Réduire les inégalités : une chimère ?

Les inégalités, le scandale par excellence. Tout le monde en parle. Et s’offusque de leur remontée depuis 30 ans. Un phénomène effectivement frappant.

Qu’il y ait une inégalité massive partout et au niveau mondial est indéniable. Même si les chiffres impressionnants qu’on cite ne veulent pas dire grand-chose de concret. Comparer comme le fait Oxfam les dizaines de milliards d’actifs détenus par Bill Gates et ses compères, qui sont tout simplement propriétaires de l’entreprise qu’ils ont créée, avec les milliards de pauvres qui ont au plus un coin de brousse sans valeur marchande en Afrique ou ailleurs, tout cela n’a pas beaucoup de sens, théorique ou pratique. L’hyperpuissance que ces milliards donne aux uns est évidemment préoccupante, mais il est difficile de prétendre qu’ils ont volé leur fortune aux autres, et cela ne nous avance pas beaucoup. En outre, ce qu’on ne rappelle pas aux lecteurs français qui ont le sentiment de s’appauvrir, c’est qu’avec de tels calculs la grande majorité d’entre eux fait partie des 10% les plus riches du monde. Sont-ils des voleurs ? Même si la question de l’inégalité subsiste en soi, ces calculs ne sont donc pas très conclusifs.

De plus, ce qu’on fait rarement, c’est regarder les faits en perspective historique. Car alors la question se complique. Un panorama historique fouillé a été dressé par Walter Scheidel dans un livre de 2017 : The Great Leveler ; Violence and the history of inequality from the stone age to the twenty-first century. Il montre qu’au cours de l’histoire les inégalités n’ont été vraiment réduites qu’au prix de phénomènes d’une violence considérable et exceptionnelle. Il les range en quatre familles : les guerres totales du XXe siècle ; les révolutions radicales, communistes ; l’effondrement de structures étatiques comme la chute de l’empire romain ; et enfin les pandémies exceptionnelles - la Peste noire médiévale. Et encore dans tous cas leur effet de nivellement a fini par s’éroder. L’inégalité, la grande inégalité, paraît donc être un fait quasi permanent, que seule une violence radicale peut réduire, et pour peu de temps. En revanche Scheidel montre que les autres voies utilisées pour obtenir une égalisation relative sont d’effet très limité, et très peu au profit des plus pauvres - qu’il s’agisse du développement économique, de la démocratisation, ou encore d’une action politique volontariste.

Considérées avec cet arrière-plan, les sociétés européennes actuelles ont un niveau d’inégalité somme toute modéré. Mais cela n’a pour l’essentiel rien à voir avec une action politique paisible et bien intentionnée : c’est dû entièrement aux deux guerres mondiales, qui ont provoqué une réduction sans précédent des énormes différences de revenus et de fortunes prévalant avant 1914. Outre les destructions directes, l’effort de guerre, radical et sans précédent, a justifié alors une fiscalité très élevée, utilisée ensuite pour la redistribution des revenus. Pour finir l’inflation a laminé la plupart des fortunes. Mais comme on sait, les inégalités remontent depuis, et la redistribution fiscale est soumise à de fortes pressions du fait de la mondialisation. Cela confirme la fragilité de la situation que nous connaissons. A bien des points de vue, c’est un paradoxe historique.

Réduire les inégalités est donc difficile et hasardeux, et les effets de cette action sont limités. Et cela a toute chance de s’aggraver dans le monde où nous sommes. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire, loin de là, mais cela pousse à ne pas s’illusionner sur l’utopie d’une égalité générale ou même d’une faible échelle des revenus. D’autant que l’on continuerait à se comparer, et que ce n’est pas le moyen d’être plus heureux.

Tout cela conduit à se demander si le rabotage doit être l’obsession principale, et plus encore si la justice se confond avec l’égalité arithmétique. Ce qu’il faut rechercher n’est-il pas plutôt ce que dans la pensée classique on appelait justice distributive, qui vise à ce que chacun reçoive son dû dans la société, qui n’est pas le même pour tous, et de façon telle que tous s’y retrouvent. En d’autres termes, regarder comment assurer les solidarités nécessaires afin que chacun ait autant que possible les moyens de son épanouissement - sans oublier les déshérités dans le reste du monde. Et donc pour que dans la mesure du possible tous trouvent dans la société ce qui rend leur vie digne et pleine de sens. Sans se comparer en permanence au voisin.

Paru dans L’Incorrect N° 19 - avril 2019.