Souverainistes : l’impossible alliance

Depuis le référendum sur le traité de Maastricht (1992), les partis souverainistes n’ont pas réussi à créer un rassemblement leur permettant de s’imposer sur la scène politique. Et tandis qu'ils aboient… la caravane européenne poursuit sa course folle.   

« NOUS NE NOUS SENTONS PAS REPRESENTES ! » La constitutionnaliste Anne-Marie Le Pourhiet, proche de Jean-Pierre Chevènement, se fait ainsi l’écho des électeurs souverainistes. Le clivage de Maastricht opposant les défenseurs de la souveraineté nationale aux partisans d’une organisation supranationale, qu’annonçait déjà l’affrontement entre le général De Gaulle et Jean Monnet, ne s’est pas traduit dans l’arène politique. « L’enjeu de la souveraineté de la nation, inscrite dans la Constitution, et de son indépendance ne représente plus un sujet clivant en dehors d’un affrontement partis modérés / partis extrémistes » constate amèrement Jean-Frédéric Poisson, président du Parti chrétien-démocrate (PCD).

Dans les années 1990, les communistes et les gaullistes du RPR, représentés par Philippe Séguin et Charles Pasqua face à Jacques Chirac et Alain Juppé, défendaient encore la souveraineté nationale. Les premiers se sont depuis convertis à l’altereuropéisme [1], tandis que l’UMP a abandonné l’idée gaullienne d’une Europe des nations pour adopter la ligne idéologique centriste et européiste de l’ancienne UDF.

Était ainsi offert au Front national l’une des raisons de son succès. Pour autant, si celui-ci a séduit une part importante de l’électorat français, le FN n’a jamais dépassé les 20% à l’élection présidentielle et son meilleur score aux européennes remonte à 1989 (11,73%). Le score de Marine le Pen à la présidentielle de 2012 (17,9°%) est inférieur au total réalisé par Jean-Marie le Pen et Bruno Mégret en 2002 (respectivement 16,86 % et 2,34 %).

Après Maastricht, de nouvelles formations ont été créées pour offrir une alternative politique. Les gaullistes ont constitué deux partis, le Mouvement des citoyens, fondé en 1993, et Debout la République. Le MDC, devenu mouvement républicain et citoyen en 2003, n’a présenté des listes autonomes qu’aux européennes de 1994 (2,54 % des voix obtenues). Son fondateur, Jean-Pierre Chevènement ne s’est présenté qu’une seule fois à la présidence de la République, en 2002 : il rassembla 5,33 % des voix sur sa candidature. Debout la République est un parti plus récent. Il exista comme courant du RPR puis de l’UMP, puis coupa les ponts avec le parti unique, en 2008 c’est-à-dire après la ratification du traité de Lisbonne. Il a participé à deux élections : aux européennes de 2009, il n’a remporté aucun siège et son candidat à l’élection présidentielle de 2012, Nicolas Dupont-Aignan, n’a obtenu que 1,79 % des voix.

Les souverainistes chrétiens ont préféré se tourner vers le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers, créé en 1994, ou dans une moindre mesure vers le Parti chrétien démocrate (PCD). À l’élection présidentielle de 2002, Christine Boutin avait réuni 1,19 % de l’électorat sur sa candidature, mais depuis le PCD s’est toujours allié à l’UMP. Quant à Philippe de Villiers, comme candidat à l’élection présidentielle (1995 et 2007), il n’a jamais franchi la barre des 5%. Le succès de son parti aux européennes de 1994 (12,34% des voix) ne s’est pas reproduit. En 2004 et en 2009, le MPF n’a pas dépassé les 7%.

Charles Pasqua et Philippe de Villiers ont tenté de fusionner le courant gaulliste avec le souverainisme chrétien, en créant le Rassemblement pour la France (RPF). Cette alliance, que rejoignait le député Nicolas Dupont-Aignan [2] mais pas Jean-Pierre Chevènement, leur permit de devancer la liste RPR-DL menée par Nicolas Sarkozy et Alain Madelin aux élections européennes de 1999.

