De l’amour, de la vérité, et quels liens entre eux ?

Le mot « amour » peut être à la fois banal, superficiel, donc sensible, et profond, donc substantiel. Ce qui unit et distingue ces deux dimensions, c’est que l’une provient de la vie et y demeure, tandis que l’autre la dépasse pour atteindre l’être.

J’aime le bon vin, comme j’aime flâner au fil de l’eau ou regarder telle émission télévisée. De même, j’aime tel ami, mes enfants, mon père, ma mère, retrouver le silence pour méditer et même prier ce Dieu que j’aime parce qu’il m’a créé, qu’il m’aime, sachant que cet amour demeure si mystérieux, si éprouvant aussi, car dépassant toute sensibilité, la vie pour un au-delà existentiel, donc spirituel. En effet, l’esprit différencie l’homme de l’animal avec ses effets sur le corps humain. Le corps de l’animal n’a pas la forme du corps de l’homme, comme l’âme animale n’est pas identique à celle de l’homme, et pourtant l’homme a sa part d’animal en lui. En effet, il mange, il dort, il se défend et se protège, comme l’animal, mais il pense, il réfléchit, il juge, il aime. L’âme humaine n’est pas l’âme animale, bien qu’une part d’elle-même lui ressemble, car elle manifeste les besoins vitaux primaires de l’homme, par la matière en tant que cause fondamentale du corps.

Lorsque l’homme ne distingue pas suffisamment en lui-même ces parts de l’âme qui font partie de lui et davantage qui, unies entre elles par leur nature, font de l’âme la source des opérations vitales de l’homme, corps et esprit, d’où le principe de vie. Toute réalité est matière et forme, la forme donnant l’existence à la matière, car elle est sa détermination fondamentale, son principe de vie, son principe en tant que réalité animée ou inanimée.

La vie humaine comprend trois niveaux distincts : la vie végétative, la vie sensible et la vie de l’esprit, là où l’intelligence, là où l’amour se manifestent dans leurs originalités propres. La vie végétative et une part de la vie sensible, sa partie basse, sont communes à l’homme et à l’animal. La vie de l’esprit et une part de la vie sensible, sa partie haute, sont propres à l’homme. Cette part haute de la vie sensible concerne l’intelligence pratique, et la vie de l’esprit, qui est la vie spirituelle au sens fort du mot, concerne l’intelligence spéculative, celle qui s’abstrait de la vie pour l’être, puis au sommet pour Dieu, source de l’être et de l’être vivant.

Sans ce préambule, il n’est pas possible d’entrer sérieusement dans la question de l’amour, puisque l’amour se situe à ces trois niveaux de la vie. Ainsi l’amour que nous qualifions de végétatif, est l’amour des biens matériels, comme le vin ou la bonne chair, puis l’amour qui qualifie l’attachement à la forme est l’amour sensible. Enfin l’amour, se détachant du végétatif et du sensible pour l’être, au-delà de la vie, est l’amour spirituel. Par conséquent, l’amour de quelqu’un, d’un ami, comprend ces trois dimensions, mais la seule qui perfectionne l’amour est la troisième : l’amour spirituel. J’aime réellement tel ami, parce que je suis attaché à sa personne profonde, et la profondeur c’est son exister, son être, au-delà de la vie. L’amour sensible s’en tient à la vie, sans s’en détacher. Seul l’amour spirituel demeure au-delà de la vie, donc après la mort. L’amour sensible disparaît avec la mort de l’homme, comme l’animal d’ailleurs au plan affectif. Il en est de même pour l’âme animale et l’âme humaine, l’âme animale disparaissant avec la mort. Cela signifie qu’aimer quelqu’un uniquement d’un amour sensible, ce n’est pas l’aimer vraiment, donc en vérité.

Se pose alors la question de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? Est-ce c’est ce que je pense moi-même, par moi-même et par rapport à ce que peut penser un autre ? Non, c’est la sincérité. Je suis sincère, quand ce que je pense me semble vrai. Mais l’homme peut se tromper, peut être dans l’erreur, dans l’égarement par manque d’intelligence, par mensonge aussi qui est de fait un manque d’intelligence. Cela signifie que, lorsque l’intelligence n’est pas tournée vers sa finalité propre, on est face à un manque d’intelligence, comme un mal est le manque d’un bien, plus précisément la privation d’un bien. La question de l’amour, comme celle de la vérité, implique la découverte de la finalité. J’aime mon ami : la finalité de l’amitié est l’ami lui-même en tant que personne, et l’ami devient mon bien, puisqu’il me finalise. J’aime la vérité, parce qu’elle est mon bien. Pourquoi est-elle mon bien ? Parce qu’elle me finalise.

En effet, la vérité se dit de deux manières : la vérité ontologique et la vérité formelle. La vérité ontologique, de ontos, l’être, est la réalité en tant qu’elle existe, et c’est parce qu’elle est, en tant que telle, qu’elle est vraie. Ne dit-on pas habituellement que, quand telle chose est devant nous, qu’elle est ? En tant qu’elle est, elle donne sens à la vérité, qui est la vérité ontologique. Donc parce qu’elle, c’est la vérité. Par contre, la vérité formelle est inhérente à la pensée humaine. Elle est donc subjective et non objective, tout en étant relative à son objet, la réalité existante. La vérité formelle est une relation, la relation entre l’intelligence et la réalité elle-même. Quand l’intelligence saisit l’exister de la réalité, qui peut être quelque chose ou quelqu’un, elle saisit la réalité en vérité, en vérité formelle, donc limitée, parce que ce que saisit l’intelligence c’est l’intelligibilité de la réalité, sa quiddité, et non l’être lui-même. Saisir n’est pas posséder, mais en premier lieu poser un jugement existentiel, le jugement d’existence : ceci est, telle chose, telle réalité existe. L’intelligence est faite pour l’exister au-delà de la forme, parce que la forme est liée à la matière, et l’exister, inhérent au couple matière et forme, les dépasse. Le fait d’exister ne regarde pas s’il manque quelque chose, quel est l’aspect de la réalité, mais qu’elle existe, donc uniquement son être.

Intus legere, lire de l’intérieur, telle est la finalité de l’intelligence qui, s’associant nécessairement à l’amour, forme un couple avec lui. L’amour de la vérité est nécessaire pour que l’intelligence atteigne ce pourquoi elle est faite, son bien qui est sa fin : la recherche de la vérité, car l’être dépasse toujours la capacité de l’intelligence qui se situe au niveau de la vérité formelle, sans atteindre la vérité ontologique. Puis l’intelligence, tournée vers sa fin, se met au service de l’amour : « L’intelligence est gardienne de l’amour, de l’amour de l’autre et de l’amour de soi, quand l’intelligence contemplative est tournée vers sa finalité. Par contre, l’intelligence ferme les portes de l’amour, de l’amour de soi et de l’autre, quand elle se perd dans le raisonnement. Le raisonnement doit être mis au service de la recherche de la vérité dans une purification constante de l’imagination. C’est l’imagination, et dans son prolongement les idées, puis les idéologies, qui détruit l’amitié. Mais c’est l’imagination que le réalisme purifie en premier lieu, exigeant une profonde humilité et un grand sens de la finalité pour le bien de l’homme. » (Être et vivre entre intelligence et amour, de l’auteur)

 

                                                                                                  Jean d’Alançon