Une économie sans finalité

Que Jean Tirole, un des fondateurs de la Toulouse School of Economics[1], fût à peu près ignoré du public et des médias français jusqu'à sa nomination au prix Nobel d'économie en 2014, laissait présager un esprit original et une démarche intellectuelle indifférente aux modes. Le désir d'en savoir plus sur sa pensée ne pouvait qu'être accru par la parution d'un fort ouvrage auquel l'auteur n'a pas hésité à donner le titre provocateur d'Économie du bien commun[2]Provocateur, car si ce concept suscite encore un maigre intérêt dans le monde de la philosophie politique et sociale, il avait depuis longtemps disparu du « radar » des économistes, en tous les cas dans son sens original : il suffit de relever la définition qu'en donne le lexique classique des étudiants en économie de langue française dans une version récente : « peut être synonyme de bien en indivision, de bien collectif, ou, au pluriel (biens communaux), de la traduction de commons »[3].

En fait, ce livre est malheureusement plus intéressant pour ce qu'il ne dit pas que pour ce qu'il dit, et on peut sans doute s'interroger sur le relatif succès de librairie qu'il a connu, et la déception qu'il a probablement causée à nombre de lecteurs appâtés par son titre. Il fournit cependant au moins une occasion bienvenue de réfléchir à la possibilité d'introduire dans les décisions économiques une préoccupation pour le bien commun, et ce a fortiori à une époque où les décisions politiques ne sont trop souvent que l'habillage à peine déguisé de programmes économiques. Après avoir confronté la conception que s'en fait l'auteur avec celle de la philosophie scolastique qui en a fait la fortune, on pourra mesurer dans les faits la stérilité du détournement qu'il opère, avant d'esquisser une réflexion sur la révolution que supposerait une prise en compte honnête du bien commun dans l'activité économique de notre temps, et sur les causes à l'origine de ce grand déraillement...

La première déception est suscitée par l'organisation de l'ouvrage. Après quelques brèves pages d'introduction, qui sont l'occasion pour l'auteur de donner sa définition du bien commun et de justifier le plan et le contenu de son livre, il comprend pour un petit tiers quelques digressions semi autobiographiques sur sa conception du métier d'économiste, et pour le reste une présentation de ses propres travaux ou de ceux de son « école » sur un certain nombre de grands sujets à la mode de la politique économique : chômage, libre concurrence, place de l'État, mondialisation, financiarisation, robotisation, et, bien sûr, réchauffement climatique, sans qu'on y sente un effort réel de les reconsidérer à la lumière des enjeux que son titre laissait espérer voir débattus.

A propos de ‘’Bien commun’’.

Dans cette introduction, on ne trouvera pas, première surprise, de référence même lointaine à l'origine du concept de bien commun, ni à son utilisation à travers les siècles. En définitive, aucune définition claire n'en est vraiment donnée. On retiendra qu'il s'agit pour l'auteur d'une notion essentiellement subjective, qui serait à la fois une capacité institutionnelle à arbitrer entre intérêts particuliers et intérêt général (donc en quelque sorte des « conditions », mot que l'on retrouvera plus loin dans notre propos) et un état final de maximisation du bien-être collectif. Ainsi, « Définir le bien commun, ce à quoi nous aspirons pour la société, requiert, au moins en partie un jugement de valeur » ; et, plus loin, « La recherche du bien commun passe en grande partie par la construction d'institutions visant à concilier autant que faire se peut l'intérêt individuel et l'intérêt général » ; enfin « La recherche du bien commun prend pour critère notre bien-être derrière le voile d'ignorance. Elle ne préjuge pas des solutions et n'a pas d'autre marqueur que le bien-être collectif ». On reviendra sur le sujet du voile d'ignorance, mais notons sans attendre que rien ne nous est dit de plus sur la « partie » non incluse dans ces définitions bien peu rigoureuses. Pour compléter le tableau, lorsque notre Prix Nobel essayera, aussi brièvement, de définir les liens entre sa discipline et le bien commun, il confirmera plutôt que ne dissipera ces ambiguïtés : « L'économie, comme les autres sciences humaines et sociales n'a pas pour objectif de se substituer à la société en définissant le bien commun. » Pour autant « [l]'économie est au service du bien commun ; elle a pour objet de rendre le monde meilleur. À cette fin, elle tâche d'identifier les constitutions et les politiques qui promeuvent l'intérêt général ».

