Hélas, doux Agneau immaculé, tu étais mort quand ton côté fut ouvert ; pourquoi as-tu voulu être frappé et avoir le cœur brisé ? » Il répondit, si tu te souviens bien, qu’il y avait beaucoup de causes, mais Je t’en dirai une principale : « Parce que mon désir envers l’humaine génération était infini, et l’opération réelle de supporter douleurs et tourments était finie ; et par cette chose finie Je ne pouvais montrer tout l’amour dont Je vous aimais, parce que mon amour était infini. » (Catherine de Sienne, Dialogue).