D'où vient la crise financière ? C'est évidemment une crise classique de marché (bulle), massivement aggravée par un excès d'avidité collective et d'irresponsabilité. Mais il y a aussi bien autre chose : un évènement exceptionnel, un changement d'époque.

Il ne s'agit pas ici seulement des subprimes, de ces prêts consentis dans des conditions aberrantes à des ménages américains modestes. À eux seuls ils sont un exemple remarquable d'irresponsabilité, des prêteurs bien sûr, mais de tout le système derrière qui n'y a pas mis bon ordre. Mais la crise par son ampleur et sa nature va bien au-delà des subprimes. C'est tout une activité qui s'effondre, un modèle de financement de l'économie. Les risques qu'on attendait sur les hedge funds ont explosé sur des instruments achetés par des professionnels et notées sans risque .
Une crise systémique
Un élément systémique donc : une innovation majeure n'a pas tenu ses promesses et volé en éclat au premier choc, et avec elle un circuit essentiel du financement de l'économie américaine. La titrisation est en soi une bonne idée ; mais pas dans ces proportions et pas avec cette complexité. Pour marcher durablement, cela supposait une considérable capacité d'analyse des professionnels : ils ne l'ont pas. Et surtout un degré très élevé de confiance, envers les outils et envers les acteurs, dont on n'était pas conscient : on achetait un titre noté triple AAA dans une grande banque d'investissement comme si c'était une sécurité absolue. Cette confiance n'a pas résisté au choc.

À vrai dire dans l'histoire de la finance, les grandes crises ont toujours été des crises de fausse sécurité. Par rapport aux crises boursières pures (comme la nouvelle économie en 2000), les crises du crédit (comme la dette latino-américaine en 1982), sont beaucoup plus meurtrières : on se croit en terrain sûr et on va beaucoup plus loin. Mais la nouveauté ici était la fausse sécurité donnée par des techniques nouvelles supposées fiables. D'où la généralisation de la crise de confiance des produits aux établissements, bien au-delà des subprimes et de l'immobilier. On n'arrive alors plus à endiguer le jeu des dominos : les grands noms de la finance américaine ont plongé. La seule solution a été une intervention massive des pouvoirs publics.

L'illusion a été aggravée par l'idéologie du marché. Non pas la reconnaissance du rôle du marché dans l'économie. Mais la prétention qu'il est toujours et partout le meilleur mécanisme entre réalités économiques, et que moins il est régulé, mieux il marche. Ce qui s'est confirmé faux. Non pour les raisons souvent mises en avant (parce qu'il serait injuste ou manipulé) : vraies ou fausses, elles n'ont pas joué ici de rôle central. Mais parce que souvent il ne fonctionne pas, ou seulement si tout va bien. Pour qu'il marche durablement il faut que les acteurs sachent ce qu'ils achètent ou vendent, puissent déterminer un prix, et croient que demain à nouveau il y aura des acheteurs ou des vendeurs avec un prix correct. Sinon le marché disparaît. C'est ce qui s'est passé ici. À nouveau c'est une question de confiance.

En outre, avec la généralisation de la comptabilisation dite au marché, l'idéologie a sacralisé tout simulacre de marché au détriment de la réalité. Dans ce système, même des transactions sporadiques de vendeurs aux abois sont considérées plus fiables qu'une analyse raisonnée de la valeur future des flux d'argent en cause. S'il n'y a plus de confiance, cela conduit à une dépréciation générale des actifs. Des pertes énormes sont affichées sur cette base, et le jeu des dominos continue. En bref, l'idéologie tue la confiance. On est effaré par l'obstination de l'IASB (le régulateur comptable international) à défendre imperturbablement cette méthode, dans l'ignorance de ce qu'est un marché réel. Pourtant tout opérateur sait qu'il y a marché et marché : des marchés organisés profonds et liquides, ou des marchés minces et artificiels, qui s'évaporent au premier coup de vent. On ne peut les traiter de la même manière.
Le marché suppose la confiance et la confiance la régulation
Que faire donc ? Écarter d'abord les fausses bonnes idées, hélas nombreuses. L'une est de tout attribuer aux rémunérations et de chercher une solution dans leur plafonnement ou étalement. Bien sûr il faut réformer les régimes de rémunérations pour les mettre en rapport avec les risques réels. Et supprimer les parachutes dorés de dirigeants défaillants. Mais cela ne suffit pas. En régime de croisière, si une firme peut gagner de l'argent sur une activité, on ne peut l'empêcher de s'y lancer, même si on contrôle les traders. Sauf à réguler directement l'activité en question. Une autre idée est que le crédit sur bilan bancaire est par nature plus sûr. Mais la plupart des crises de crédit du passé ont été des crises de bilan. On dit aussi que ce qui sauve est la diversification des actifs : c'est vrai mais pas infaillible (exemple d'AIG). On mentionne aussi les dépôts des clients : dans cette crise ils ont été un facteur de sécurisation. Mais cela peut présenter aussi son risque : celui de panique des déposants, qu'on a vu dans les années trente. En fait la sécurité principale n'est pas là : elle est dans le système de régulation d'un côté, dans la culture des entreprises de l'autre.

