La crise financière que nous venons de vivre s'est greffée sur une crise plus vaste et plus profonde, celle des économies développées minées par les perversions d'un échange international sans régulation.

Devant la faiblesse de la croissance et l'érosion du pouvoir d'achat des plus faibles qui en résultent, les États des pays développés, depuis des années, injectent par tous les moyens des liquidités dans leurs économies pour essayer de les soutenir, mais rien n'y fait. Les défaillances d'emprunteurs appauvris ont constitué le déclencheur de la crise financière, qui à son tour va réduire encore la croissance. Nous allons tout droit vers des soubresauts encore plus graves si nous n'attaquons pas le mal à la racine.

Après le sommet de Washington sur la régulation financière mondiale, il faut maintenant proposer qu'un autre sommet fonde une nouvelle Organisation Mondiale du Commerce. Celle-ci aurait pour objet d'instituer des règles plus équitables, en légitimant les droits compensateurs destinés à lisser les évolutions trop brutales, et en reconnaissant le droit souverain des nations à réguler les investissements étrangers qui peuvent menacer leurs équilibres et leur sécurité. L'Union européenne elle aussi devrait changer de comportement, réviser ses dogmes et se convertir enfin à une vraie pratique démocratique.

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LE 15 NOVEMBRE 2008 se réunissent à Washington les principaux pays développés ou émergents formant le groupe dit du G 20, pour un sommet consacré à définir les orientations d'une nouvelle régulation financière mondiale. Souhaitons leur pleine réussite, dans l'intérêt de tous. Mais soulignons aussi que les dossiers financiers stricto sensu qui seront sur la table de négociations – surveillance des institutions financières, maîtrise de la dissémination des risques, sincérité des normes comptables, impartialité des agences de notation – ne traitent que la partie émergée d'une crise en réalité beaucoup plus vaste et plus profonde : la crise des relations économiques internationales.

Car enfin, on incrimine, à l'origine des secousses de ces derniers mois, les acrobaties des financiers et les crédits laxistes (les subprimes) accordés massivement par les banques américaines, à l'instigation d'ailleurs de leur gouvernement. Mais on oublie d'ajouter que si l'échafaudage a été secoué, puis s'est écroulé, c'est parce que, à la base, les emprunteurs appauvris ne pouvaient plus rembourser leurs crédits. Pourquoi cet appauvrissement honteux dans le pays apparemment le plus riche du monde ? Telle est la vraie question.

Et voici la réponse que les gouvernements ne veulent pas entendre : les États-Unis sont frappés de la manière la plus visible, la plus forte, la plus précoce peut-être, par un mal qui nous atteint tous, la perversion des mécanismes de l'échange mondial, avec son cortège de conséquences négatives sur l'emploi, le pouvoir d'achat et à terme l'ébranlement de toutes nos structures.
Mondialisation sauvage
Que se passe-t-il ? En ce XXIe siècle, le monde vit un vaste changement d'équilibre entre les continents : l'Occident perd ses monopoles, de nouvelles puissances émergent, au premier rang desquelles paraît la formidable Chine. Ce rééquilibrage, qui explique tout, est inévitable. Il est même nécessaire du point de vue d'une meilleure répartition des richesses. Mais il s'effectue de la manière la plus dommageable pour tous, dans une mondialisation sauvage qui échappe à toute régulation, non seulement de la finance, mais aussi des échanges mondiaux de biens réels et des flux humains.

On aurait pu imaginer un autre scénario causant moins de souffrances : des échanges internationaux mieux régulés qui auraient évité les effets pervers (les délocalisations) et incité la Chine à élever en priorité le niveau de son immense marché intérieur. Mais ce scénario moins douloureux n'est pas celui qui a été choisi, notamment lors de la conclusion des négociations commerciales internationales de l'Uruguay Round (1994). Ont été choisis la dérégulation la plus large, l'abaissement des tarifs douaniers le plus radical, accompagnés au niveau européen par une politique d'effacement des frontières internes sans mise à niveau équivalent de la frontière externe, affaiblissant d'emblée cet instrument fondamental de la régulation internationale. Ces politiques ont permis aux économies émergentes d'emprunter la voie d'un développement fondé sur l'exportation à tout prix, avant même la satisfaction de leurs propres citoyens.

