Le 9 février 2007, l'affaire "Urinoir" s'est terminé en appel par la condamnation de Pierre Pinoncelli à trois mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l'épreuve, pour avoir brisé l'Urinoir de Duchamp en janvier 2006 au centre Georges-Pompidou lors de l'exposition Dada.

Il est également condamné à payer 14 352 euros pour les frais de restauration d'un objet vendu neuf au BHV 100 euros. Par ailleurs le centre Beaubourg avait réclamé 427 000 euros de dommages et intérêts au titre d'une perte de valeur de l'œuvre, estimant l'urinoir à 2,8 millions d'euros. La cour du tribunal d'instance avait ramené sa condamnation à 200 000 euros mais la cour d'appel n'a pas suivi.

Dans les attendus de l'arrêt prononcé par la cour, celle-ci a considéré que le centre Beaubourg n'était pas habilité à se constituer partie civile dans l'affaire, seul le propriétaire, en l'occurrence l'État, pouvait le faire. Prudemment, elle n'a pas statué sur le contenu du mot œuvre d'art, ce travail sémantique n'appartenant pas aux tribunaux, mais elle a cependant rejeté l'idée de préjudice causé au concept de l'Urinoir. Sans l'expliciter, elle reprend le raisonnement de l'avocat de Pinoncelli, Emmanuel Arnaud : l'Urinoir n'est pas une œuvre d'art mais un simple objet, multiple [1] conceptualisé par Marcel Duchamp. Celui-ci a fait remarquer que le concept n'avait subi aucun préjudice, et était conforme à la démarche de Marcel Duchamp.

Les juges n'ont pas suivi les défenseurs de l'Art contemporain (AC [2]) mais réhabilité par leur jugement la démarche singulière de Marcel Duchamp.

La différence entre objet conceptuel et œuvre d'art, entre artiste et auteur conceptuel n'est pas proclamée mais sous-entendue. Elle résout les problèmes juridiques nombreux qui se posent devant les tribunaux avec l'AC. Selon les textes de loi l'objet d'art doit répondre aux trois conditions pour être protégé par la législation sur les droits d'auteur : une idée originale, incarnée dans une forme, elle même originale.

La Cour a fait son travail et il reste à l'Académie française à faire le sien...

 

À moins que, comme le souhaite Agnès Tricoire, avocate spécialiste des problèmes de droits d'auteur, préparant une thèse sur La définition de l'œuvre, animatrice du groupe Culture de La ligue des Droits de l'Homme, une loi soit votée, adaptée aux besoins de l'AC, pour protéger les concepts de la même façon que les œuvres d'art. En quelque sorte elle préconise une loi d'exception pour sanctuariser l'AC et mettre à l'abri les artistes obligés d'inventer des transgressions inédites pour accéder à la notoriété.

Quand le réel résiste, il suffit de donner à l'utopie force de loi.

Il ne faut pas s'en réjouir ! N'est-ce pas là l'éternelle tentation totalitaire ?

Les enjeux d'une loi imposant la définition post moderne de l'art

Une telle loi aurait toutes sortes de conséquences :- Celui de scléroser toute pensée métamorphosée en œuvre d'art.

- Celui d'en finir avec la liberté de penser, les idées étant protégé désormais par le droit de propriété.

- Elle abolirait légalement toute différence entre grand art [3], art et AC et donc toute notion de qualité.

- Elle protégerait tous les comportements déviants proclamés œuvres d'art par les artistes.

- Elle reconnaîtrait un état de fait : la confusion entre l'art et la mode, la pub, et la com . Le monde mercantile pourrait ainsi utiliser de mille façons le prestige, le caractère désintéressé, le régime d'exception de l'art. Citons quelques exemples. L'artiste qui fait un travail de com à travers une œuvre d'art [4] fait de la pub camouflée.