Leur score de 13,06% (13 élus) est le meilleur résultat d’une formation souverainiste aux élections européennes depuis le traité de Maastricht, et devait leur servir de tremplin en vue des présidentielles à suivre. Les ambitions personnelles, les divergences idéologiques et la gestion du parti amenèrent rapidement au départ de Villiers. Le seul rassemblement entre personnalités souverainistes de premier plan entre 1992 et aujourd’hui tournait au fiasco. 

« Le souverainisme n’est pas un absolu »

La division des souverainistes a non seulement offert un quasi-monopole au Front national, mais elle a aussi profité au Parti socialiste et à l’UMP. Les (im)postures anti-européistes de leurs candidats pendant les campagnes présidentielles, contre la technocratie bruxelloise et l’euro fort (Nicolas Sarkozy) ou le pacte budgétaire (François Hollande) leur ont permis de gagner un nombre important de voix, comme l’a encore montré la remontée fulgurante de Nicolas Sarkozy dans les sondages en 2012.

Dès lors, comment expliquer qu’un rassemblement des souverainistes n’ait pas vu le jour ?

L’idéologie a évidemment sa part. Anne-Marie le Pourhiet distingue deux courants souverainistes, « l’un plus à gauche défend l’État-providence, l’autre plus à droite défend l’État régalien ». « Unis sous la houlette du général de Gaulle dans le CNR, rappelle-t-elle, ils ont tôt fait de se disputer ensuite. »

Leurs représentants dans les années 1990, Philippe de Villiers, pour la droite, et Jean-Pierre Chevènement, pour la gauche, avaient des désaccords de fond. Plus libéral économiquement, Philippe de Villiers l’était moins sur les questions d’immigration ou d’union civile pour les homosexuels. « Philippe de Villiers s’est laissé enfermer dans une image médiatique, très à droite, mais qu’occupait déjà le Front national » regrette Michel Pinton, ancien collaborateur de Valéry Giscard d’Estaing qui a participé à la campagne de Jean-Pierre Chevènement en 2002.

Le Front national s’inscrivait dans un souverainisme de droite jusqu’à ce que Marine le Pen prenne les rênes du parti. Désormais, sa classification est plus complexe, comme le relève Philippe Marini, président de la Commission des finances du Sénat et membre de la Droite populaire : « Je ne suis pas sûr que le FN soit encore un parti de droite quand j’entends son discours protectionniste et quasi syndical. » Il l’assimile bien plus à l’« étatisme » de Jean-Pierre Chevènement qu’au libéralisme de Philippe de Villiers dans lequel il se reconnaît.

Malgré tout, les thèmes classiques du Front national, comme l’immigration et la sécurité, sont encore très présents dans les propos de Marine le Pen. Marie-Françoise Bechtel, député MRC, conteste ainsi toute proximité idéologique avec le FN : « Sa vision de la nation, de la laïcité ou de la République reste incompatible avec la nôtre. »

À ces positionnements complexes s’ajoute un autre clivage, déjà évoqué, entre gaullistes (DLR, MRC) et souverainistes chrétiens (MPF, PCD) très clair sur les questions dites sociétales. « Elles sont prioritaires pour nous puisqu’elles concernent la dignité de la personne humaine », affirme Christine Boutin, et comme l’indique le mouvement qu’elle a créé en vue des élections européennes, Force vie. 

S’ils se sont opposés au mariage gay, Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Dupont-Aignan ne sont pas hostiles à l’union civile comme l’est ancienne présidente du PCD, Jean-Frédéric Poisson et Philippe de Villiers.

Leur approche de la laïcité n’est pas la même non plus, comme l’indique leur désaccord sur l’école. Les souverainistes chrétiens souhaitent une libéralisation du système scolaire, pour permettre aux écoles confessionnelles de se développer, quand les gaullistes y voient une violation de la République une et indivisible.  « Bien que nous ayons des points d’accord avec Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Dupont-Aignan, c’est une vision totalement différente de la société qui s’exprime à travers ces questions » en conclut Christine Boutin.