Difficile cependant de trop en vouloir à Jean Tirole, si l'on considère les risques d'une compréhension tronquée ou fautive du discours actuel de l'Église catholique sur le bien commun, alors qu'elle est pour une large part à l'origine de sa fortune. Son catéchisme, reprenant une phrase du concile de Vatican II, estime en effet dans la partie qu'il consacre explicitement à ce sujet qu'il faut entendre par là « l'ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres d'atteindre leur perfection, d'une façon plus totale et plus aisée », et qu'il est atteint moyennant le respect des droits de l'homme, le « bien-être social et le développement » des groupes et de chaque individu, et la sécurité de la société et de chacun de ses membres[4]. Une lecture approfondie tant du Catéchisme que du Compendium de la doctrine sociale de l'Église permettrait peut-être de nuancer la conception utilitariste qui se dégage de cette formule cent fois répétée, mais le mal est fait... D'abord, en utilisant le terme de « conditions sociales », le premier risque, en s'attachant à l'adjectif, est de faire erreur sur cette perfection, qui est « la contemplation du vrai et du bien », pour reprendre la philosophie d'Aristote, et la « béatitude éternelle», comme nous l'enseigne saint Thomas d'Aquin. Le deuxième risque est de s'arrêter à une compréhension erronée des rapports entre bien et perfection : un des grands commentateurs contemporains du Docteur angélique explique certes que « quiconque conçoit le bien comme un absolu ne le conçoit pas du tout. Il n'est pas la perfection, mais l'aptitude à parfaire », mais il précise immédiatement que cette aptitude est « le don d'ébranler nos tendances, de les incliner, de les livrer au désir, de les engager à l'action »[5]. Autrement dit, au risque de schématiser une pensée complexe, si la béatitude n'est pas le bien commun, les conditions de sa recherche ne peuvent être un bien que si elles ont effectivement produit leurs effets de perfection et de délectation.

Au total, contrairement à ce qu'avance Jean Tirole, il convient de tenir que le bien commun n'est en rien le résultat d'un jugement de valeur, ni soumis aux caprices de la « société ». L'usage de la raison nous indique qu'il est notre contemplation croissante du Vrai, du Beau et du Bien, et la Révélation qu'il est notre conformation croissante à la vie de Dieu. Comme il est d'autre part le résultat des actes humains, pour lesquels l'intelligence prime sur la volonté, le premier devoir de l'autorité qui en a la charge est d'éclairer nos intelligences sur ce point, au minimum d'éviter leur obscurcissement. Les conditions de son atteinte, qui sont en même temps son avènement, résident dans le développement des vertus, humaines et théologales en chaque personne et en chacun des groupes composant la société : on sait que la vertu est une disposition habituelle et ferme à faire le bien, qui nous conforme progressivement à notre fin. De ce fait, on comprend que l'enjeu n'est en rien d'arbitrer entre intérêt général et intérêts particuliers. Comme l'écrivait saint Thomas : « Le bien propre ne peut être assuré au complet sans qu'en même temps ne soit assuré le bien commun de la famille, de la cité, de la patrie auxquelles appartient l'individu et dont il est tributaire. » Certes, nous sommes corps, âme et esprit, et notre félicité dépend de notre possession des biens de l'âme (vertus intellectuelles et morales), du corps (force, santé, dextérité, etc.) et des biens extérieurs (richesse, sécurité, estime d'autrui, etc.). Mais il ne peut y avoir conflit ni entre ces différents biens ni entre ceux de l'individu et ceux d'une communauté supérieure, nécessitant un arbitrage : ils doivent simplement être ordonnés à leur fin propre. Quant au bien propre d'un individu, il ne peut jamais être en conflit avec celui de sa famille, non plus que le bien commun à la famille contraire à celui de chacun de ses membres. En définitive, le vocabulaire n'est pas indifférent : en parlant plutôt d'intérêt particulier et d'intérêt général que de bien propre et de bien commun, on a oublié qu'il s'agit du bien commun à tous.

Pour conclure ce trop long développement, on se permettra de citer encore une fois Jean Lachance, en explicitant marginalement (en italiques) sa pensée : « Le bien commun consiste en un acte de contemplation auquel dispose la vertu et un certain bien-être matériel (eu égard à notre nature humaine).En conséquence, l'unique moyen de le réaliser est de promouvoir chez l'homme (et les communautés auxquels il appartient par sa nature) la vertu et de lui procurer une certaine prospérité dans la tranquillité de l'ordre[6] ».

