Repubblica : La lettre du pape François aux non-croyants

Le pape François s’est prêté au jeu du dialogue public avec un éditorialiste italien, athée militant, dans les colonnes de la Repubblica, le deuxième quotidien le plus lu dans la péninsule.  Eugenio Scalfari, qui se présente comme un non-croyant fasciné par Jésus de Nazareth, et qui en son temps n’avait pas épargné Benoît XVI avec de violentes critiques, interpellait le “pape jésuite” à propos de "l’invention de Dieu" et de l’encyclique Lumen Fidei sur les grandes questions posées au monde des "Lumières" par la foi, l’Eglise, le péché, la vérité… Cela nous vaut une réponse du pape François, directe et chaleureuse. Une leçon de dialogue, et de pédagogie, qui reste comme un message personnel aux non-croyants. En voici la traduction complète proposée par Liberté Politique [1].

Honorable Dr Scalfari,
 c'est avec une profonde gratitude, même si ce n'est que dans les grandes lignes, que je voudrais tenter une réponse à votre lettre et vos réflexions personnelles parues dans les pages de la Repubblica du 7 juillet et du 7 août.

Merci, tout d'abord, pour l'attention avec laquelle vous avez lu l'encyclique Lumen Fidei. En effet, l'intention de mon bien-aimé prédécesseur, le pape Benoît XVI, qui l’a conçue et écrite en grande partie, et dont j’ai, avec gratitude, assumé l’héritage, entend non seulement confirmer dans la foi en Jésus-Christ ceux qui se reconnaissent déjà en elle, mais aussi de susciter un dialogue sincère et rigoureux avec ceux qui, comme vous, se définissent comme « non-croyant depuis de nombreuses années, mais intéressé et fasciné par la prédication de Jésus de Nazareth ».

Je pense donc qu'il est très positif, non seulement pour nous en particulier, mais aussi pour la société dans laquelle nous vivons, d’ouvrir une parenthèse pour parler d’une réalité aussi importante que la foi, qui renvoie à la prédication et la figure de Jésus.

Je pense qu'il y a en particulier deux circonstances qui rendent aujourd'hui ce dialogue juste et précieux. Ce fut, du reste, comme on le sait, l'un des principaux objectifs du concile Vatican II, voulu par le pape Jean XXIII et suivi depuis lors par le ministère des papes, chacun selon sa sensibilité et sa contribution.

La première circonstance — rappelée dans les premières pages de l'encyclique — provient du fait que, à travers les siècles de la Modernité, il y a un paradoxe : la foi chrétienne, dont la nouveauté et l'impact sur la vie humaine dès l’origine s’exprimaient précisément à travers le symbole de la lumière, a souvent été stigmatisée comme l’obscurantisme de la superstition, à l’opposé de la lumière de la raison. D’où l’incommunicabilité qui est apparue entre l'Eglise et la culture d'inspiration chrétienne, d'une part, et la culture moderne imprégnée par les Lumières, de l'autre. Maintenant le temps est venu, et Vatican II a inauguré justement le moment du dialogue ouvert et sans préjugés pour une rencontre sérieuse et féconde.

La seconde circonstance, pour ceux qui cherchent à être fidèle au don de suivre Jésus dans la lumière de la foi, vient du fait que ce dialogue n'est pas un accessoire secondaire dans l’existence du croyant, il en est plutôt une expression intime et indispensable. Permettez-moi de citer une affirmation en ce sens, à mon avis très importante de l’encyclique : parce que la vérité dont témoigne la foi est celle de l'amour — y est-il dit — « il est clair que la foi n'est pas intransigeante, mais grandit dans une coexistence qui respecte l’autre. Le croyant n'est pas arrogant ; au contraire, la vérité le rend humble, sachant que, plus nous la possédons, plus c'est elle qui nous embrasse et nous possède. Loin de le raidir, la sécurité de la foi le met en route, et rend possible le témoignage et le dialogue avec tous »(n. 34).

Tel est l'esprit qui inspire les mots que j'écris.