Lorsque l'on transgresse les règles de bienséance et d'ordre public, mieux vaut être un artiste pour se mettre à l'abri de l'ignoble censure. Ainsi, les producteurs de cinéma pornographique ont intérêt à faire des films dont le concept peut les faire passer dans le registre films d'auteur [5]. Par ce biais ils échappent aux taxes importantes dont ils font l'objet.Mais il peut y avoir aussi des conséquences positives à la loi...Toutes sortes de personnes exerçant des métiers relevant de l'artisanat ou de l'entreprise, écrasés de taxes et de réglementations auraient intérêt à se trouver rapidement un concept et à s'autoproclamer artistes. Dans les secteurs peu rentables, des savoir-faire et des talents en perdition pourraient être ainsi sauvés.

Histoire et enjeux de la définition du mot art

Aller jusqu'à concevoir une loi qui définirait l'art est cependant assez inquiétant... Comment en est-t-on arrivé là ?

Les problèmes juridiques autour de l'AC et des droits d'auteur ont surgi massivement parce le milieu de l'art [6] a entretenu depuis plusieurs décennies une confusion sémantique autour du mot art. Ce mot recouvre subrepticement deux définitions contraires. L'Histoire de l'art de ce demi-siècle n'a pas été marquée par un changement de style ou par un renouvellement des formes mais, pour la première fois, par une négation idéologique de l'art. Cette Révolution a été conceptuelle.

La définition du mot art a été l'enjeu d'une lutte politique aujourd'hui ancienne.

Pendant la Guerre froide, entre 1945 et les années quatre-vingt, les forces dominantes aux États-Unis ont dû se battre simultanément sur deux fronts afin de gagner le pouvoir culturel qui leur était indispensable pour lutter contre le communisme [7].*7 Les milieux artistiques et intellectuels européens, que leur pratiques soient d'avant-garde ou non, étaient alors massivement gagnés aux idéologies marxistes.

Pour convaincre de l'excellence de la démocratie américaine, il fallait d'abord destituer la vieille Europe de son prestige culturel. Ce n'était possible qu'en dépréciant le Grand Art , en effaçant la supériorité fondée sur des savoirs millénaires. Il fallait aussi, simultanément, jouer la carte de la modernité et des avant-gardes, tout en luttant contre l'assimilation de celles-ci aux idéologies révolutionnaires.

Dada et Duchamp récupérés par la philosophie analytique

Dés le début des années cinquante, une redéfinition du mot art est dans l'air à New York... Deux artistes ouvrent la voie : le Français Marcel Duchamp, agitateur d'idées depuis 1917, bientôt rejoint par l'Américain John Cage après la Deuxième Guerre mondiale.

La philosophie analytique très en vogue en Amérique va fournir une théorie utile pour faire de New York la capitale des avant-gardes et démoder les modernités classiques. Ainsi le philosophe Morris Weitz dans un article de 1956, Le Rôle de la théorie en Esthétique [8], conteste l'idée qu'il puisse y avoir une définition au mot art. Il prêche pour une définition ouverte de ce mot, pouvant accueillir les propositions les plus diverses.

En très peu de temps, les œuvres conceptuelles vont envahir les galeries. Nous sommes en 1964, le milieu de l'art s'organise, de façon pragmatique et financière. À la Stabble Galery, des boîtes Brillo s'entassent, le philosophe Arthur Danto [9] assiste au vernissage d'Andy Warhol. Déçu et troublé, il écrit en rentrant chez lui un article qui sera publié dans Journal of Philosophy. Il y formulera une nouvelle définition du mot art : Est de l'art ce que "le milieu de l'art" juge tel ? Sans y prendre garde, Arthur Danto a fourni la théorie qui manquait à cette agitation artistique et mercantile en rupture avec l'Europe.

