“Le Royaume” : l’Evangile selon Moi, je

La dernière fois que j’ai rencontré une réalité nommée « Le Royaume » c’était dans une fiction de littérature de jeunesse. Les jeunes aujourd’hui sont en effet friands d’Heroic fantasy et les ouvrages surfant sur la vague occultiste des différents niveaux de réalité pullulent. Le Royaume en question surgissait totalitaire dans un monde parallèle.

LE TITRE CHOISI PAR EMMANUEL CARRERE n’annonce pas un livre pour les jeunes loin de là, mais l’on se demande dans quel niveau de réalité se situe Le royaume (P.O.L), matière de son livre, quand, à la fin, le narrateur lâche sa révélation — dans un français tellement travaillé : « c’est pareil au nirvana » !

Beau titre en tout cas, convenons-en. Il ambitionne d’y raconter le Nouveau Testament, le Christ et son Royaume qui n’est justement pas de ce monde.

Chorus médiatique

Il aura fallu malgré tout, qu’au milieu des six cent sept ouvrages de la rentrée littéraire, ce pavé de six cent trente pages émerge. Tout commence là ! Canal + et son Grand journal, Répliques sur France culture, La Grande Librairie sur France 5, jusqu’au lévrier courant plus vite que les autres, le Prix du Monde. Étonnante unanimité des médias mis à part Jean-Christophe Buisson du Figaro Magazine et l’excellent Pietro Pissara dans La Croix. Toujours plus de journaux, plus de quotidiens et d’hebdomadaires spécialisés pour aller de leur tartine flagorneuse concernant « l'Évangile selon frère Emmanuel ».

À côté de cette mousse saumâtre, grandit mon incompréhension au fil d’une lecture à chaque page plus laborieuse.

Sauf que voici le petit caillou qui grippe la belle machine médiatique. Le fameux livre n’est pas retenu dans la première liste du Goncourt ! Première déconvenue. La Vie – propriété du Monde — s’en offusque mais le couperet est tombé : Carrère est définitivement « évincé ». Si La Vie s’étonne, moi pas, qui viens précisément de terminer le livre lu de la première ligne à la dernière.

Il paraît d’abord assez évident que la mise à l’écart n’a rien à voir avec la prise de recul du livre avec le christianisme. Au contraire, cela aurait dû jouer en sa faveur. Le Royaume n’est-ce pas tout simplement Loisy salué une fois encore : « Le Christ a annoncé le Royaume et c’est l’Église qui est venue » ?

Le livre qui entend raconter comment Emmanuel Carrère est redevenu plus ou moins athée ne nous dit en réalité pas autre chose ; et l’histoire aurait pu plaire à nos jurés des temps présents, agnostiques et libertaires.

Un livre qui ne ressemble à rien

Non, la mise à l’écart tient à un autre constat : Le Royaume ne ressemble à rien, n’est en rien littéraire. Certes, il est question d’un chemin parcouru, lu à l’aune de la psychanalyse, de l’amitié, d’une famille qui se demande par exemple comment on peut croire à des choses aussi bêtes quand on est chrétien « rationalisant platement tous les mystères », lu à l’aune d’historiens, d’artistes, bref de grands noms étalés en écran de fumée.

Mais ceux qui défendent le livre ne voient que cela et dans une espèce de critique charitable, mélangent l’amour de l’artiste avec la force d’une œuvre artistique, l’intention et l’idée artistique.

Qu’on respecte le cheminement même très tortueux d’Emmanuel Carrère est une chose. Qu’on porte aux nues pour cette raison « ces milliers de notes » liées par d’« habiles transitions » en est une autre.

Sans style et sans unité

Six cents pages donc, écrites sans style, en langage familier voire grossier, à la va comme je te pousse, lourdes de démonstratifs et de présentatifs, voilà Le Royaume. Quatre parties dont on se demande quelle est leur unité tant elles sont truffées de tartines et de digressions sans queue ni tête, voilà encore Le Royaume. Un « moi je » qui s’épanche gratuitement dans une vulgarité raide, voilà toujours Le Royaume.