La foi, pour moi, est née d'une rencontre personnelle avec Jésus, qui a touché mon coeur en donnant une direction et un nouveau sens à mon existence. Mais en même temps, une rencontre a été rendue possible par la communauté de foi dans laquelle je vivais et à travers laquelle j'ai trouvé l'accès à l'intelligence de l'Ecriture Sainte, à la vie nouvelle qui, comme de l'eau jaillissante, est reçue de Jésus à travers les sacrements, à la fraternité avec tous et le service des pauvres, image authentique du Seigneur. Sans l'Eglise — croyez-moi — je n'aurais pas été en mesure de rencontrer Jésus, tout en étant conscient que le don immense de la foi est conservé dans les vases d’argile de notre humanité.

C'est précisément depuis cette expérience personnelle de la foi vécue dans l'Église, que je puis aisément être à l'écoute de vos questions et chercher, avec vous, les voies qui nous permettront peut-être de commencer à faire un bout de chemin ensemble. Pardonnez-moi si je ne suis pas, point par point, les arguments que vous proposez dans l'éditorial du 7 juillet.

Il me semble plus fructueux — ou du moins plus naturel pour moi — d'aller d'une certaine manière au cœur de vos considérations. Je ne vais pas suivre non plus  le mode de démonstration suivi par l'encyclique, dans laquelle vous notez l'absence d'une partie consacrée spécifiquement à l'expérience historique de Jésus de Nazareth.

J’observe seulement pour commencer qu'une telle analyse n'est pas secondaire. Il s’agit en effet, en suivant d’ailleurs la logique qui guide le déroulement de l'encyclique, d’attirer l'attention sur la signification de ce que Jésus a dit et fait, et donc, finalement, sur ce que Jésus était et ce qu’il est pour nous. Les lettres de Paul et l'Évangile de Jean, à laquelle il est fait référence en particulier, sont bien construits, en fait, sur les fondations solides du ministère messianique de Jésus de Nazareth qui culmine à Pâques dans sa mort et sa résurrection.

Donc, nous devons affronter avec Jésus, je dirais, la réalité et la rugosité (ruvidezza) de son histoire, telle que la raconte surtout le plus ancien évangile, celui de Marc. Nous constatons que le « scandale » de la parole et du comportement de Jésus autour de lui découlent de son extraordinaire « autorité », un mot, attesté par l'Evangile de Marc, mais difficile à rendre en italien. Le mot grec est exousia, qui renvoie littéralement à ce qui « vient de ». Ce n'est pas quelque chose d'extérieur ou de forcé, donc, mais quelque chose qui émane et qui s’impose de l'intérieur. Jésus en effet surprend en parlant, — il le dit lui-même — de sa relation à Dieu, qu’il nomme familièrement Abbà, et dont il tient cette « autorité » en tant qu’il l’exerce au service des hommes.

Ainsi Jésus prêche « comme quelqu’un ayant autorité », guérit, appelle ses disciples à le suivre, pardonne... Toutes choses qui, dans l'Ancien Testament sont pourtant des attributs de Dieu, et de Dieu seul. La question qui revient toujours dans l'Évangile de Marc : « Qui est-il celui-là qui… ? » et qui porte sur l'identité de Jésus, naît de la constatation d’une autorité différente de celle du monde, une autorité dont la finalité n’est pas d’exercer un pouvoir sur les autres, mais de les servir, de leur donner la liberté et la plénitude de la vie. Et ce, au point de risquer sa propre vie, jusqu'à faire l'expérience de l’incompréhension, de la trahison, du rejet, d’être condamné à mort, puis jeté, abandonné, sur la croix. Pourtant, Jésus reste fidèle à Dieu, jusqu’à la fin.

Et c'est précisément alors — comme s’écrie le centurion romain au pied de la croix, dans l'Evangile de Marc – que Jésus se révèle, paradoxalement, comme le Fils de Dieu ! Fils d'un Dieu qui est amour et qui veut de tout son coeur que l'homme, chaque homme, se découvre et vive comme son véritable fils, lui aussi. Ce qui, selon la foi chrétienne, est certifié par le fait que Jésus est ressuscité : non pour triompher de ceux qui l’ont rejeté, mais pour témoigner que l'amour de Dieu est plus fort que la mort, que le pardon de Dieu est plus fort que tout péché, et que cela vaut la peine de donner sa vie, jusqu’au bout, pour témoigner de ce don immense. La foi chrétienne croit ceci : que Jésus est le Fils de Dieu venu donner sa vie pour ouvrir la voie de l'amour.

