L'analyse de l'IFOP sur le catholicisme en France publiée par le Pèlerin en décembre 2009 se fonde sur une série de sondages réalisés sur une longue période ; d'où son intérêt. D'où aussi la nécessaire attention que l'on doit porter aux questions méthodologiques. Selon les définitions et méthodes employées, leur constance ou leur variation, l'interprétation des résultats peut se trouver sensiblement modifiée, voire biaisée.

Dans le cas présent, deux questions sérieuses se posent, qui sont susceptibles d'infléchir nettement les interprétations : l'une concerne la cohérence d'un sondage de 1972 avec la série cinquantenaire utilisée concernant les proportions de catholiques déclarés et de catholiques pratiquants ; l'autre la définition même des pratiquants .
Remontée ou non du catholicisme dans les années 70 ?
Alors que la proportion de catholiques déclarés est restée stable de 1952 (81%) à 1966 (80%), un sondage de 1972 la fait remonter à 87%, avant une chute à 76% en 1978. La séquence est ensuite constamment déclinante : 75% en 1987, 69% en 2001, 64% en 2009. Phénomène comparable pour les pratiquants : 27% en 1952, 20% en 1966, mais encore 20% en 1972, puis 14% en 1978, 6% en 1987, et 4,5% en 2009. Selon l'appréciation que l'on porte sur ce ressaut de 1972, il est clair que l'interprétation du mouvement, notamment quant l'impact du concile, varie du tout au tout.
Après réflexion, on se demande si on ne se trouve pas en face d'un artéfact statistique non traité. Autant on conçoit une situation stable ou lentement déclinante jusqu'au milieu des années 70, suivie par un brutal décrochage, autant on ne parvient pas à comprendre une remontée (catholiques déclarés) ou une stabilisation nette (pratiquants) sans lendemain au milieu de la courbe : ces divergences ne trouvent aucune explication plausible. Nous avons connu ces périodes (à la différence des sondeurs sans doute) et nous savons ce qu'il en a été. Pour confirmer ce doute, je constate qu'en écartant le pic aberrant de 1972 et en interpolant les deux courbes, on trouve une tendance constante et régulière bien plus conforme au vécu et aux explications possibles (cf. ci-contre les courbes de l'IFOP, extraites de l'infographie publiée par La Croix, ci-contre).

D'où une première conclusion : avant de retenir les pourcentages de l'année 1972 dans ses études, il aurait fallu que l'IFOP vérifiât la nature des enquêtes d'où ils sont issus, la composition des échantillons, les retraitements alors opérés, etc. Il est donc raisonnable d'écarter les pourcentages de cette année-là de la série et de procéder à l'interpolation. D'où l'interprétation possible qui suit.
Le décrochage des catholiques déclarés a été imperceptible dans les années 50 et 60 ; il a commencé lentement dans les années 70-80 (-5 points seulement, soit -6,25%, en 21 ans de 66 à 87). Il s'est accéléré ensuite : -6 points, soit -8%, en 14 ans de 87 à 2001, puis -5 points en 8 ans de 2001 à 2009, soit au total -11 points (-15%) en 22 ans, ce qui correspond à un doublement du rythme, avec une accentuation en fin de période.
Par contre le décrochage des pratiquants a été beaucoup plus précoce, plus profond, mais a suivi le rythme inverse : -7 points, soit moins un quart du groupe, jusqu'au milieu des années 60 ; puis une très forte accélération pendant les vingt années suivantes, de 66 à 87, avec une division par trois du pourcentage (de 20% à 6% de la population, soit -14 points) ; enfin un pallier très bas légèrement déclinant au cours des vingt années suivantes, de 6 à 4,5% de la population aujourd'hui.
Les deux courbes ne sont ni simultanées, ni réellement parallèles. D'une part elles sont décalées dans le temps ; ce décalage est d'environ vingt ans, c'est-à-dire de presque une génération. Le décrochage commence dès les années 50 (en fait avant) chez les pratiquants ; il ne se réplique chez les catholiques déclarés qu'à partir des années 70. D'autre part, les évolutions sont divergentes avec une chute des pratiquants alors que les déclarés sont plutôt stables ; et même quand les déclarés amorcent leur déclin, celui-ci est nettement moins rapide que celui des pratiquants. En fin de période, au cours des vingt dernières années, les accélérations s'inversent, la chute des déclarés s'accentuant au moment ou les pratiquants se stabilisent.