Cette nouvelle définition, tout en se fondant sur les idées duchampiennes, vident celles-ci de leur substance. Arthur Danto constate comme une réalité incontournable que l'art n'ayant pas de critères objectifs, le milieu de l'art et les institutions ont un pouvoir absolu de consécration. Le nouveau système de l'art y voit le fondement de sa légitimité et s'emploie, pour rendre son pouvoir absolu et irréversible, de dé-légitimer les œuvres esthétiques en les excluant de la modernité.

Les années soixante-dix vont consolider cette prise de pouvoir. L'expression art-contemporain sera utilisé systématiquement à la place du mot avant-garde afin d'écarter de l'art toute connotation politique révolutionnaire.

Les années quatre-vingt donnent au mot Art-contemporain un contenu post-moderne. Désormais rien n'est exclu, même pas la peinture, à condition que ce ne soit pas du Grand art. Nelson Goodmann en est le théoricien. Il assimile le pluralisme culturel et esthétique à la démocratie libérale où chacun est sa propre référence et juge selon ses propres critères.

En France, dans les années quatre-vingt dix, on découvre dans toute son ampleur la théorie analytique américaine. De l'avis général de nos théoriciens elle est choquante et cynique. La crise est ouverte. Ils vont s'employer à la réformer et à élaborer une nouvelle définition de l'art, plus conforme à la morale. Yves Michaud et Nicolas Bourriaud la résument en ces termes : Tout peut être de l'art, même l'art - Tout se situe au même niveau, tout se vaut. Aucune différence n'est faite entre une "œuvre d'art" et un "concept". L'important ce n'est pas la création mais la créativité, le mouvement perpétuel. Rien n'est exclu en apparence. Mais par le fait même le grand art, ramené au niveau de tout le reste, est secrètement exclu.

Yves Michaud considère comme une avancée et une grande conquête sociale cette dé-définition de l'art qui rend tout possible et proclame l'égalité de tous les artistes et de leurs œuvres.

Mais la dé-définition porte la confusion à son comble. À partir des années quatre-vingt-dix et deux-mille, les affaires judiciaires sur l'Art contemporain encombrent les tribunaux qui se trouvent devant des cas inédits et difficiles à résoudre en raison de l'incertitude sémantique

Les péripéties de l'affaire Pinoncelli sont liées à ce dogme de l'art dé-défini. Lorsque d'Alfred Pacquement, conservateur à Beaubourg, fustige Pinoncelli dans Le Monde [10], il affirme cette théorie post-moderne qui est admise dans le milieu de l'art en France. Il considère que la pissotière de Marcel Duchamp et la Joconde ont le même statut et doivent donc être considérées de la même façon... d'où la demande astronomique de Beaubourg de dommages et intérêts et de frais de restauration évoqués plus haut.

Pierre Pinoncelli serait-il le seul artiste à faire une vraie critique de l'AC ?

Cette affaire a été révélatrice d'un ensemble de faits jusque-là peu visibles.

L'AC qui se vante d'être un art critique et auto-critique, rejette les artistes qui le critiquent vraiment en montrant du doigt toutes les compromissions du système avec le pouvoir et son alliance essentielle avec le mercantilisme. Dans ce procès, Pierre Pinoncelli a rendu évident le fait que Marcel Duchamp, désigné comme fondateur de l'Art contemporain, n'a rien à voir avec l'embaumement et la sacralisation de sa démarche opérée par les institutions.

En suivant cette affaire d'un bout à l'autre et au fil de quelques conversations échangées avec Pierre Pinoncelli, j'ai reconnu une pensée proche des philosophes cyniques de l'Antiquité, comme Diogène dont il se réclame. Il est dans la ligne d'un Alphonse Allais, d'un Alfred Jarry, d'un Jules Levy. Il a plus de points communs avec le monde à l'envers du Moyen Âge, avec les Incohérents et autres Hydropathes [11] du XIXe siècle, qu'avec le milieu de l'art, ses fonctionnaires et ses théoriciens qui exercent le pouvoir aujourd'hui.