Vous avez donc raison, cher Dr Scalfari, quand vous voyez dans l'incarnation du Fils de Dieu, la pierre angulaire de la foi chrétienne. Tertullien écrivait : Caro cardo salutis, « la chair (du Christ) est la charnière du salut ». L'incarnation, c’est le fait que le Fils de Dieu est venu dans notre chair et a partagé nos joies et nos peines, les victoires et les défaites de notre existence, jusqu'à ce que le cri de la croix révèle tout sur l'amour et la fidélité du Père, témoigne de l'incroyable amour que Dieu a pour tous les hommes, et de la valeur inestimable qu’il lui reconnaît. Chacun de nous, donc, est appelé à faire sien le regard et le choix de l'amour de Jésus, pour entrer dans sa manière d'être, de penser et d'agir. C'est la foi dans toutes ses expressions qui est décrite ainsi point par point dans l'encyclique.

Toujours dans l'éditorial du 7 juillet, vous me demandez comment comprendre l'originalité de la foi chrétienne telle qu'elle s'articule précisément sur l'incarnation du Fils de Dieu, par rapport aux religions dont le centre de gravité est la transcendance absolue de Dieu. L'originalité, je dirais, réside dans le fait que la foi nous fait participer, en Jésus, à la relation qu'il a avec Dieu qui est Père (Abba) et, dans cette lumière, à la relation qu'il entretient avec tous les hommes, y compris ses ennemis, sous le signe de l'amour. En d'autres termes, la filiation de Jésus, telle qu’elle est présentée par la foi chrétienne, ne se révèle pas pour marquer une séparation insurmontable entre Jésus et les hommes, mais pour nous dire que, en Lui, nous sommes tous appelés à être les enfants du même Père et les frères de tous. Ce qui singularise Jésus est dans la communication, pas l'exclusion.

Bien sûr, il s'ensuit également — et ce n’est pas un détail — la distinction entre la sphère religieuse et la sphère politique inscrite dans le « rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César », distinction clairement affirmée par Jésus et qui, laborieusement, a construit l'histoire de l'Occident. L'Église, en effet, est appelée à semer le levain dans la pâte et le sel de l'Évangile, qui est l'amour et la miséricorde de Dieu auprès de tous les hommes, en manifestant la destination surnaturelle et définitive de notre destin dans l’au-delà, tandis que la société civile et politique porte la lourde tâche d'articuler et d'incarner dans la justice et la solidarité, en droit et dans la paix, une vie toujours plus humaine. Pour ceux qui vivent la foi chrétienne, cela ne signifie pas échapper au monde ou tendre à une quelconque hégémonie, mais servir l'humanité, tout l'homme et tous les hommes, jusqu’aux périphéries de nos existences et de garder éveillé le sens de l'espérance qui conduit à faire le bien malgré tout, en regardant toujours au-delà.

Vous me demandez également, à la fin de votre premier article, que dire à nos frères juifs au sujet de la promesse faite par Dieu : celle-ci aurait-elle complètement échoué ? Cette question — croyez-moi — nous interpelle radicalement, en tant que chrétiens, parce qu’avec l'aide de Dieu, surtout depuis le concile Vatican II, nous avons redécouvert que le peuple juif est toujours, pour nous, la sainte racine d’où est né Jésus. Aussi, dans l'amitié que j'ai cultivée pendant toutes ces années avec mes frères juifs en Argentine, plusieurs fois j'ai interrogé Dieu dans la prière, avec à l’esprit en particulier le souvenir de la terrible expérience de la Shoah. Ce que je peux dire avec l'Apôtre Paul, c'est que Dieu n'a jamais manqué à la fidélité de son alliance avec Israël et, à travers les terribles épreuves de ces siècles, que les juifs ont conservé leur foi en Dieu. Pour cela, nous ne leur serons jamais assez reconnaissants, en tant qu’Eglise, mais aussi en tant qu’humanité. Ils ont ensuite, tout en persévérant dans leur foi au Dieu de l'alliance, rappelé au monde, y compris aux chrétiens, que nous sommes toujours dans l’attente, comme des pèlerins, du retour du Seigneur, et que donc nous devons toujours être ouverts à lui et jamais retranchés (arroccarci) dans nos œuvres passées.

