L’Église, la gauche et les dérives perverses de l’idéologie

Non l’Église et la gauche n’ont pas toujours été antinomiques ! C’est parce que la gauche est devenue folle que l’Église la combat. En jeu : la bataille contre la volonté de reconstruire l’homme et la société à partir d’une vision fausse du monde. Cela s’appelle l’idéologie.

CERTAINS DEPUTES SOCIALISTES dénoncent aujourd’hui une Église catholique qui n’arriverait décidément pas à se débarrasser de son tropisme de droite. Les manifestations contre le mariage homosexuel, notoirement composées d’une majorité de catholiques, l’engagement des évêques contre ce projet, donnent en effet le sentiment que l’Église catholique fait désormais cause commune avec la droite.

L’attitude de beaucoup de socialistes, comme la réception particulièrement discourtoise de l’archevêque de Paris par la commission compétente de l’Assemblée nationale, confirme l’idée d’un divorce profond entre l’Église et la gauche. Et, ajouteront les mêmes, l’Église est toujours du même côté, le côté rétrograde, en retard sur son temps, celui qui finit par perdre, la gauche étant, elle, toujours en avance ! Une situation bien décevante du point de vue de tous ceux qui se sont efforcés depuis un siècle de réconcilier l’Église et la gauche, des prêtres ouvriers aux chrétiens de gauche dans la lignée de Témoignage chrétien.

Ce serait pourtant une grave erreur que de penser qu’il y a, sur ce sujet, continuité depuis la Révolution française.

L’Église et la gauche ne se sont pas toujours combattues

D’abord parce que le rapprochement de l’Église catholique et de la gauche ne date pas d’hier : le père Lacordaire, pourtant figure éminente de la reconquête catholique au XIXe siècle, siégea sur les bancs républicains aux assemblées de 1848. Le pape ordonna en 1891 la réconciliation des catholiques de France avec la République, non comme un revirement politique, mais comme un rappel de ce qu’ils auraient dû faire dès le début, selon le principe paulinien de respect du pouvoir établi, même républicain.

La même année, la publication d’une première encyclique sociale, Rerum novarum, donna le sentiment que l’Église catholique allait plus loin que beaucoup de républicains en matière sociale et faisait même cause commune avec la gauche socialiste.

Après les poussées d'anticléricalisme des années 1880 et 1900, républicains de tradition et catholiques se rapprochèrent, d’abord contre l’ennemi commun lors de la Grande Guerre, puis au sein du Front populaire, qui comportait une frange catholique, dans la Résistance et enfin autour de la Troisième force de la IVe République, alliance du parti socialiste SFIO et du MRP démocrate-chrétien.

Entre 1920 et 1960, on peut dire que la gauche, à l’exception du parti communiste, avait à peu près fait la paix avec l’Église catholique. Léon Blum fut le premier président du conseil de la IIIe République à se rendre à la nonciature, Guy Mollet tenta de négocier un nouveau Concordat.

Qui est d’arrière-garde ?

Loin de n’avoir mené que des combats d’arrière-garde, l’Église catholique a surtout combattu les dérives les plus dangereuses, de nature généralement idéologique, de la gauche. Sur beaucoup de sujets, la suite lui a donné raison.

Au moment de la Révolution française, elle ne s’était opposée ni au changement de régime en tant que tel, ni même à la sécularisation des biens du clergé, pourtant douloureuse pour elle, mais à la Constitution civile du clergé (1790) qui posait le problème de l'indépendance du pouvoir spirituel par rapport au pouvoir séculier, en des termes guère différents de ceux du Moyen-Age, au temps de la lutte du Sacerdoce et de l’Empire.

Si la République a fini par entrer dans les mœurs françaises, c’est débarrassée des excès du jacobinisme. Sur la question de son statut, l’Église obtient largement satisfaction sous Bonaparte avec la signature du Concordat (1801).

Elle n’a certes pas accepté la loi de 1905 sur la Séparation des Églises et de l’État, mais elle a obtenu gain de cause sur la question des associations cultuelles dont il fut décidé qu’elles se conformeraient « aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice », c’est-à-dire au droit canon. D’une façon générale l’application de la loi devait lui être très favorable.

Moins qu’au socialisme en tant que tel, c‘est au communisme totalitaire qu’elle s’est opposée, déclarant ce régime dans l’encyclique Divini rédemptoris (1937) « intrinsèquement pervers ». Il nous semble que l’histoire là aussi lui a donné raison.