Et l’économie dans tout cela !

On devine après tout cela qu'il risque de ne rien avoir de bien convaincant pour nous dans les longs développements de Jean Tirole sur sa conception de la science économique et les problèmes actuelsqu'elle doit affronter. Mathématicien de formation, diplômé brillant de l'École polytechnique et des Ponts et chaussées, il confesse avoir choisi finalement de se consacrer à la science économique parce qu'elle satisfaisait mieux sa grande curiosité de la chose humaine, et certainement une naturelle générosité. Derrière une certaine modestie affichée, on pourrait cependant déceler un appétit à transformer le monde à sa vue, qui est peut-êtreun danger inhérent à toute démarche savante qui n'aurait pas été précédée d'une réflexion approfondie sur ses ressorts profonds ; ses quelques citations au début de cet essai suffisent à le montrer. C'est qu'il raisonne en physicien, comme si certaines causes produisaient de façon immutable les mêmes effets, alors qu'il s'agit d'hommes qui se caractérisent par leur libre-arbitre, même s'ils sont en partie contraints ou freinés par leurs conditionnements ou par leur nature. Aussi, dans les sciences que Aristote et saint Thomas qualifiaient de pratiques, et que nous appelons sciences humaines, la vérité et la fécondité de la démarche ne reposent pas d'abord sur la compréhension des causes mais sur celle de la fin, éclairée par celle des obstacles qui se dressent sur le chemin de son accomplissement. À défaut, et comme chaque fois que l'on refuse le réel, on verse dans l'idéologie, avec ses conséquences destructrices.

Jean Tirole affirme ainsi que « nous réagissons aux incitations auxquelles nous sommes confrontés. Ces incitations, matérielles ou sociales, et nos préférences combinées, définissent le comportement que nous adoptons »[7]. Il ne laisse en fait que peu ou pas de marge à notre liberté, parce que nos préférences sont elles-mêmes dictées par d'autres conditionnements, et parce que plus profondément, il part des causes avant de s'intéresser à la fin. Le mot de libre-arbitre n'est d'ailleurs nulle part prononcé dans les 630 pages de son ouvrage ; il est significatif à cet égard de constater que, faute d'une réflexion d'homme de culture sur la nature humaine, il est conduit par le biais de lourdes expériences et statistiques sociologiques à redécouvrir des vérités sur les ressorts cachés de notre générosité ou de notre reconnaissance que les moralistes français du XVIIesiècle avaient dévoilées au détour d'une maxime[8].

Gunnar Myrdal, également prix Nobel d'économie, mais en 1974, regrettait que toute l'économie classique fût fondée sur « la philosophie morale utilitariste et en particulier la psychologie basique hédoniste et associationniste »[9]. Comme on le sait, Adam Smith disait lui-même que « ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur intérêt propre ». Pour déplaisant que cela paraisse, cet « intérêt propre » n'était pas forcément moralement fautif. En revanche, Jean Tirole va plus loin, puisqu'il cite avec enthousiasme et révérence un certain Daron Accemoglu, « un des plus brillants économistes contemporains », qui affirme que « l'un des apports profonds et importants de la science économique est de révéler que, en soi, la cupidité n'est ni bonne ni mauvaise. Lorsqu'elle est canalisée au service d'un comportement novateur, concurrentiel et axé sur la maximisation du profit, dans le cadre de lois et de réglementations bien conçues, la cupidité peut servir de moteur à l'innovation et à la croissance économique »[10]. On voit comme on est loin de notre définition du bien commun qui semble ramené ici à l'innovation et la croissance économique ...

