Le vol de l'Aigle, leçon d'infidélité et de surprise

Le 1er mars 1815, il y a exactement deux cents ans, débarquait sur les côtes de Provence, à Golfe Juan, Napoléon Ier. Récit des Vingt Jours qui virent défiler tant de trahisons et la naïveté de ceux qui crurent dans le retour de l’Empereur pour panser les plaies de l’Empire.

TROP A L'ETROIT dans son île d'Elbe dont on murmurait qu'elle n'était pas un sûr refuge et que les Anglais rêvaient de l'en déloger pour l'exiler outre-océans, l'Empereur venait d'entamer la reconquête de son trône perdu, celui, impérial, de la France.

L'histoire des Cent jours n'est plus à écrire. La fébrile activité politique, diplomatique et militaire de l'infatigable Bonaparte pour se maintenir sur le trône et éviter une nouvelle guerre. L'implacabilité des puissances coalisées qui, après vingt ans de conflits, ne désiraient courir aucun risque de nouvelle contagion révolutionnaire. L'ultime campagne de juin 1815 et la défaite de Waterloo, clôturée dans la déroute et la seconde abdication avant le terrible exil de Sainte-Hélène. Tout cela est connu !

Après vingt ans de guerre

Ce qui l'est moins et mérite sans doute l'attention, c'est le récit de ces vingt jours qui séparèrent le débarquement de Golfe Juan de l'entrée de Napoléon dans Paris. Pendant ce temps court, retenu par la légende comme le « vol de l'Aigle », la royauté des Bourbons s'effondrait une seconde fois, tandis qu'un roitelet d'opérette ramassait les lauriers des Césars pour redevenir « l'Ogre » des caricatures londoniennes.

1814 avait été l'année du retour de Louis XVIII. Revenu à la suite des ennemis de la France, il avait su le faire oublier, et si les régicides de 1793 avaient dû abandonner leurs charges dans les grands corps de l’État, notamment la préfectorale, l'épuration était restée modérée. Point encore de « Terreur blanche » comme il y en eut en 1815. Louis était un roi de paix et de consolation, qui obtenait le départ des armées d'occupation alliées, qui abrogeait la conscription, qui donnait à la France la constitution la plus libérale qu'elle ait eu jusqu'alors. Certes, il y avait les Ultras, mais pour ce Bourbon, on se plaisait à chanter « Vive Henri IV » ! Et en mars 1815, on était loin d'imaginer que la paix si vite et facilement rétablie dans un État ruiné par vingt ans de guerres incessantes, puisse être remise en cause.

La fidélité des girouettes

Le succès de cette première Restauration reposait sur trois facteurs ; la lassitude du peuple face à la guerre, la grande mansuétude du roi pour ses anciens ennemis, le ralliement presque unanime de l'ancien personnel impérial, souvent issu de la Révolution… En somme, la fidélité des girouettes avait permis l'établissement de la nouvelle royauté…

Le 1er mars 1815, c'est exactement l'effet inverse qui allait se produire. Napoléon débarqué, il ne savait sur qui s'appuyer pour reprendre le pouvoir. Accompagné d'un peu moins de deux mille de ses grognards, il remonta les routes de France, en direction de Paris. Mais de clocher en clocher la nouvelle volait ; l'empereur revenait ! Terreur des uns, c'était la joie des autres, et à commencer par tous les demi-soldes, ces innombrables soldats, sous-officiers et officiers, licenciés l'année passée, aigris par la pauvreté et l'inactivité. Bien des paysans, dont les fils n'avaient point été tués, avaient vite oubliés les sacrifices de la guerre passée, accablés par les impôts présents, nécessaires au remboursement des colossales dettes contractées par… Napoléon lui-même, et endossées par Louis XVIII… En somme, l'empereur trouvait sur sa route autant d'acclamateurs qu'il avait eu de critiques l'an passé, et chez les mêmes esprits le plus souvent.

Sincérités successives

Mais ce n'est pas eux qui firent le retour de Napoléon. Prévenu le 5 mars, Louis XVIII dépêcha immédiatement des troupes régulières et le maréchal Ney à la rencontre de celui que le roi appelait « le général Buonaparté ». Ney, adoubé prince de la Moskowa sur le champ de bataille en 1812, traître en 1814 et instigateur de l'abdication de Napoléon, avait juré à son roi qu'il serait fidèle cette fois-ci. Face à son ancien maître, il trahit de nouveau. Emporté par ses troupes, il cria « Vive l'empereur ! » et lui tendit son épée.

Cette trahison ne fut que la première d'une longue série. De la Provence à Grenoble, de Grenoble à Lyon, de Lyon à Auxerre et d'Auxerre à Paris, les préfets soit se font porter pâle, soit se rallient franchement, malgré les ordres formels du roi. Les généraux et maréchaux s'empressent, malgré le serment de fidélité. À Paris le Conseil d’État, la Cour des Comptes, la Cour de cassation, la municipalité protestent tous de leur amour du roi et se déclarent prêts à « mourir » pour lui. Le 20 mars ils se rallieront également à l'empereur.

La trahison progressant au fil des kilomètres suscitait aussi des réveils sincères et créait ainsi, autour de Napoléon, presque seul le 1er mars, un émoi populaire massif, face auquel les défenseurs de la royauté devenaient de moins en moins nombreux. Plus les chefs abandonnaient le roi, plus les partisans de la base se trouvaient soudain un amour sincère pour l'empereur. Dans les rues et le long des chemins, à partir de Lyon, on cria plus d'une fois « vive la République ! » ou « à bas les prêtres ! », et parfois ce cri se trouva dans la bouche de ceux-là mêmes qui animèrent l'épuration anti-Bonapartiste de l'été 1815.

Rien de nouveau sous le soleil

Le 19 mars, abandonné de presque tout ce qui comptait en France, Louis XVIII prit la route de Lille, puis de Gand en Belgique, entouré de quelques derniers fidèles, royalistes de toujours, officiers de l'Empire sachant ce que le mot « honneur » veut dire, et des jeunes gens de la garde royale, esprits poétiques et chevaleresques. Le 20, Napoléon était porté en triomphe aux Tuileries par le peuple qui avait crié « Vive le roi » ! peu auparavant, et le dirait de nouveau sous peu…

Plus que l'histoire bien passée des Cent jours, ces quelques vingt jours sont, pour nous, les plus riches d'enseignement en ce qu'ils nous montrent combien la politique était l'art de la surprise, du fragile, de l'instable, à quel point les fidélités pouvaient se monnayer, s'échanger, en des cœurs malléables. En somme, sentant le vent et les rapports de force, la plupart des hommes de ce temps, pour se maintenir, ou pour gagner le pouvoir, n'avaient qu'une audace, courir le bon cheval, quitte à en changer en milieu de course.

L'Écclesiaste ne se trompait guère : « Nullus novi sub sole ! »

Et finalement, dans ce marigot politicien dont la courte vue et l'inconstance peuvent faire chavirer les nations, le navire de tête de ce mois de mars 1815 portait bien son nom ; le navire qui ramena Napoléon de l'Île d'Elbe en France était baptisé… l'Inconstant.

G. Pr.

 

 

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