Jacques de Guillebon : « La famille nucléaire est redevenue l’idéal »

Essayiste catholique enraciné, Jacques de Guillebon s’est fait le peintre d’une société déconstruite et désabusée, en panne d’espérance. Il ne déteste ni la provocation, ni la formule qui met le doigt où ça fait mal, dans la tradition des publicistes chrétiens nés sans complexe pour bousculer leur monde, avec tendresse et violence, sévérité et miséricorde... Mais sa passion est au service de la raison, comme dans son récent essai L’Impasse, du mariage laïc au mariage gay (L’Oeuvre) où il affronte le dernier sujet qui fâche : la famille. Il estime qu’« un amour immodéré de la famille pousse les idéologues du jour à la pervertir » alors qu’elle est « peut-être ce qui fonctionne encore le mieux aujourd’hui ». Guillebon dénonce l’« alliance chimérique du libéralisme et de l’étatisme », principale menace contre la famille aujourd’hui.

Laurent Ottavi. — Augmentation du nombre de divorces, multiplication des familles monoparentales, redéfinition du mariage… La famille est-elle en crise ?

Jacques de Guillebon. —Est-ce la famille elle-même qui est en crise, ou subit-elle des assauts venus d’ailleurs et par ricochet ? En vérité, la famille est peut-être ce qui fonctionne encore le mieux aujourd’hui, cette cellule organique que les Français continuent de plébisciter et dont ils ne cessent de rechercher la protection. Si l’on regarde attentivement, peu nombreux sont ceux qui remettent en cause la structure familiale elle-même, bien moins nombreux en tout cas qu’au cours des années 70 et 80. Mais je vous parle d’un temps dont les moins de vingt ans ne peuvent guère parler…

Bref, on constate qu’au-delà des discours déconstructionnistes convenus, à la Iacub (« Le pire ennemi de la femme, c’est l’enfant », etc.), la famille nucléaire est redevenue l’idéal. Ce qu’expriment nettement les revendications actuelles homosexuelles, trans, queer et autres genres, c’est que l’individu considéré comme seigneur de ses destinées, qu’elles soient psychiques, physiques, sexuelles exige dans le même temps que la protection des structures sociales classiques immémoriales comme la famille lui soit accordée. Le gay du jour se fait fort de prouver que lui aussi, en tant que gay, est capable d’édifier une famille. Cette rivalité mimétique lui fait seulement perdre de vue cette réalité : que la famille n’a de sens qu’en tant que productrice de rejetons. Aussi est-ce finalement un amour immodéré de la famille qui pousse les idéologues du jour à la pervertir.

« La famille n’a de sens qu’en tant que productrice de rejetons »

Dominique Bertinotti se présente souvent comme ministre « des » familles. Existe-t-il une norme familiale ?

L’histoire prouve que différents types de famille sont possibles : nucléaire, souche, communautaire, avec toutes les nuances qui peuvent exister entre ces trois archétypes. Mais l’histoire prouve aussi que les sociétés qui se développent, pas seulement économiquement mais surtout d’un point de vue moral, éthique, philosophique, spirituel, sont faites de familles nucléaires. C’est aussi le type de famille que prône la Genèse. Celle dans laquelle a grandi le Christ, celle où se lient un homme et une femme, librement, en dehors des injonctions patriarcales et des traditions écrasantes. C’est celle-ci qui semble le plus désirable.

Mme Bertinotti veut sans doute faire allusion soit à ces familles d’importation qui sont polygames, soit à ces familles fantasmatiques qui sont celles des couples de même sexe. Ces familles n’ont aucun avenir, elles demeurent suspendues à l’artificialité technique et à l’aide de l’État. Il faut bien entendu en combattre la prolifération et montrer leur fausseté intrinsèque. La tragédie étant la présence d’enfants, adoptés ou fabriqués, ou échangés, dans ces fausses familles.

Les familles de France s’en sortent-elles mieux que leurs voisines européennes ? La tradition catholique de notre pays est-t-elle un rempart à l’affaiblissement de la famille ?