Dans ce sens Pierre Pinoncelli remplit une fonction pérenne. Il exerce un contre-pouvoir face à l'immense séduction du grand art mais aussi face aux maigres concepts de l'AC.

C'est là son originalité. Attaquant sur les deux fronts à la fois, il se trouve ainsi bien isolé.

Je me suis posé la question : Pourquoi le milieu de l'art qui reconnaît la dimension cynique, critique et transgressive de l'AC rejette-il Pierre Pinoncelli?

La raison la plus évidente semble être qu'il n'a aucun lien de dépendance avec le système. Il est son propre mécène. Aucune de ses soixante-dix performances qui débutent en 1969 avec l'Attentat culturel contre le ministre André Malraux aspergé de peinture rouge, n'ont été commanditées par les institutions. Il ne dépend pas davantage du marché de l'art, son œuvre étant immatérielle et sans produits dérivés.

Pierre Pinoncelli est dans la grande tradition aujourd'hui oublié des Salons caricaturaux

parfaitement admis et attendus du public au XIXe siècle. Il descend d'auteurs tels que Bertall qui fit le premier monochrome dans un numéro de l'Illustration en 1843 et de ses suiveurs : Paul Bilhaud, Auguste Erhard, Eugène Mesples, Alphonse Allais, qui ont repris les monochromes et inventé les happenings, les collages, les ready-mades et autres arts conceptuels au Salon des Incohérents entre 1882 et 1896... Sans oublier le précurseur de Marcel Duchamp, Eugène Bataille avec sa Mona Lisa fumant la pipe.

Pinoncelli s'inscrit dans cette continuité.

*Aude de Kerros est artiste graveur et critique.

Notes[1] L'Urinoir de 1917 ayant disparu. De multiples urinoirs l'ont remplacé : 12 pour l'édition de 1964 faite par Marcel Duchamp pour les musées et un seul collectionneur privé. Sans compter tous ceux qui ont été faits avant pour le besoin des expositions dans des matières diverses : dont un en papier mâché et un grand nombre en porcelaine de 25cm.

[2] "AC" abréviation de "Art Contemporain" relève de l'idéologie nominaliste : Est de l'art ce que les artistes et le milieu de l'art déclarent être de l'art. Voir Christine Sourgins, Les Mirages de l'art contemporain, Ed. de la Table Ronde, Paris, 2005

[3] "Le grand art."> Expression utilisée par quelques théoriciens de l'AC pour parler d'un art répondant à des critères esthétiques.

[4] Par exemple, la polémique autour du film Baise-moi (juin 2000).

[5] Les exemples sont très nombreux. Actuellement les artistes vivent essentiellement de cela, comme Maraval, Bettina Rheims, Dominique Gonzalez-Forester, etc.

[6] "Le milieu de l'art." Expression qui désigne le réseau des galeries, collectionneurs, critiques et institutions qui consacre l'AC.

[7] L'histoire de cette période est de mieux en mieux connue. Citons Serge Gibaut, Comment New York vola l'idée d'art moderne : Expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Jacqueline-Chambon, 1968 ; France Stonor Saunders, La CIA et la Guerre froide culturelle, Denoël, 2003.

[8]

Morris Weitz, The rôle of theory in aesthetics, The journal of aesthetics and art criticism, XV, p. 27-33 (1956).

[9] Arthur Danto, "Art World", Journal of Philosophy (1964) in La transfiguration du banal. Une philosophie de l'art, Ed. du Seuil, Paris, 1989.

[10] Respect pour l'urinoir, Le Monde, 21 janvier 2006.

[11] Les Incohérents et les Hydropathes : créateurs d'un célèbre Salon entre 1882 et 1896 parodiant les Salons officiels. Ces salons ont connu en leur temps autant d'affluence et de célébrité que les salons officiels. Cf. Catherine Charpui, Luce Abeles, Arts incohérents, académie du dérisoire, Ed. RMN, 1992. Voir également le site de l'artiste Philippe Declerck.

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