Contrairement à l'idée reçue, les régulateurs sont essentiels pour qu'un marché fonctionne. La confiance est clef : qui mieux que les pouvoirs publics peut la susciter, notamment par des règles du jeu ? Et surtout par un contrôle des risques et des garde-fous. En économie concurrentielle, une activité très rentable qui dure est forcément à risque élevé. Mais elle attire du monde. Et là le rôle des pouvoirs publics est central, comme dans toute activité à risque, de la chimie au nucléaire : un contrôle des risques excessifs et notamment systémiques.

Dans le cas des banques, cela va au delà des ratios – quoique Bâle II qui est en place depuis janvier 2008 soit bien supérieur à Bâle I qui était encore en vigueur en 2007 [1]. À côté, il faut une surveillance directe des risques. Et une législation appropriée pour bloquer les produits manifestement dangereux. Tout cela suppose en outre que les régulateurs soient compétents pour analyser ces risques.

Sur tous ces plans, l'absurdité de la supervision bancaire et assurantielle américaine récente éclate, sans même parler de la macroéconomie : à commencer par les règles d'octroi des prêts, la manie collective de l'endettement et le délire du subprime, pour continuer sur la division en 50 de la supervision des assurances (donc incompétente pour surveiller des conglomérats sophistiqués) et la division entre Fed et SEC. Mais encore au-delà, c'est au niveau mondial, au moins transatlantique que la crise oblige à agir. Depuis deux ans, on parle de reconnaissance mutuelle et de convergence entre régulateurs ; mais les faits sont allés plus vite. Le marché est mondial. Mais ce devrait être comme pour les marchandises : on ne peut avoir de marché ouvert que si on est sûr de la qualité des produits qui passent. Il faut donc que les régulateurs travaillent très étroitement ensemble et que les règles soient suffisamment communes pour que chacun soit en confiance. Ainsi pour les agences de notation, comme déjà les ratios prudentiels. À défaut, une supervision autonome et beaucoup plus affirmative côté européen s'impose. Et corrélativement au niveau national, car c'est là que sont la ressource et la sécurité ultimes.

Les modèles actuels de marché financier ont été violemment secoués, mais cela ne fait pas disparaître leur fonction, car ils sont seuls à même d'orienter tant bien que mal les investissements et de déterminer les prix des ressources essentielles. D'ailleurs, hors les dérivés de crédit objets de la crise, et le marché monétaire grippé par la méfiance qui en résulte, ces marchés essentiels fonctionnent, bien que secoués (actions, matières premières, obligations, dérivés etc.). C'est comme l'immobilier : les prix des maisons fluctuent de façon troublante, mais qui confierait leur fixation à une administration ? Et pourtant il faut réguler ce marché : réguler le foncier, réguler le crédit. C'est la même chose pour le marché financier. Il ne peut pas vivre sans régulation. C'est donc aux pouvoirs publics, aux niveaux mondial, européen et national, de restaurer la confiance, et pas seulement en jouant les pompiers. Non pour se substituer au marché, mais pour organiser la vie commune.
Une question morale
La peur du gendarme est indispensable, mais on ne bâtit pas une société responsable sur sa seule base. Nous n'insisterons pas sur les défaillances morales que révèle cette crise : l'avidité (greed) est la plus visible, mais que dire de l'irresponsabilité des prêteurs, des arrangeurs, des notateurs, des investisseurs ? Elle révèle un cynisme qui dépasse les moyennes habituelles.

Mais, au-delà il faut dénoncer l'alibi inacceptable que donne l'idéologie moderne du marché : celle de la volonté libre qui justifierait n'importe quelle transaction. Il est normal que dans une économie basée sur la liberté, acheteurs et vendeurs déterminent le prix et la nature de ce qu'ils échangent (sous réserve des considérations de sécurité). Mais cela ne justifie en rien le droit à prêter, fabriquer ou placer n'importe quoi. Nous sommes responsables moralement de nos actes.

Certains passages de saint Thomas d'Aquin sur la moralité de l'acte de vente seraient ici tout à fait pertinents. Nous retrouvons ce fait central qui est à mon sens la différence majeure entre la doctrine sociale de l'Église et l'idéologie dominante : la nécessité d'une référence au Bien chez tous les acteurs de l'économie, et notamment les participants à un marché ; la nécessité d'une régulation publique soucieuse du Bien commun. Cela ne suffit pas : le péché existe, l'illusion aussi, surtout collective. Mais ce qui est sûr est que sans ce souci du Bien, il y a peu de chances que la fameuse main invisible s'en charge.

* Pierre de Lauzun est économiste, directeur général-adjoint de la Fédération bancaire française. Vient de faire paraître Christianisme et Croissance économique, Parole et Silence, mai 2008.

[1] Les accords de Bâle (1988 et 2004), signés par les gouverneurs des banques centrales des pays de l'OCDE, imposent aux banques le respect d'un ratio minimal de fonds propres par rapport à l'ensemble des crédits accordés.