Je ne suis pas sûr malheureusement que ce soit la tradition catholique seule, en tout cas entendue dans le sens moderne, qui sauve les familles. Il n’est que de voir le triste état des familles dans les pays latins, Espagne ou Italie : on n’y procrée plus, on y révère l’enfant unique chéri par sa maman et en ce sens-là dévoré par l’amour de soi, la vanité et le désir du confort. Mais dans le sens vrai, le catholicisme a une tendance à prôner la famille nucléaire, regroupée autour du père et de la mère, égalitaire et exogame. Ce qui explique sans doute la belle conjonction historique d’un pays comme la France et de la foi dans le Christ. C’est ceci qu’il faut retrouver, cette famille comme protection mais surtout comme libération. Les parents nouveaux doivent réapprendre qu’ils ne sont pas propriétaires d’enfants-produits, mais les responsables provisoires d’êtres humains uniques et libres. Qui doivent savoir quitter leur père et leur mère, prendre femme, et préférer à tout cela le Christ.

Quelles sont les forces à l’œuvre contre cette famille libératrice ?

Le problème de base, celui qu’il faut identifier avec précision, c’est celui de l’idéologie libérale qui gouverne nos sociétés occidentales. Il est amusant d’entendre, au cours des Manif pour tous par exemple, les jeunes gens scander « Dictature socialiste ! ». Le parti qui nous dirige, malgré son nom, n’a absolument rien de socialiste : bien au contraire, tous ses efforts mais comme ceux de la droite classique, sont entièrement dirigés vers l’explosion générale du lien social. Nous vivons en France l’alliance chimérique du libéralisme et de l’étatisme (ce que les gens de droite appellent socialisme), récoltant le pire de ces deux traditions idéologiques. Alors, oui, la famille en subit les funestes conséquences.

« Nous sommes pour ce qui dure contre ce qui fait semblant de durer »

Mais il faut bien entendre aussi qu’il ne s’agit pas de défendre la famille faussement traditionnelle dans son sens du XIXe siècle qui est proprement oppressante parce que bourgeoise, où les femmes ont été déclassées, ravalées au rang de mineures, extraites totalement du monde et de la société économique. Encore une fois, nous sommes pour ce qui dure contre ce qui fait semblant de durer et combattre l’hédonisme soixante-huitard ne suppose pas de révérer la structure paterne de la famille de grand-papa. La famille dans le sens médiéval est bien plus désirable, libre, productrice, éducatrice.

On reproche aux nouveaux moyens de communications de détruire l’école-sanctuaire. Peut-on faire le même constat avec la famille, qui est l’autre lieu de socialisation primaire ?

C’est à mon sens l’une des grandes apories de la pensée conservatrice, si l’on peut se permettre ce qualificatif, que de se refuser à toute critique approfondie de la technique. Nous avons tous été embringués dans le nouveau monde de l’information et de la communication, forcément radieux, ouvert, illimité comme la mondialisation heureuse en cours. La seule évocation d’une possible censure, sur l’Internet par exemple, fait horreur au contemporain.

On constate même cette réaction primitive sur certains blogs ou sites catholiques. On répondra que c’est aux parents eux-mêmes de se préoccuper de l’accès de leurs enfants à ce type de médias. Certes, c’est en partie leur tâche et leur mission. Mais on ne peut pas en même temps décharger la société, si l’on considère qu’elle existe encore, de toute responsabilité à ce sujet. Ou alors, on arrête de penser toute politique et on se retranche définitivement sur la famille, solitaire. Mais l’on sait bien que c’est impossible.

Certains chrétiens contemporains, qui tiennent que toute avancée technique est forcément merveilleuse, gagneraient à lire et relire les œuvres d’Ellul par exemple, ou encore celles d’Ivan Illich qui a montré comment, selon ce qu’il nomme les « seuils critiques », toute technique poussée à certain point produit alors exactement l’inverse de ce pourquoi elle a été conçue. Les smartphones et autres appareils constamment reliés au monde entier démontrent très simplement cette thèse en tant qu’ils blessent constamment toute communication physique entre les êtres par leur présence continue. Dans le même ordre, la fuite constante à l’autre bout de la terre, du Cambodge à Tahiti en passant par le Canada, du contemporain qui simultanément fait l’apologie de l’enracinement est symptomatique. Nulle part il n’est chez lui mais il demeure certain que son ennui existentiel se peut délocaliser.

 

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

 

JGuilleb-Imp

Jacques de Guillebon
L'Impasse. Du mariage laïque au mariage gay
L'Oeuvre, 2013
120 p, 18 €