De même que c’est de l’Église catholique qu’émane, quoi qu’on dise, le plus solennel des manifestes antinazis des années trente, l’encyclique Mit Brennender Sorge rendue publique quelques jours après. Là encore, la suite a prouvé qu’il ne s’agissait pas d’un combat d’arrière-garde.

Si la guerre religieuse s’est trouvée rallumée en France (mais aussi aux États-Unis, en Espagne etc.) à la fin du XXe siècle, ce n’est pas, contrairement à ce qu’imaginent nos socialistes aux idées courtes, en raison d’un retour à la surface d’un vieux fond réactionnaire de l’Église, mais du fait d’une nouvelle dérive idéologique de la gauche ; cette dérive, ce n’est plus la volonté d’assujettir l’Église comme en 1790 ou la suppression de la propriété privée comme en URSS, mais une remise en cause peut-être plus radicale encore, celle de la morale universelle telle que le christianisme la concevait et qui n’est point très différente au demeurant de la manière dont la concevait aussi Jules Ferry. Cette remise en cause ne relève nullement de la dimension sociale de la gauche, mais au contraire à son reniement par une nouvelle gauche ralliée à l’idéologie libérale-libertaire qui règne sur l’Occident depuis le début des années quatre-vingt.

Si l’Église catholique s’est opposée au cours des deux derniers siècles à une certaine gauche, c’était du fait qu’elle était tentée par les dérives idéologiques. Aujourd’hui l’opposition se trouve d’autant plus radicalisée que l’idéologie n’est plus une tentation ou un excès de la gauche mais qu’elle est devenue son essence même.

De ces dérives, la droite n’est pas exempte, ne serait-ce qu’en raison de sa timidité face à l’air du temps. Mais elle est moins atteinte. Cela peut la rapprocher de l’Église, mais la véritable opposition à l’idéologie ne vient pas de la droite, mais du bon sens populaire !

L’essence idéologique de la gauche post-moderne

La gauche de toujours (sachant que le terme de gauche était ignoré avant le XVIIIe siècle), c’est un combat social, celui des pauvres contre les riches : on le trouve à Athènes et à Rome, ou dans les villes italiennes du Moyen Âge. La gauche classique, celle qui est apparue en 1789, combine cette dimension sociale avec un projet idéologique issu des Lumières, fondé sur l’idée du progrès. Or c’est, là aussi, d’abord la deuxième dimension, l’idéologique, plus que la première, la dimension sociale, que l’Église a combattue.

La gauche postmoderne telle qu'elle apparaît à partir de 1980, libérale libertaire, nous entraîne dans un paradigme radicalement nouveau. En se ralliant à la mondialisation, elle a, de fait, renoncé à la possibilité d’un projet social. Il ne lui reste que la dimension idéologique. Cette idéologie ne s’attaque plus seulement à une dimension de l’être humain, la propriété ou la religion, mais à des réalités encore plus fondamentales, comme la famille, la commune, la différence des sexes, la vie elle-même, etc. Pour l’homme de bon sens, elle est marquée du sceau de l’absurdité : quoi de plus absurde que de vouloir éradiquer l’instinct de propriété ou la différence des sexes ? Que le seul projet d’envergure du gouvernement Hollande soit l’instauration d’un mariage homosexuel, au moment où le chômage et les inégalités sociales explosent, où l’école s'effondre, où la société éclate, témoigne de la mutation considérable que connait la gauche contemporaine.

S’il est une ligne de conduite qui apparait constante dans l’histoire récente de l’Église c’est, outre la défense légitime de son indépendance, la lutte contre toutes les formes d’idéologie. Car toute idéologie est perverse. L’idéologie est la volonté de reconstruire l’homme à partir d’une vision tronquée et simplifiée du monde, d’une rupture avec la nature (dont les idéologues dénient la réalité) et avec l’histoire – de fait avec la civilisation. Ce n’est pas là seulement l'idée de l'Église, ce fut aussi celle de tous les grands libéraux (à ne pas confondre avec les idéologues ultra-libéraux) du milieu du XXe siècle comme George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron qui n’étaient pas spécialement chrétiens.

Si l’Église s’oppose presque toujours à l’idéologie, c’est qu’elle s’appuie sur une tradition séculaire inséparable d’une riche civilisation, alors que les idéologues proclament presque toujours la rupture avec le passé.

Loin de combattre le socialisme en tant que tel, l’Église catholique combat de fait son reniement, le socialisme d’après le socialisme, la gauche d’après la gauche.

D’une certaine manière, l’Église, aujourd’hui comme hier, garde la gauche de ses démons !

 

R. H.