Christine Clerc : les “coups de blues” du Général

Christine Clerc est journaliste. Dans son nouveau livre, “Tout est fichu ! Les coups de blues du général” (Albin Michel), elle décrit et analyse les périodes où Charles de Gaulle s’est laissé envahir par le doute et l’angoisse, jusqu’à songer au suicide.

Liberté politique. — Pour les personnes qui s’intéressent au gaullisme, les évènements que vous rapportez sont connus. Qu’avez-vous voulu apporter de nouveau ?

Christine Clerc. — J’inaugure une collection chez Albin Michel qui montre les aspects peu connus de personnages célèbres. Que ce soit chez ses partisans ou chez ses adversaires, on décrivait de Gaulle comme un homme indifférent à tout, invulnérable. Depuis les débuts de mes travaux sur le général, j’avais au contraire été séduite par sa sensibilité, en particulier littéraire. J’ai essayé de la restituer.

Parmi ces coups de blues du général de gaulle, vous dites qu’il y a une part de mise en scène. Comment avez-vous fait la part entre ce qui relève du jeu et ce qui relève d’un désespoir authentique ?

Je me suis appuyée sur les témoignages. J’ai rencontré au moins une quarantaine de membres de sa famille. Quand il se sentait abandonné, le général cédait à une certaine « dépression » puis son moral repartait. Il a joué de ses coups de blues. En 1958, il paraissait absolument épuisé alors qu’il se préparait intérieurement à revenir, et déjà en 1946 il avait joué la sortie qu’il allait reproduire en 1968 à Baden-Baden.

« De Gaulle a inventé un rêve pour rendre aux Français leur fierté »

Quel est le « moteur » qui permettait au général de renaître de ses cendres ?

L’amour de la France. Il était ravi quand il voyait des manifestations lui témoigner son affection. Il n’a jamais cessé d’espérer, même s’il y a eu des moments très sombres où il était en colère contre ses propres amis politiques, et contre lui-même.

Vous insistez sur le fait que de Gaulle est hanté par l’idée que la France meure…

Sa mère lui a raconté qu’elle avait pleuré en apprenant la défaite de Sedan en 1870. Il a connu personnellement 1914 et 1940. Ça fait beaucoup. Le sentiment de déclin était déjà puissant à l’époque. De Gaulle a inventé un rêve pour rendre aux Français leur fierté, élever le peuple au-dessus de lui-même, quitte à s’arranger avec les faits.

Quand il proclamait « Paris libéré », il laissait entendre que la France s’était libérée seule, ce qui évidemment était faux. Il avait exigé que les Français entrent les premiers à Strasbourg et Paris, mais nous n’aurions pas vaincu les Allemands sans les Alliés. De Gaulle savait parfaitement qu’il n’avait pas la force militaire qu’il fallait, la cohésion militaire nécessaire. Il ne pouvait pas compter non plus sur les hommes politiques éminents de son époque, qui préféraient s’occuper de leurs partis plutôt que de la France.

De Gaulle s’interroge sur le suicide. Vous citez la pièce Suréna au début du livre, dans laquelle Corneille en fait l’éloge. De Gaulle n’est-il pas le dernier porteur des vertus antiques ?

De Gaulle est un homme du XIXe siècle avec une culture classique très importante. Avec Malraux, pendant des dîners, il pouvait réciter une tirade de Corneille. Il était pétri de littérature romantique et de poésie (Verlaine, Vigny), d’histoire antique et classique.

Lorsque le général de Larminat se suicida parce qu’il ne pouvait ni exécuter la mission qu’on lui confiait — présider un tribunal appelé à juger les généraux “félons” — ni se dérober, de Gaulle déclara : « Il a agi comme un samouraï. » Un samouraï quand il ne peut pas exécuter une mission et s’y dérober, il choisit la mort.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

 

De Gaulle, un Napoléon au XXe siècle

CC-Blues

On connait le mot de Malraux. De Gaulle n’a fait que porter le souvenir de la France, « son âme » disait Mauriac. L’auteur des Chênes qu’on abat écrivait qu’elle s’était détruite dans le déshonneur de juin 1940. Le général analysait pourtant la défaite de 1870 comme la conséquence d’une « dépression morale » dans laquelle était déjà plongé le peuple français, sans doute en raison du traumatisme de 1815 quand s’écroula l’édifice impérial et le rêve d’imposer la « paix romaine » à l’Europe qui lui était associé[1].

