Un suicide pas tout à fait réussi

Retour sur le Suicide français. Face à la mondialisation et à la domination de l’Allemagne, la fin de l’exception française est-elle une fatalité ? Le choix des élites n’est pas celui de tous les Français.

AU LECTEUR PRESSÉ qui n'aurait le temps de lire qu'une page de l'essai d'Eric Zemmour sur le « suicide français », nous recommandons celle qui traite de Louis Schweitzer (p. 279), ancien PDG de Renault, où est expliquée toute la cohérence entre la délocalisation de milliers d'emplois industriels, la multiplication par treize de son salaire et la présidence de la HALDE, sous-tendue par une conscience de gauche bien entendu.

Schweitzer apparaît ainsi comme un personnage emblématique d'une génération où l'auteur tente de discerner les moments-clef de ce qu'il tient pour le déclin de la France.

Une lecture en forme de chemin de croix : pour qui a suivi la politique française des dernières décennies et sait déjà l'essentiel, Zemmour, pour peu qu'il en partage un peu le regard, remue le couteau dans la plaie ! Mais il ne fait pas que cela : ses éclairages culturels viennent utilement compléter les développements politiques : le cinéma, avec le sinistre Dupont la Joie d'Yves Boisset (1975) qui renvoie pour la première fois depuis 1789 à l'homme du peuple français une image négative, des chansons prémonitoires comme celle d'Aznavour sur les homosexuels (Comme ils disent, 1972), le rôle du rap ou de Coluche ; les éclairages sportifs, quant à eux, révèlent une vraie compétence : ainsi est décrite la dénationalisation des équipes de football à la suite d'une décision dogmatique de la Cour de Luxembourg imposant aux vedettes du ballon rond le principe de la libre circulation des « travailleurs » qui a transformé les grands joueurs en mercenaires.

L’exception française

Sans doute aurait-il fallu distinguer, dans les étapes de cette « descente aux enfers » ce qui était inévitable, comme le déclin de la sidérurgie, les privatisations (pas toutes) ou une certaine mondialisation, de ce qui aurait pu être évité avec des politiques différentes, comme l'abandon du contrôle d'Airbus ou le droit du sol. Mais l'auteur a une thèse : la mondialisation ne pouvait être que particulièrement cruelle à la France dans la mesure où ses caractères historiques : État unitaire, héritage colbertiste, modèle social, lui étaient directement contraires. Il rappelle opportunément que l'initiative de l'État dans les années cinquante, soixante et soixante-dix est à l'origine de la plupart des champions de l'industrie française : aéronautique, espace, TGV, nucléaire, etc. Il aurait pu ajouter « et de l'industrie européenne ».

L'ouvrage, qui se veut une somme, s'attache à ne rien omettre de tout ce qui a contribué à raboter l'« exception française » et la France elle-même : Mai 68 suivi du ralliement des trotskistes au marché et aux logiques ultralibérales, l'essor du féminisme idéologique (qui a sans doute le même rapport avec le bonheur des femmes que le stalinisme en avait avec celui des ouvriers russes), le regroupement familial, le collège unique sacralisé par Haby, ministre de Giscard, les lois mémorielles, la revendication homosexuelle, l'art contemporain, la création de SOS-Racisme à l'initiative de l'Élysée qui, après le naufrage de la gauche sociale, a assis la nouvelle gauche morale, la réintégration de l'OTAN, l'adoption des normes américaines, la transformation de l'IEP de Paris sous l'impulsion de Richard Descoings, etc.

À la création de Canal Plus devenu, selon l'auteur, le chien de garde de la haine de soi, il aurait fallu ajouter la privatisation ostensible par Chirac de Tf1, chaîne de référence, alors que la Deux et la Trois restaient dans le domaine public ; les enseignants datent de l'éclatement du PAF vers 1987, la baisse de l'attention des élèves à l'école, la difficulté de plus en plus grande pour les adultes de les contrôler. Zemmour n'évoque guère la décision prise par une gauche viscéralement hostile au monde rural, d'abandonner les politiques d'aménagement du territoire à partir de 1990, au risque d'aggraver la concentration parisienne et le problème du logement. La réforme de la PAC de 1992 donna le coup du lapin à la vieille paysannerie française. L'auteur parle de « Paris et la désespérance française ».