Cette stratégie malsaine a pour conséquences, dans les pays développés, les importations à prix imbattables, les délocalisations, l'affaiblissement progressif de la croissance, les déficits extérieurs, le chômage et l'érosion du pouvoir d'achat pour les plus faibles, l'effondrement de la classe moyenne aux États-Unis, en attendant le tour de l'Europe qui ne paraît mieux protégée, pour un temps maintenant très limité, que par de lourds et coûteux mécanismes publics de solidarité.

Respiration artificielle
Effrayés par ces dérives dont ils ne voient pas le terme, les gouvernements occidentaux cherchent depuis des années à évacuer le problème en injectant par tous les moyens des liquidités dans l'économie pour essayer de soutenir la croissance. Depuis des années, ils font ainsi la respiration artificielle à l'économie pour masquer les effets appauvrissants de la mondialisation sauvage. Tous les moyens d'injection sont bons : politiques monétaires laxistes (États-Unis) qui encouragent le crédit à tout va, endettement privé déraisonnable, gonflement irrépressible de l'État-Providence (Europe), endettement public croissant, incitations multiformes adressées aux particuliers pour qu'ils transforment leur patrimoine en consommation immédiate... Ironie de l'Histoire, cette vie à crédit est largement financée par des flux de capitaux massifs en provenance des pays émergents, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer en termes de dépendance.

Nous sommes tellement habitués à cette politique cache-misère que maintenant le premier réflexe des gouvernements, chaque fois que la situation s'aggrave, est d'emprunter un peu plus et d'ouvrir un peu plus les vannes du crédit. La crise de ces derniers mois ne fait pas exception à la règle. Ainsi, à chaque soubresaut, nous nous enfonçons davantage.

Si l'on veut essayer d'en sortir, il ne faut pas que le sommet de Washington se borne aux questions de technique financière. Ce sommet, ou un autre à suivre très prochainement, doit maintenant traiter de la vraie crise sous-jacente, celle des relations économiques internationales.

La vraie crise des relations économiques internationales
Contrairement à ce que prétend Pascal Lamy, l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) instituée en 1994 ne préside pas à une ouverture des échanges dans un cadre régulé . C'est plutôt l'inverse : l'OMC est le gendarme qui fait respecter la dérégulation, au prix d'un minimum de politique antidumping pour la façade. Une vraie régulation devrait s'attaquer aux effets pervers déstructurants d'une ouverture sans limite. Elle devrait autoriser les pays, ou les zones régionales, à instituer en cas de besoin des droits compensateurs à leurs frontières, afin d'intégrer dans le raisonnement des consommateurs le coût des effets sociaux non chiffrés par le marché, et non traduits dans les prix d'importation des produits fabriqués à des coûts dérisoires. Voilà ce que serait une véritable régulation qui disciplinerait la mondialisation sauvage.

Parallèlement devrait être traitée la question des fonds souverains , mais pas sous l'angle habituel. On sait que Nicolas Sarkozy a proposé récemment de créer ce type de fonds aux niveaux français et européen. Ils auraient pour but de prendre des participations au capital d'entreprises européennes stratégiques afin d'éviter qu'elles ne puissent être rachetées à la faveur de la crise par des puissances étrangères. Louable intention. Mais qui ne voit que les pays européens n'ont pas les énormes capitaux nécessaires pour établir des fonds souverains à la hauteur du problème posé ? Faudrait-il alors s'endetter davantage pour les créer, ou bien instituer de nouveaux impôts, quitte à déprimer l'économie un peu plus ?