L'exemple est significatif, car il nous semble résumer en définitive une conception globale de l'humanité et du rôle de l'économiste: une humanité composée d'individus sans racines, sans liens et sans liberté, soumis à leurs désirs infinis, qu'il convient d'essayer de satisfaire au mieux sans se préoccuper de leur justification, en essayant de limiter, de la façon la plus mécanique et neutre possible leurs dégâts « collatéraux ». Ainsi, le souci de l'autre, quel qu'il soit, ne repose que sur notre égoïsme : faute de connaître de façon assurée et permanente notre situation dans le monde, il convient par précaution, dans notre intérêt propre, sous le concept du « voile d'ignorance », de combattre ses effets les plus dévastateurs pour les moins favorisés. D'ailleurs, les inégalités sont d'abord, voire uniquement condamnables pour l'inefficience qu'elles introduisent dans le fonctionnement général. Pas un mot bien sûr, de tout le livre, sur les communautés intermédiaires ni sur les familles ou les patries. Quant à l'État, il n'est pas l'autorité légitime responsable du bien commun d'une communauté humaine, mais le simple outil de régulation que l'on conserve en attendant d'avoir pu tout confier à des « autorités administratives indépendantes » ou autres « agences » de même poil, dont on est sûr qu'elles n'auront ni projet libre ni finalité. On ne résiste pas à cet égard, pour illustrer le caractère idéologique du propos, à relever que pour Jean Tirole, « l'idée du planisme, issue du régime de Vichy (sic) et reprise après-guerre, doit faire place à l'État arbitre »[11]. Est également idéologique, et à la limite mensongère, la prétention de l'économiste, comme de tout « praticien » des sciences pratiques, à rester neutre face aux finalités de la communauté dont il fait partie : c'est avoir fait le choix du relativisme.

Face à une communauté humaine soucieuse uniquement et à n'importe quel prix de l'efficacité de son système de production et distribution de biens et services, l'économiste qui adhérerait à la définition du bien commun avancée plus haut, à défaut de contester le bien-fondé de ce choix, aurait au moins devant lui un champ d'action considérable en s'attachant à montrer comment chercher à développer les vertus de tous, dans le respect des personnes et de leurs communautés « intermédiaires », contribuerait à cet objectif d'efficacité. Les exemples sont si nombreux et si patents que l'on s'étonne de l'aveuglement de tant d'entre eux, que peut seule expliquer l'idéologie : coût économique et social extraordinaire de la destruction des cellules familiales, de la mainmise de l'État sur l'éducation des enfants, de la dissolution des mœurs, de rythmes de travail inhumains ne respectant pas le repos hebdomadaire ; avantages économiques indéniables de l'entreprise « familiale », à taille humaine, libérée des contraintes et exigences folles d'un actionnariat vorace aveugle et court-termiste, d'une organisation de l'entreprise fondée sur le goût du travail bien fait, la fidélité et l'honnêteté plutôt que sur une accumulation sans fin de normes et de procédures censées empêcher les comportements déviants sans jamais y arriver ... La mode actuelle de l'entreprise responsable sur le plan social et environnemental, en dépit de son détournement immédiat à des fins utilitaristes, voire à un affichage mensonger, en donne quelques illustrations : ainsi le PDG de l'entreprise Danone explique que la mobilisation d'une partie de ses cadres sur un projet alimentaire pour les plus pauvres des Bengladis, même s'il n'a donné lieu à aucun bénéfice comptable, a conduit à une transformation en profondeur des modes de travail et des capacités d'imagination de l'ensemble de son personnel se consacrant à des projets immédiatement lucratifs, et à ce titre à un avantage concurrentiel palpable.

Pourtant, on sent bien qu'il n'y aurait là qu'une réponse partielle et profondément insatisfaisante. En faisant du bien-être matériel l'unique objectif d'une humanité réduite à une collection d'individus notre société court à sa perte, et on en observe aujourd'hui plus que des signes avant-coureurs. On peut certes y voir une des principales conséquences de la modernité, et s'attacher à en identifier les fondements philosophiques et politiques. Mais on peut aussi se demander dans quelle mesure l'économie aurait pu être le terreau, voire être partiellement à l'origine de cette révolution intellectuelle. Autrement dit, le libéralisme des modernes trouve-t-il simplement une de ses expressions dans le capitalisme contemporain ou en est-il pour partie le résultat?

Dans un ouvrage déjà ancien sur la nature profonde de ce dernier, Jean Baechler fournit quelques éléments de réponse qui nous semblent éclairants[12]• Il définit également le capitalisme comme le fruit abouti d'une recherche de l'efficacité économique sans aucun frein, rendue possible à la fois par l'évacuation de toute transcendance (racine philosophique) et l'existence d'une aire culturelle unique mais sans unité politique (racine politique et historique en quelque sorte), alimentée enfin par l'émergence puis la domination absolue des marchands (racine sociologique). La cohérence de la démonstration n'est pas toujours évidente, mais le constat final peut emporter l'adhésion : notre société postmoderne se caractérise en effet comme un monde où non seulement s'effacent ou disparaissent les prêtres, les soldats et les politiques, comme il le souligne, mais duquel sont même en passe de disparaître les producteurs (avec la fin annoncée du travail), laissant toute la place aux marchands, dans un mouvement initié pour lui au XIesiècle mais qui prend un caractère aigu à la fin du XIIIe, à la Renaissance et à la fin du XVIIe siècle en Angleterre. Il n'est pas anodin que ce soit justement les trois périodes fréquemment identifiées comme celles ayant fourni les bases idéologiques de la modernité...