Ni romancier, ni historien, ni poète. Emmanuel Carrère ne sera rien de tout cela. Reste juste, précise-t-il, l’« enquêteur » parti à la recherche de la vérité du Nouveau Testament, à la recherche d’une vérité fabriquée de toutes pièces. Que de « j’imagine », « transposons », « scénarisons » ! Le lecteur suit un auteur qui entend passer d’un catholicisme dogmatique à un catholicisme rationaliste, éclairé.

Libre d’inventer

Les autorités convoquées et admirées sont alors Renan, Drewermann, Mordillat et Prieur, le « prodigieux érudit » Joachim de Flore, celles de la tradition et de l’Église toujours contestées ou moquées. D’ailleurs si Renan a quelque peu vieilli, Le Royaume, annoncé par trois fois comme rêve de « chef d’œuvre d’artisan », pourrait en devenir la version moderne accessible. On y parle tellement comme tout le monde ! L’auteur se sait d’ailleurs très intelligent pour mener à bien pareille entreprise. Cela va mieux en le disant, et si possible plusieurs fois. En toute modestie naturellement…

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« Si je suis libre d’inventer c’est à la condition de dire que j’invente en marquant aussi scrupuleusement que Renan les degrés du certain, du probable, du possible, et juste avant le carrément exclu, du pas impossible, territoire où se déploie une grande partie de ce livre. »

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L’intention affichée ne laisse pas de gêner évidemment : si fiction il y a, pourquoi avoir regimbé à appeler l’ouvrage roman ? Regardons par exemple cette image inventée de Jésus…

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« … dont on aimerait croire les romans selon lesquels il couchait avec Maria de Magdala ou avec son disciple bien-aimé, malheureusement on n’y croit pas. Il ne couchait avec personne. On peut même dire qu’il n’aimait personne, au sens où aimer quelqu’un c’est le préférer et donc être injuste avec les autres. »

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Rapprochements anachroniques pesants

Attardons-nous sur la page 400. Un sommet ! On avait déjà lu que la Résurrection de Jésus de Nazareth était illusion, le Jugement dernier impossible. Arrive alors, après sept pages de pornographie autobiographique, l’affirmation de l’impossibilité de la réalité de la Sainte Vierge où culmine la grossièreté d’un maelström pseudo culturel indigeste.

Pour venir à bout de ce que notre moderne Emmanuel, en vrai raisonnable, ne peut croire, il faut toujours plus de réduction du Mystère, de dégradation de sa pureté et de son intelligence. L’abîmer au cœur. Le sommet de cette pureté on la connaît : l’Immaculée Conception ; elle sera donc assassinée.

Que dire encore d’une Église qui a retenu l’Eucharistie quand elle aurait dû retenir le lavement des pieds et pas seulement le Jeudi saint ? Que dire d’un Paul « qui n’avait pas de temps à perdre avec les faits et gestes terrestres de Jésus de Nazareth, encore moins avec les souvenirs des péquenots qui l’avaient entouré de son vivant » ? Que dire surtout des rapprochements incongrus pesants et incessants, comme ici Jean « djihadiste juif » ou Jésus « Ben Laden »...

Les « c’est comme » anachroniques ? une torture dans la lecture.

La rentrée littéraire serait écrasée, nous dit-on, par les ventes colossales du livre de Valérie Trierweiller. Nous en venons presque à le comprendre tant des livres comme Le Royaume affichent une prétention aveugle. L’insolence d’une démarche qui triture rien moins que la Bible n’a d’égal que l’inceste consommé avec le petit cercle de ceux qui s’entendent sur le dos des écrivains, les vrais.

Qu’on en vienne à parler pour Le Royaume de possible chef d’œuvre relève strictement du coup monté. H.B.

 

Royaume-2

Le Royaume
 P.O.L.
 640 pages, 24 €

 

 

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