Syrie

Spécialiste de la prévention des risques, de la gestion des crises et de l’aide à la décision stratégique, Xavier Guilhou est un fin connaisseur du Proche et Moyen-Orient. Alors que l’issue de la crise syrienne est de plus en plus incertaine, il offre aux lecteurs de Liberté Politique quelques clefs de compréhension sur les enjeux géostratégiques de ce conflit.

Vous êtes spécialiste en géostratégie et appelez à une grande prudence dans l'analyse du conflit syrien et de l'équilibre moyen-oriental. Notamment parce que selon vous, la Syrie est un verrou géographique stratégique dans le modèle actuel d'approvisionnement de l'Occident en gaz et en pétrole. Pouvez-vous nous expliquer ce modèle et ses implications géopolitiques ?

Si vous observez les cartes établies par les opérateurs du monde de l'énergie, notamment les cartes des pipelines et gazoducs, vous comprenez tout de suite que cette zone du Levant et du Proche-Orient, au contact de l'Asie centrale et du Caucase, est devenue extrêmement sensible. Jusqu'à présent, les regards ont toujours été tournés vers la péninsule arabique et le détroit d'Ormuz par lequel passe une grande partie des approvisionnements de l'Occident mais surtout de l'Asie, le Japon et la Chine étant très dépendants de cette zone du Moyen-Orient. Pour autant, la Chine, qui est confrontée à des besoins considérables d'importation, a fait évoluer sa stratégie en nouant des accords de plus en plus lourds avec ce terminal de la route de la soie que constitue le nœud syriaque. Il en est de même pour l'Europe, et encore plus depuis l'accident de Fukushima et l'arrêt programmé des centrales nucléaires dans de nombreux pays, qui va augmenter notre dépendance en énergie fossile vis-à-vis des fournisseurs russes, irakiens, iraniens etc. Or tous les flux d'approvisionnements passent par ce verrou géographique (cf. les projets "Nabucco", "South Stream" etc.) avec en toile de fond des jeux d'acteurs qui se radicalisent et se singularisent. Le turc, le russe, l'iranien, pour ne prendre que les plus significatifs, n'ont plus l'intention de se faire dicter la loi par les seuls occidentaux qui ont régné depuis un siècle sur l'ensemble de la zone. De fait, la crise syrienne sert de prétexte pour permettre à ces puissances (ré émergentes)  sur la zone d'affirmer de nouvelles postures politiques en bloquant toutes les prétentions des américains et de leurs alliés européens et des pétromonarchies pour continuer à administrer de façon unilatérale le "grand Moyen-Orient" (n'oublions pas ce que furent la Sublime Porte, la Sainte Russie et la Perse dans l'histoire du Proche-Orient).

Vous avez écrit dans un article paru sur Diploweb (L’énigme syrienne, sur Diploweb.com) que "les  grandes puissances occidentales sont  face à une impasse stratégique, politique  et juridique". Quelle est-elle ?