J. Baechler consacre à cet égard un intéressant développement à la substitution de l'artisan par le travailleur, en partant d'une remarque de Jean-Pierre Vernant sur le travail artisanal chez les Grecs : « Dans la sphère de son métier, les capacités de l'artisan sont rigoureusement soumises à son ouvrage, son ouvrage rigoureusement soumis au besoin de l'usager. »[13] Le même auteur observe qu'à partir du XIe siècle, et de façon éclatante à partir du XIIIe, sous l'impulsion des marchands qui prennent une place croissante dans la société, les corporations d'artisans sont contournées et les habitants des campagnes mis au travail pour fournir les biens nécessaires pour alimenter leur commerce, biens écoulés dorénavant à leur valeur d'échange. « Or, observe-t-il, il y a une logique de la valeur d'usage : l'objet fabriqué vaut pour lui-même, parce qu'il sert à un usage défini ; cette valeur est déterminée par la tradition ou par un contact spécial avec le monde des idées, mais elle est une donnée qui préexiste au travail ; de même, le besoin que l'objet est appelé à satisfaire est lui aussi une donnée quasi naturelle. [...] Au contraire, lorsque la valeur d'échange l'emporte, tous les rapports sont inversés : l'objet n'est plus fixe, il peut être n'importe quoi, du moment qu'il trouve acquéreur ; le besoin devient lui aussi mouvant, puisque aucun lien, subtil mais nécessaire, ne le relie plus à des objets fantômes. »[14] Pour Baechler, même s'il ne le dit pas explicitement, il y a là la racine du système capitaliste, la recherche de l'efficacité économique sans frein étant elle-même suscitée par l'obligation de satisfaire des besoins sans frein, dans une déconnexion de plus en plus absolue du réel et de la nature humaine.

Notre société postmoderne est justement caractérisée par la disparition de toute autre valeur que la valeur d'échange, et donc par la marchandisation de tout ce qui existe, avec son accomplissement ultime auquel on assiste aujourd'hui, la marchandisation même de la vie en son commencement et à sa fin. Plus rien ne vaut, plus rien n'est richesse ou créateur de richesse que l'échange, comme le montre par exemple l'objet de toutes les entreprises phares de ces dernières années, de Google à Uber, chacun de nous finissant par se transformer de plus en plus en marchand, que ce soit en privilégiant pour ses enfants une école de commerce à toutes autres études, en revendant ses cadeaux de Noël, ou en louant son appartement ou sa voiture à un tiers rencontré sur un de ces sites d'échange qui font seuls fortune aujourd'hui (y compris ceux consacrés à « l'échangisme »). Si l'on est moins moderne, en contribuant à, ou en arpentant ces vide-greniers qui prolifèrent et sont devenus les derniers lieux de communion populaire ... Nous sommes en passe de n'être plus qu'à peine consommateurs, et surtout commerçants !

Ainsi, la science économique, chargée à son origine de comprendre comment satisfaire au mieux les besoins matériels élémentaires d'une communauté humaine, les « affaires ordinaires de la vie », comme le disait le grand économiste néo-classique Alfred Marshall , en consacrant la valeur d'échange comme seul étalon et seul régulateur du système, s'est transformée progressivement en l'outil d'une déshumanisation totale, d'un homme réduit à la fonction de travailleur, puis de consommateur, enfin de marchand, avant de finir dans l'insignifiance, ou la fusion avec la machine. Ce choix était malheureusement rationnel et en partie inéluctable car une conséquence de l'expansion de l'athéisme, athéisme philosophique d'abord, puis rapidement athéisme pratique avec le développement du protestantisme. Voilà pourquoi il trouve sa théorisation en Angleterre au XIIIe siècle, avec Adam Smith : si Dieu n'existe pas, il n'y a plus de Providence, et il importe de trouver un autre moyen d'assurer l'harmonie et de donner un sens à nos rapports mutuels et au monde ; c'est le rôle du marché, doté d'une « main invisible ». Mais cette main qu'on a cru vouloir désigner Dieu sans oser le nommer, en est en fait un substitut. Or elle ne peut jouer son rôle qu'à condition qu'aucun frein de quelque sorte ne soit jamais opposé à son fonctionnement mécanique, c'est-à-dire que rien n'existe en dehors des valeurs d'échange. Toute la théorie économique depuis cette époque est fondée sur ce postulat : la situation optimale est celle de l'équilibre du marché, dans le respect des valeurs d'échange qu'il dégage. Quasiment toutes ses évolutions récentes se limitent à essayer de contrer ou prévenir les obstacles que certaines personnes s'obstinent à mettre à son fonctionnement optimal, finalement purement mécanique, et en définitive, Jean Tirole n'échappe pas à cette ambition illusoire.