« L’imprudence de la prudence »

Entre le clivage gauche-droite, un FN toujours infréquentable de par son histoire et son programme et des priorités différentes selon les partis, les raisons idéologiques sont multiples. Mais elles ont aussi bon dos. « Personne ne prend de risque » déplore Paul-Marie Coûteaux. Il rêve depuis longtemps d’un rassemblement souverainiste, comme en atteste son parcours.

Membre du CERES de Jean-Pierre Chevènement lorsqu’il était jeune, il lui a apporté sa voix en 2002, après avoir été élu député européen sur la liste Pasqua-Villiers en 1999. Il conseilla Philippe Séguin à la présidence de l’Assemblée nationale et est co-auteur avec Nicolas Dupont-Aignan de Ne laissons pas mourir la France (Albin Michel, 2004). Son parti, Souveraineté, Indépendance et Libertés (SIEL), est allié avec le Front national [3] dans le cadre du Rassemblement Bleu Marine.

Paul-Marie Coûteaux fustige surtout le manque de courage des dirigeants souverainistes, ce qu’il appelle « l’imprudence de la prudence ». Tour à tour, les leaders souverainistes ont manqué l’occasion de bouleverser l’échiquier politique : « Philippe Séguin n’a pas voulu défier Jacques Chirac et sa machine RPR, puis Charles Pasqua, qui avait les moyens et les signatures nécessaires pour être candidat en 2002, ne s’est pas présenté à cause des affaires dans lesquelles il était empêtré. »

Son plus grand regret se nomme Jean-Pierre Chevènement : « il est passé à côté de son destin national » regrette-t-il. Anne-Marie Le Pourhiet approuve : « Il était le seul souverainiste qui aurait réellement pu fédérer tout le monde derrière sa stature d’homme d’État, mais il a préféré continuer à soutenir le PS pour grappiller quelques sièges et s’est ensuite enfermé dans des contradictions insurmontables. »

En 2002, une alliance entre Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers était pourtant envisagée. Paul-Marie Coûteaux  avait organisé un dîner entre le président du MRC et le fondateur du MPF, à trois mois de l’élection présidentielle. L’objectif était d’afficher leur alliance au Puy-du-Fou trois semaines avant les élections pour briser le clivage gauche/droite. Il n’en fût rien. Chevènement craignait que Villiers ne marque sa campagne trop à droite.

Après avoir atteint les 15% d’intentions de vote dans les sondages — ce dont il ne doutait pas —, il s’effondre jusqu’aux 5% obtenus le 21 avril. « Il est devenu très prudent sur la fin de sa campagne présidentielle, se souvient Michel Pinton, il n’a pas rompu comme il l’aurait dû avec Lionel Jospin  et il est apparu comme faisant partie du système qu’il prétendait combattre ». À défaut de faire « turbuler le système », l’ancien ministre de l’Intérieur se rallia au Parti socialiste aux élections législatives.

Le parcours de Philippe de Villiers est en miroir inversé. « Il n’a pas voulu rompre avec l’UMP pour rester maître de la Vendée » assure Paul-Marie Coûteaux. Les alliances locales entre le MPF et l’UMP ont été fréquentes, et en 2009 le parti de Philippe de Villiers entre dans le Comité de liaison de la majorité présidentielle. « Philippe de Villiers a cédé ! » s’exclame  alors Nicolas Dupont-Aignan sur son blog : « Ceux qui, lors des élections européennes, me reprochaient de ne pas faire alliance avec Philippe de Villiers comprennent donc aujourd’hui pourquoi j’étais si méfiant. »

L’arrimage de Jean-Pierre Chevènement au PS, de Philippe Séguin au RPR et de Philippe de Villiers à l’UMP ont ainsi empêché une recomposition politique. Les contraintes du bipartisme, accentué par les sondages et les médias pour lesquels le premier tour des élections est un second tour anticipé, n’ont pas aidé à établir une nouvelle donne politique. Le Front national, non plus, en raison à la fois de sa puissance – sa médiatisation, de nombreux électeurs – et de son impuissance – plafond de verre électoral, au moins jusqu’à maintenant —. Il a permis au bipartisme RPR / PS puis UMP / PS de se maintenir, et donc au clivage gauche-droite de perdurer.