Il me semble que nous sommes arrivés à la fin d'un processus qui a commencé pour nous Français en 1860 avec Napoléon III (le canal de Suez et la colonisation), puis avec les accords Sykes-Picot en 1916 et enfin les accords du Quincy entre Roosevelt et les Saoud en 1946, accords qui ont été renouvelés par l'administration américaine jusqu'en 2065, mais dont tout le monde sait qu'ils sont sur le fond impossibles à tenir. Derrière cette ingénierie diplomatique nous avons progressivement verrouillé la sécurité énergétique de l'occident en garantissant à des familles régnantes ou à des lignées de despotes une relative stabilité sur l'ensemble de la région. Nous avons aussi essayé d'introduire nos modèles de gouvernance dans chaque pays en distillant nos valeurs universelles, nos schémas Etat-nation, nos déclinaisons nationalistes ou idéologiques, et en imposant nos tracés frontaliers, le tout labellisé par des institutions internationales incontournables comme l'ONU, l'agence des droits de l'homme etc... Or nous nous apercevons depuis deux décennies que toutes ces constructions s'effritent petit à petit malgré l'illusion de notre surpuissance sécuritaire et militaire lors de la résolution des récents conflits (Koweït, Irak, Afghanistan, Libye...). Elles s'effritent parce que nous dévoyons progressivement les cadres juridiques qui ont jusqu'à présent légitimés le droit international. Ce fut avec le Kosovo lorsque l'occident a décidé de mandater l'Otan pour mener une opération offensive dans une province autonome d'un pays souverain. Cette ouverture du champ a permis à la Russie de justifier ses propres gesticulations sur son glacis avec les opérations sur la Géorgie... Le cas le plus grave est me semble-t-il le détournement de la résolution 1973 sur la Libye où l'on est passé du devoir de protéger des populations au devoir de tuer un dirigeant. Il ne faut pas s'étonner si par la suite, des membres du Conseil de sécurité comme la Chine ou la Russie n'ont plus envie de souscrire à ce type d'exercice qui pourrait leur être fatal sur leurs propres zones d'influence. De fait, l'Occident a de plus en plus de mal à trouver des arguments juridiques qui soient légitimes pour asseoir ses postures, sauf à décider de faire de façon explicite la guerre à tout le monde dès qu'un pays ne veux plus rester dans le cadre de nos intérêts immédiats. Par ailleurs, l'approche partielle et partiale de l'élimination de Bachar el Assad, en ne légitimant politiquement que certains réseaux sunnites pour éliminer les minorités alaouites, et de fait chrétiennes, druzes, kurdes et forcément chiites, ne peux que nous enfermer dans une impasse stratégique. La force de l'Occident, et notamment des vieux européens, sur cette zone du Levant a toujours été de protéger les minorités contre les puissances régionales et de faire en sorte qu'il y ait un équilibre dans les jeux d'acteurs. Actuellement, nous sommes en train de déstabiliser ces équilibres en privilégiant les uns et en stigmatisant les autres, en laissant la question religieuse polluer les relations intercommunautaires et en ouvrant le jeu meurtrier des questions identitaires. Au Levant, l'histoire a toujours montré que ce type d'ingénierie politique était vouée à de grandes tragédies. Nous avons oublié ce qu'étaient les vertus du Diwan, qui est à la fois un lieu d'écoute, de poésie et aussi de pouvoir en Orient. Il est urgent de remettre tous les protagonistes autour de la table, de les laisser se parler afin de sortir des impasses actuelles qui ne vont que générer une trainée de guerres civiles fatales sur toute la zone.

Vous constater un durcissement des politiques orientales face à un affaiblissement des politiques occidentales, ce qui a pour conséquence l'affaiblissement du modèle d'influence dont on a déjà parlé. Si ce modèle est remis en cause. Quels sont les futurs possibles ? Vers quelles organisations géopolitiques pourraient conduire les revendications du Levant ?

Si nous poursuivons sur la voie actuelle, nous assisterons à une déstabilisation majeure et durable de la Syrie mais aussi du Liban, de la Jordanie, bien entendu de l'Irak avec des conséquences très graves entre autre pour Israël. Les grands acteurs de la région ne pourront pas rester, quel que soit le scénario retenu, dans une posture indifférente. Le moindre incident servira de prétexte au turc, comme à l'iranien pour s'affirmer surtout si les questions religieuses entre sunnites et chiites continuent à être exacerber comme c'est le cas actuellement, et si les réseaux salafistes soutenus par les pétromonarchies poursuivent le harcèlement militaro politique que nous connaissons actuellement pour la prise de Damas. Il en sera de même du russe et du chinois qui sont en second rideau mais qui rêvent de revenir des acteurs de premier plan. A partir de ce moment, quelle pourrait être la meilleure configuration géopolitique pour calmer les jeux et tenter de remettre autour de la table les protagonistes. Certains lobbies américains seraient tentés de mettre sous "op.com" l'ensemble de la région, comme ils l'ont déjà tenté sur l'Irak, avec une stratégie de mandat comme ce fut le cas dans les années 1920. En ont-ils les moyens, sans aucun doute sur le plan sécuritaire et militaire. En ont-ils la volonté, les débats sont plus ouverts, le président Obama étant plus focalisé sur les enjeux du  Pacifique nord que sur les pièges du Moyen-Orient. Pour le moment, l'Occident n'est pas très clair sur ses objectifs, nous continuons à diviser pour régner, nous pratiquons encore une diplomatie dérivée de la guerre froide, nous essayons de gagner du temps, mais nous n'avons pas une idée directrice qui s'impose à tous comme au siècle dernier.

Vous soulignez l'implication de la Russie, de la Chine et de la Turquie qui ont leurs propres intérêts dans ce conflit. Quels sont-ils ? A quoi ces nations aspirent-elles et en quoi ces aspirations sont-elles incompatibles avec la position des occidentaux en général ou de leurs opposants ?