Cela nous renvoie à nos considérations initiales sur les fondements des sciences pratiques. À quelques rares exceptions, la science économique contemporaine s'est donnée, avec l'omnipotence du marché, une « loi » qui lui permet de travailler et de réfléchir comme si son objet, l'activité humaine, était dénuée de liberté, comme la matière physique. L'enjeu, pour un économiste réellement soucieux du bien commun, serait, s'il est encore temps (en fonction du degré de liberté qui subsiste encore dans notre humanité...), de la fonder sur la compréhension des fins ultimes de l'homme, et la volonté de l'aider à les atteindre en vérité. Un critère fort de succès de cette reconstruction serait de voir cantonner de nouveau la marchandisation, le marchand et donc le marché à la portion congrue qu'il n'auraient jamais dû dépasser, en agissant tant sur la demande (en mettant un frein à la création de besoins artificiels voire coupables) que sur l'offre (en restaurant une production comportant une part plus importante d'autoconsommation et dans tous les cas un circuit plus court jusqu'au consommateur et une réhabilitation de l'artisan) : programme complexe qui dépasse le cadre et l'objet de ce travail ...

Pour autant, en guise de conclusion, et pour souligner le sérieux de l'enjeu, on ne résiste pas à l'envie de renvoyer le lecteur à la place que réserve le Nouveau Testament au marchand et à l'activité marchande. On pense bien sûr aux marchands du temple, mais sur quelle base bienveillante interprète-t-on trop souvent la condamnation du Christ comme celle seulement des mauvais marchands, plutôt que comme une assimilation du marchand au voleur et au brigand? C'est d'ailleurs pour retourner à son commerce qu'un des invités refuse de venir à la noce. Seul le marchand qui accepte de tout vendre pour un seul bien sans rien garder pour lui trouve grâce aux yeux de l'Évangile... à l'opposé de l' Ananias et de la Saphira des Actes, auxquels il ne fut pas pardonné d'avoir voulu se réserver un bénéfice sur le don pourtant foncièrement généreux qu'ils faisaient à l'Église naissante. Décidément, le métier de vendeur semble plus dangereux pour notre salut que celui de percepteur d'impôt ou de soldat d'une puissance occupante, voire que celui de bandit...

JACQUES BONNET

[1] Il s'agit d'une fondation de coopération scientifique créée en 2007, transformée depuis en composante de l'Université Toulouse Capitole, sous un intitulé bilingue.

[2] Économie du bien commun, Presses universitaires de France, mai 2016, 18 €.

[3] Lexique d'économie, Dalloz, 2010.

[4] Voir les paragraphes 1906 à 1909 du Catéchisme de l'Église catholique, dans sa traduction française de 1992.

[5] T.R.P Louis Lachance O.P. Le concept de droit selon Aristote et saint Thomas, Éditions du Levrier, Ottawa 1948, p. 47.

[6] Ibid., pp. 182-183.

[7] Jean Tirole, op. cit., p. 15.

[8] Ibid., pp. 173 SS.

[9] Gunnar Myrdal, conférence sur l'économie institutionnelle, prononcée le 15 décembre 1977. Cité par Cyrille Ferraton, Les valeurs qui guident et accompagnent notre recherche. L’institutionnalisme de Myrdal, ENS Éditions, 2008, p. 78.

[10] Jean Tirole, op. cit., p. 75.

[11] Ibid., p. 227.

[12] Jean Baechler, Les origines du capitalisme, Gallimard, 1971.

[13] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspéro, 1965, p. 221.

[14] Jean Baechler, op. cit., p. 59.