D’une certaine manière, la Ve République fondée par de Gaulle s’est, en l’absence de proportionnelle, retournée contre ceux qui prétendaient défendre l’héritage du général…

Dans ces conditions, les souverainistes restés à l’UMP, notamment des membres de la Droite populaire, n’ont pas franchi le Rubicon : « Pour les pousser à quitter l’UMP, observe Anne-Marie le Pourhiet, il fallait qu’ils puissent être accueillis dans un parti souverainiste assez puissant mené par un leader compétent. Les formations souverainistes actuelles n’ont pas de leader ni de structures crédibles. » De peur de perdre leur siège pour s’engager dans une vaine bataille, ces parlementaires n’ont pas voulu quitter le parti unique.

Face au statu quo, quelles perspectives ?

«  Ce qui fait les grands hommes, tranche Paul-Marie Coûteaux, c’est la rencontre entre un caractère et des circonstances exceptionnelles. » Après l’échec de Jean-Pierre Chevènement, lui estimait que Marine le Pen, forte de ses millions d’électeurs, était la seule à pouvoir réaliser le rassemblement des souverainistes ou, autrement dit, « l’alliance d’une partie des droites, celles qui croient encore en la nation comme cadre politique ». Coûteaux, prenant acte de l’affaiblissement du MRC, jugeait que la « gauche patriote » était morte. Sa priorité, était de faire entrer les souverainistes de l’UMP au Rassemblement Bleu Marine : «  Si Nicolas Dupont-Aignan nous rejoignait, les députés UMP suivraient, nous fusionnerions le SIEL avec Debout la République, et le Rassemblement Bleu Marine serait constitué de deux pôles (FN / Siel-DLR). Mais Dupont Aignan ne l’ose pas. »

Marine le Pen non plus. « Pour l’instant, elle ne prend pas le risque de faire exploser son parti » reconnaît Coûteaux, avec lequel Marine le Pen a cessé de s’entretenir depuis avril. C’est pourtant d’après lui le seul moyen pour Marine le Pen d’accéder au pouvoir. Le Front national a une base électorale solide, mais il manque de réseaux et d’experts. Les autres formations souverainistes, hostiles à une alliance avec un parti qu’il considère comme le meilleur ennemi du PS et de l’UMP, sont dans la situation inverse. Tendre la main au FN, c’est aussi prendre le risque de se faire absorber.

C’est donc le statu quo, d’autant que les négociations entre Debout la République et le MRC pour constituer des listes communes aux européennes n’ont, comme attendu, pas abouti. Un tel accord aurait signifié en effet la rupture avec le Parti socialiste. Les souverainistes restent donc éclatés dans le paysage politique.

Hormis le Front national, leur poids électoral est très faible. Le MPF de Philippe de Villiers, qui ne se représente pas au Parlement européen, et le MRC sont devenus très minoritaires. Quant à Nicolas Dupont-Aignan, il peine à se faire entendre. Ce sont certainement les circonstances qui imposeront une redistribution des cartes. « Il faudrait une très grosse scission au sein de l’UMP et / ou du PS » avance Anne-Marie Le Pourhiet. Elle cite en exemple le parti libéral-démocrate anglais né de la fusion de l’aile droite du parti travailliste avec les libéraux.

De l’effondrement des partis européistes pourrait naître un mouvement puissant, à condition que des concessions soient faites de part et d’autre et qu’un leader compétent émerge. On imagine difficilement le Front national, étant donné le nombre considérable d’électeurs qu’il représente, en dehors d’une telle alliance. Dans l’attente de cet homme providentiel, les souverainistes continuent à nourrir le regret de 2002, et prennent leur mal en patience.

Laurent Ottavi

 

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[1] Aurélien Bernier, La Gauche radicale et ses Tabous, Seuil, 2014. En échange de son entrée dans la majorité plurielle en 1997, la gauche radicale acceptait de « réformer l’Union européenne » et non plus de la combattre.
[2] Il quitta ses fonctions au sein du RPR.
[3] Dont Paul-Marie Coûteaux n’est pas membre. Il était le porte-parole de Marine le Pen pendant la campagne présidentielle de 2012. En avril 2014, Marine le Pen met un terme à leur collaboration.  ***