Le rôle de la gauche chrétienne

Zemmour rappelle le rôle de la gauche chrétienne ou postchrétienne dans l'attrition de l'État supposé « jacobin » : Rawi Abdelal, professeur à Harvard, a montré dans une étude jamais traduite le rôle décisif tenu au cours des années 1980 par les Français de cette école, les « Delors boys », dans l'accélération de la mondialisation financière où Warren Buffet voit la grande revanche des riches contre les pauvres. Mais la gauche tout court a su elle aussi détricoter l'héritage de la Révolution française avec la décentralisation, l'encouragement au communautarisme, la dégradation de l'école publique, le tout-marché (et son primat sur la démocratie au nom de l'Europe).

Certaines innovations dont les effets devaient s'avérer décisifs sont passées inaperçues, personne sur le moment n'en mesurant la portée : l'introduction des préambules dans le bloc de constitutionnalité sous Gaston Palewski (1971), porte ouverte au gouvernement des juges ; la loi Pleven ( 1972) qui interdit toute discrimination sur la nationalité, votée à l'unanimité comme la loi Gayssot, comme la LOLF, comme toutes les mauvaises lois, la loi Giscard qui interdit à l'État de se financer par la Banque de France (1973), loi sans laquelle la dette publique ne serait pas ce qu' elle est aujourd'hui.

Des formules un peu rapides

La montée du gouvernement des juges a eu des effets fâcheux au cours de la période comme l'arrêt Motcho du Conseil d'État (1980) qui élargit le regroupement familial aux polygames ou l'avis de 1989 favorable au port du voile à l'école. La loi est heureusement venue corriger en ces matières la jurisprudence.

On pardonnera quelques erreurs ici ou là : le Royaume-Uni n'a pas de régions ; Machiavel n'a sûrement pas déniaisé une France sortant vierge du Moyen-Âge : un Louis XI que Chateaubriand appelle le « roi-jacobin » était déjà passé par là. Auraient pu être évités les poncifs inexacts sur le général de Gaulle : son supposé maurrassisme, son pacte avec les communistes ; on ne l'a jamais appelé le Père, sauf après sa mort. Il n'est pas sûr que les centristes pro-européens qui appelaient de leurs vœux l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun aient été déçus par celle-ci : la contradiction entre leur volonté d'élargissement et leur ambition supranationale avait déjà été relevée par le général de Gaulle. Zemmour cultive selon son habitude l'art des formules dont certaines sont un peu rapides : « C'était l'État qui faisait le droit ; à présent, c'est le droit qui fait l'État ».

L’effet de la déchristianisation

Pudique sur le sujet, comme il se doit, l'auteur ne mentionne pas ce qui sous-tend sans doute les évolutions qu'il déplore : la déchristianisation, qui n'avait jamais été aussi ample que dans la génération en cause. Peut-on suggérer que, à côté d'un dérèglement des mœurs après tout pas si grave, elle aurait pu entraîner aussi, au moins dans les élites, un dérèglement des esprits ? Quand la foi se retire, comme le montre Emmanuel Todd, l'idéologie occupe l'espace et avec elle la déraison. On ne congédie pas impunément le Saint-Esprit.