Pourtant, il est une solution moins compliquée : il suffirait de reconnaître le droit des pays ou des zones régionales à exercer une régulation souveraine sur les investissements étrangers dans les secteurs liés à la sécurité et aux équilibres nationaux. Cette règle est simple, elle ne coûte rien, mais évidemment elle suppose d'aller contre le dogme absolu de la liberté de circulation des capitaux tel que Bruxelles le conçoit et le fait appliquer. Elle suppose aussi d'aller contre des intérêts financiers très puissants. Qui aura le courage de s'y attaquer ?

Pourtant, ce n'est pas impossible. N'oublions pas qu'il y a quelques années seulement, le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) qui voulait proclamer le droit des investisseurs internationaux à opérer dans tous les pays et presque tous les secteurs en échange de garanties illusoires pour les peuples, avait finit par être abandonné devant les protestations.

Les obstacles au changement
Soyons cependant sans illusion : des propositions salvatrices sur la régulation des flux commerciaux mondiaux seront difficiles à faire accepter. Beaucoup d'hommes politiques ont trempé dans la ratification (fort peu démocratique) des conclusions de l'Uruguay Round, et n'ont pas envie de rouvrir le dossier. Beaucoup aussi sont effrayés par les accusations de protectionnisme qui leur sont jetées à la figure dès qu'ils manifestent le moindre doute sur les bienfaits d'une ouverture sans limite.

On ne sous-estimera pas non plus la capacité de freinage des institutions européennes. Depuis des années, elles contribuent à mettre en place ce système commercial mondial dérégulé, souvent au mépris de l'opinion de leurs peuples. La crise de ce système est aussi leur crise, mais elles continuent à le défendre. Nous ne développerons pas cet aspect ici [1], mais il faut savoir qu'une sortie de crise ne peut s'envisager sans un changement complet de comportement des institutions européennes, accompagné de l'exercice sur elles d'un meilleur contrôle démocratique.

Et enfin, le dernier obstacle : les effets de cliquet des mauvaises décisions antérieures. Il est en effet très délicat de revenir sur une politique d'ouverture des frontières, même visiblement néfaste, car l'institution d'une régulation nouvelle risque d'être considérée par les partenaires étrangers comme une mesure unilatérale de défiance, et non comme un rééquilibrage dans l'intérêt de tous.

Voilà pourquoi, au point où nous en sommes, il serait préférable que ce soit un sommet mondial associant les principaux partenaires commerciaux qui fonde la nouvelle OMC. Celle-ci admettrait la légitimité des droits compensateurs, quitte à consacrer les sommes ainsi perçues à l'aide au tiers-monde, afin de montrer sans ambiguïté que leur objectif n'est pas la protection égoïste, mais bien la régulation globale.

Certes, cette proposition soulève de nouvelles difficultés, car il faudrait mettre tout le monde d'accord, et nous en sommes loin. Pourtant, il semble que même la Chine pourrait entrer dans ce raisonnement car elle a bien vu, au cours de ces mois de crise, à quel point son sort est maintenant lié à celui de l'Occident, et combien il lui serait profitable de s'orienter davantage vers un développement plus rapide de ses vastes zones rurales arriérées.

Ainsi, malgré les obstacles (que ne manqueront pas d'exploiter tous ceux qui profitent du système actuel), la proposition d'un sommet mondial destiné à définir de nouvelles règles pour le commerce et les investissements nous paraît plus que jamais nécessaire. Si nous n'y parvenons pas, il faut savoir que les secousses que nous venons de vivre recommenceront. Ces derniers mois, elles ont fait tomber seulement les établissements financiers les plus fragiles, ceux qui avaient pris les plus grands risques. Mais demain, si le mal n'est pas traité à la racine, elles feront tomber d'autres institutions qui paraissent solides aujourd'hui, et peut-être des États croulant sous les dettes.

*Georges Berthu est économiste, ancien député européen.

[1] Voir dans Liberté politique n° 42, septembre 2008, notre étude : Présidence française de l'UE : après le non irlandais, redonner des perspectives.

 

 

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