Comme je l'ai dit précédemment, ces pays ont des stratégies qui replacent à très grande vitesse leurs aires d'influence et leurs poids démographiques au cœur de leurs stratégies diplomatiques. Les dirigeants de ces pays ont des visions, il faut lire leurs discours et décrypter tous leurs actes symboliques. A Istanbul, on rêve de l'empire ottoman, à Moscou on rêve de la sainte Russie, à Téhéran on rêve de l'éternelle Perse. Les sunnites du golfe comme les égyptiens ont compris depuis longtemps que l'agenda de ces grands empires ré émergents étaient contre eux et que leur fenêtre de tir pour s'affirmer dans cette recomposition des jeux d'acteurs étaient courtes, d'où le déploiement de cette énergie politique et subversive pour essayer de ramasser le plus rapidement possible le pouvoir sur ce grand Moyen-Orient en imposant, entre autre, la loi des frères musulmans et le rite wahhabite comme référentiel religieux. Mais s'ils ont les moyens financiers pour soutenir ces stratégies intrusives grâce aux revenus des rentes pétrolières et gazières, ils n'ont pas pour autant cette vision stratégique que cultivent les turcs qui deviennent un quasi modèle pour beaucoup de pays arabes en terme d'islam séculier ou des iraniens sur l'arc chiite.

Vous soutenez également que l'avenir d'Israël est au cœur de ce conflit qui semble pourtant surtout concerner les nations arabes. Pourquoi ?

Oui, Israël est une invention de l'Occident et cette initiative n'a jamais été admise et acceptée par les pays arabes. La création d'Israël est intervenue au milieu du processus de contrôle de la zone par l'occident au XXème siècle. Je ne vais pas revenir sur toute cette histoire difficile et douloureuse pour les minorités sémites qu'elles soient chrétiennes, palestiniennes etc. Aujourd'hui, Israël est confronté à un rendez-vous majeur qui est celui de sa survivance avec cette explosion de menaces tous azimuts. Menaces d'ordre géostratégique avec le nucléaire iranien mais aussi menaces salafistes avec ce chapelet de guerres civiles qui risquent de ceinturer son territoire et de gangrener sa sécurité intérieure. Nous ne pouvons pas sous-estimer ces logiques fractales pour Israël qui est condamné à assurer sa survie quels que soient nos débats d'opinions. C'est à la fois le maillon le plus solide et le plus faible de la région. Tout repose sur sa capacité d'assumer ou sur sa volonté de prévenir les risques potentiels et avérés.

Vous mettez en garde contre "un coup d'éclat spectaculaire" qui n'est pas à écarter venant de l'un ou l'autre des protagonistes de ce conflit et pourrait renverser la situation dans les prochaines semaines. Vous qui êtes spécialiste de la gestion de crise, qu'est ce que cela signifie d'un point de vue géostratégique ?

L'histoire se construit avec des "effets de surprise". Celui qui veut faire bouger les lignes peut très bien engager des initiatives audacieuses pour forcer les uns et les autres à abattre leurs jeux, à s'engager, à agir. Tout le monde a en tête des frappes préventives israéliennes sur les centrales iraniennes. Personne n'avait imaginé la provocation du film blasphémant la vie du prophète et qui, par les réactions qu'il provoque, vaut bien une alerte nucléaire. La situation est tellement tendue que tout est désormais possible et tout peut servir de prétexte pour déclencher une hystérie diplomatique voire plus grave, un embrasement sur le plan militaire (il suffit de regarder le niveau de tension sur la frontière turque ou dans le Sinaï) . Nous sommes comme avant l'attentat de Sarajevo. Le moindre incident instrumentalisé peut allumer une ou plusieurs mèches. C'est pour cela qu'il est urgent de revenir à des fondamentaux historiques qui sont sur cette région du Levant le respect des communautés, le dialogue interreligieux, l'équilibre identitaire et surtout l'écoute à l'orientale. Il ne faut pas faire perdre la face à chaque protagoniste et pour cela il ne suffit pas d'être un homme de paix comme M Brahmi, il faut surtout mobiliser sur le terrain nos meilleurs diplomates.

Propos recueillis par Antoine Besson

 

A lire :

L’énigme syrienne, Xavier GUILHOU sur Diploweb.com http://www.diploweb.com/L-enigme-syrienne.html