Il a été reproché à Zemmour d'avoir voulu réhabiliter Pétain. Ce n'était pas son intention. Il défend non pas Vichy mais la France, livrée depuis quarante ans à une humiliante culpabilisation qui vise à saper la fierté nationale sans laquelle il n'est pas de nation vivante — et capable d'intégrer ses immigrés. C'est, non pas de la guerre comme on croit, mais de 1968 que date cette entreprise morbide ; et c'est Jacques Chirac, non François Mitterrand, qui a identifié la France non plus à l'épopée gaulliste, mais à Vichy. La première attaque est venue d'un historien américain, Robert Paxton, d'un pays qui, après les ruades gaulliennes, avait intérêt à abaisser la France. Mais la dénonciation obsessionnelle du pétainisme avait une portée plus large, de nature véritablement nihiliste, puisqu'à ce régime était amalgamé de manière insidieuse la morale traditionnelle (travail, famille, patrie) que la génération de 68 voulait détruire. Alors même que ces valeurs de toujours avaient été tout autant exaltées par la Résistance.

La fascination de l’Allemagne

Si nous devons nous cantonner à l'essentiel, nous ne ferions qu'une objection : à l'égard de la vision qu'a l'auteur de l'Allemagne. En bon méditerranéen, il est, lui aussi, quelque part fasciné par elle. Il la tient pour une puissance sans cesse grandissante à laquelle la France aurait été contrainte au fil des ans, non seulement de céder le leadership en Europe mais de se soumettre. « La supériorité allemande est telle que la France ne pourra plus échapper sa vassalisation. » Est-ce si simple ? Il n'est de servitude que volontaire. La réunification n'a ajouté que 5 % de PIB à notre voisine, soit un an de croissance des Trente glorieuses, avec des montagnes de problèmes (que nous l'avons aidée à régler au delà de toute mesure, au point de nous affaiblir plus qu'elle).

Mais pour le reste, l'affaiblissement de la France, n'est-ce pas nous qui l'avons voulu hors de toute exigence de notre voisin ? Déjà le préambule ajouté par le Bundestag en 1963 pour torpiller le traité de l'Élysée était l'œuvre d'un Français, Jean Monnet. Le franc fort puis la création de l'euro en 1993 résultent d'un mauvais calcul de Mitterrand qui ignorait tout de l'économie : il pensait que la réunification renforcerait l'Allemagne et que l'euro serait une compensation pour nous. Ce fut l'inverse : la réunification affaiblit durablement l'Allemagne et l'euro, tel qu'il a été conçu, c'est-à-dire un mark repeint, est à l'origine de l'affaiblissement de la France. Étonnante négociation de Maastricht où la France fait pression pour imposer à une Allemagne réticente une règle du jeu qui pourtant favorise celle-ci ! Si Airbus est issu d'initiatives françaises, c'est volontairement que le gouvernement Jospin/Strauss-Kahn en transféra sans vraie contrepartie la moitié à l'Allemagne. À Pékin, on considère aujourd'hui que l'Airbus est un produit allemand !

Il faut ajouter à ce tableau des capitulations sans défaite, la guerre de Yougoslavie, règlement de comptes historique avec la Serbie, ennemie de toujours de l'Allemagne et amie traditionnelle de la France, où rien n'obligeait Chirac à s'engager.

Le choix des élites

Si l'Allemagne paraît aujourd'hui forte et la France faible, ce sont les élites françaises, toujours prêtes à trahir et, ajouterons-nous, d'une incompétence rare, qui ont fait ce choix. Zemmour oublie cependant la fragilité de la prospérité allemande, fondée sur un appauvrissement sans précédent d'une partie de la population, la dégradation des équipements publics et une dénatalité qui épargne les dépenses scolaires.

En définitive, une date nous paraît plus importante que tout autre dans l'histoire de la relation franco-allemande : à partir de l'an 2000, et pour la première fois depuis 1870, il y a plus de naissances en France qu'en Allemagne — et il ne s'agit pas seulement d'enfants d'immigrés ! Passée entre 1960 et 2015 de 46 à 67 millions d'habitants, la France est aujourd'hui le seul grand pays d'Europe à renouveler à peu près ses générations. Est-ce pour cela que, seule, elle a opposé quelque résistance à la vague du mariage homosexuel ? Il y a en tous les cas des suicides plus réussis.

 

Roland Hureaux

 

Suicide

Le Suicide français,
 Albin Michel,
octobre 2014,
534 pages, 22,90 €

 

 

 

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