Et donc j’en viens aux trois questions que vous me posez dans l'article du 7 août. Il me semble que les deux premières nous conduisent au cœur de ce qui permet de comprendre l'attitude de l'Église envers ceux qui ne partagent pas la foi en Jésus. Tout d'abord, vous demandez si le Dieu chrétien pardonne à ceux qui ne croient pas et ne cherchent pas la foi. Étant donné que — et c'est essentiel — la miséricorde de Dieu n'a pas de limites, si vous allez à lui avec un cœur sincère et contrit, la question pour celui qui ne croit pas en Dieu est d'obéir à sa conscience. Le péché, même pour celui qui n'a pas la foi, est d’aller contre sa conscience. L’écouter et lui obéir signifient, en effet, se décider face à ce qui est perçu comme bien ou mal. Et c’est sur cette décision que se joue la bonté ou la méchanceté de vos actions.

Deuxièmement, vous me demandez si la pensée selon laquelle il n'y a pas d’absolu et donc même pas de vérité absolue, mais seulement une série de vérités relatives et subjectives, est une erreur ou un péché. Pour commencer, je ne parlerais pas, ni même à celui qui croit, de vérité « absolue », au sens où l’absolu est ce qui est détaché ou privé de toute relation. La vérité, selon la foi chrétienne, c'est l'amour de Dieu pour nous en Jésus-Christ. Donc la vérité est une relation ! À tel point que chacun de nous reçoit la vérité et l’exprime à partir de son histoire, de sa culture, de la situation dans laquelle il vit, etc. Cela ne signifie pas que la vérité est subjective et variable, bien au contraire. Mais cela signifie qu'elle se donne à nous toujours et uniquement comme un chemin et comme une vie. Jésus lui-même n’a-t-il pas dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie »? En d'autres termes, dès lors que la vérité forme un tout avec l'amour, elle exige l'humilité et l'ouverture pour être recherchée, reçue et exprimée.

Nous devons donc bien nous entendre sur les termes et, peut-être, pour sortir des limites d'une opposition... absolue, reformuler la question en profondeur. Je pense que cette démarche est désormais une nécessité impérieuse pour engager ce dialogue serein et constructif, tel que je le souhaitais plus haut.

La dernière question me demande si, avec la disparition de l'homme sur la terre, disparaîtra aussi une pensée capable de penser Dieu. Bien sûr, la grandeur de l'homme réside dans la capacité de penser Dieu, afin de vivre une relation consciente et responsable avec Lui, mais aussi une relation entre deux réalités. Dieu — c'est ma pensée et mon expérience, et de celles et de ceux qui, hier et aujourd'hui, les partagent ! — n'est pas une idée, pas même la plus haute, fruit de la pensée de l'homme. Dieu est une réalité avec un « R » majuscule. Jésus révèle — et vit sa relation avec lui — comme un Père d’une bonté et d’une miséricorde infinies. Dieu ne dépend donc pas de notre pensée. En outre, même quand viendra la fin de la vie de l'homme sur la terre — et pour la foi chrétienne, de toute façon, ce monde tel que nous le connaissons est voué à disparaître — l'homme ne cessera pas d'exister et, d’une façon que nous ignorons, ni l'univers créé par lui. L'Ecriture parle de « cieux nouveaux et d’une terre nouvelle » et précise que, à la fin, dans un ailleurs et un temps au-delà de nous, vers lesquels nous tendons avec foi dans le désir et l'attente, Dieu sera « tout en tous ».

Cher Dr Scalfari, je conclus mes réflexions, suscitées par ce que vous vouliez me dire et me demander. Accueillez-les comme une tentative de réponse provisoire, mais sincère et confiante, et comme une invitation à faire un bout de route ensemble. L'Église, croyez-moi, malgré toutes ses lenteurs, ses infidélités, ses erreurs et les péchés qu'elle peut avoir commis et peut encore commettre à travers ses membres, n'a pas d'autre sens et de but que de vivre et de témoigner de Jésus : Celui qui est a été envoyé par « Abba » porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et rendre la vue aux aveugles, libérer les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur (Lc 4, 18-19 ).

Avec ma proximité fraternelle,

Francesco

 

 

Source : La Repubblica.it

[1]. Cette traduction n’engage que l’équipe de Liberté Politique, sous réserve d'une relecture autorisée.