Le XIXe siècle tout entier porta le deuil de la gloire napoléonienne. Deux monarchies, une république et un empire plus tard, les républicains l’emportèrent de peu malgré l’humiliation de Sedan à laquelle ils avaient contribué. La tâche de la IIIe République était immense : Refaire la France, comme l’écrit Mona Ozouf dans un livre récent consacré à Jules Ferry[2].

Charles de Gaulle, né en 1890, grandit à une époque où l’Allemagne unifiée par Bismarck se substitue à la « Grande nation » comme rivale de l’Angleterre, ce qui conduira à la Première guerre mondiale. La France semble avoir quitté les rails de l’Histoire : tout l’engagement intellectuel et politique du général de Gaulle s’inscrira contre cette fatalité qui le hante. C’est en cela que le livre de Christine Clerc est intéressant.

De Gaulle est un Napoléon « perdu » au XXe siècle. Celui qui se rêvait à l’adolescence grand chef de guerre et vantait l’armée comme « la plus grande chose du monde » doit composer avec un peuple découragé, épuisé. Ses « coups de blues », si l’on excepte la naissance de sa fille handicapée et le regret qu’il éprouve d’être tenu hors des combats pendant la Grande Guerre, lui viennent de ce que le peuple ne le suit pas dans son projet de redressement national.

Il songe au suicide quand, après la destruction de la flotte française de Mers-el-Kebir par les Britanniques, il voit les Français s’affronter à la bataille de Dakar.

Six ans plus tard il attend désespérément que le peuple le rappelle après sa démission du gouvernement provisoire de la République. À son beau-frère Jacques Vendroux qui lui suggère de forcer le destin, il donne ces explications : « Quand Napoléon a fait le 18 Brumaire c’est que la France entière poussait derrière ! Napoléon a fait le 18 Brumaire parce que la France l’exigeait. »

La confiance du peuple lui manque aussi en 1965. Il enrage contre l’ingratitude des Français à l’annonce des résultats du premier tour de l’élection présidentielle, qui le mettent (lui, qui a sauvé le pays de la guerre civile sept ans plus tôt et doté la France d’une République monarchique rempart aux divisions et à l’instabilité du parlementarisme) en ballotage avec François Mitterrand. Il évoque même la possibilité d’un départ.

En 1968, enfin, Christine Clerc décrit un général de Gaulle coupé de la jeunesse du pays. À 78 ans, il est merveilleux d’anachronisme, plus que jamais l’incarnation d’une « certaine idée de la France », qui s’efface progressivement dans le brouillard de la modernité libérale. L’auteur se range à l’analyse de Romain Gary pour lequel le référendum sur la régionalisation de l’année suivante est un « suicide politique », l’occasion pour le premier des Français de sortir de l’Histoire avec éclat.

Reste au général à parfaire son costume de tragédien sur son rocher de solitude. Il emporte avec lui le Mémorial de Sainte-Hélène, comme pour marquer définitivement ce que fût son action : une charge ultime et héroïque, conduite par la puissance du rêve, vers des sommets que la France ne connaîtrait plus.

Laurent Ottavi

 

 

Christine Clerc
Tout est fichu ! Les coups de blues du général
Albin Michel, coll. « La face cachée de l’histoire »
2014, 214 p., 16 €

 

 

 

 

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[1] C’est la thèse que défend Éric Zemmour dans sa remarquable histoire de France, Mélancolie française.
[2] Mona Ozouf, Jules Ferry la liberté et la tradition, Gallimard, 2014. 

 

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