L'invalidation des discours explicatifs complaisants
Ces discours figurent dans le commentaire de l'IFOP et s'appuient notamment sur le soi-disant ressaut des années 70. Ils doivent être écartés dans le cadre d'une analyse des tendances lourdes qu'exprime la continuité réelle des courbes sur plus de cinquante ans. Il faut tenter un autre discours explicatif qui me semble plus conforme à la dure vérité des chiffres, même si, à ce stade, il relève pour partie de l'hypothèse de travail.
Tout d'abord, les causes de l'effondrement de la pratique sont anciennes, bien antérieures au concile, et profondes : on ne divise pas par 6 le taux de pratique en 50 ans sur des motifs conjoncturels, aussi importants soient-il. Le concile n'a même pas infléchi la tendance : les réformes qu'il a induites, considérées sur les 20 années qui ont suivi, ne l'ont nullement enrayée puisqu'elle a poursuivi sur sa lancée. Tout au plus doit-on rappeler que le concile a été convoqué parce que l'Église avait conscience de ce déclin amorcé en Europe depuis des décennies, et qu'elle a voulu poser les bases d'un renouveau à beaucoup plus long terme ; renouveau qui ne peut se traduire qu'après que l'on a purgé les causes anciennes du déclin. Autrement dit, c'est plutôt à partir du milieu des années 80 que les effets du concile peuvent éventuellement commencer à se voir d'un point de vue sociologique.
Ensuite, on ne peut qu'être frappé par le séquençage en vingtaines d'années, c'est-à-dire en quasi-générations : la génération qui a quitté la pratique dans les années 50-60 est entrée dans la catégorie des non pratiquants ; 20 ans plus tard, une génération quitte à son tour les non pratiquants ; et ainsi de suite. D'où l'on peut présager que le groupe des non-pratiquants va continuer à se vider petit à petit, ayant servi de sas de sortie. Jusqu'où ? Nul n'en sait rien : tout dépend du rapport sociologique normal entre pratiquants et non pratiquants. Si on estime, sur la foi des études portant sur les périodes antérieures, que le rapport pratiquants/déclarés est de 1 à 4 (c'est-à-dire, parmi 4 catholiques déclarés, 1 pratiquant pour 3 non pratiquants), et si on considère que le taux de pratiquants a atteint son pallier bas autour de 4 ou 5% de la population, il s'en déduit que le pourcentage de catholiques déclarés devrait tendre vers 20% de la population en deux générations (disons 50 ans).
Cela signifie aussi que le sens et la portée de la pratique religieuse régulière a changé au cours du XXe siècle : en début de période, une bonne partie des messalisants étaient probablement des catholiques sociologiques : ceux-ci ont glissé naturellement dans la catégorie des déclarés non pratiquants avant de la quitter [cf. l'analyse de Thierry Boutet dans cette édition].
Quelle définition des pratiquants ?
Les pratiquants sont-ils plus fidèles à présent qu'ils sont réduits à un noyau restreint ? L'étude ne permet pas de répondre directement à cette question de façon fiable. En effet, l'enquête de l'IFOP comporte deux définitions des pratiquants, assez éloignées l'une de l'autre. Ne pas les différencier conduit à de sérieux contre-sens, qui sont d'ailleurs assez courants. D'où la nécessité de lever le lièvre.
Dans la série longue évoquée ci-dessus, on qualifie de pratiquants les messalisants , c'est-à-dire les catholiques qui déclarent aller à la messe tous les dimanches ; autrement dit ceux dont on peut penser, au travers de la satisfaction à l'obligation dominicale, qu'ils sont globalement en phase avec les règles de l'Église. Mais dans toute la suite de l'étude, celle qui porte sur le rapport des catholiques à leur Église et sur leurs orientations, le concept de pratiquant est beaucoup plus large : il inclut les catholiques qui vont occasionnellement à la messe ; ce qui a pour effet de tripler leur proportion qui passe ainsi à 15% de la population alors qu'elle est en réalité inférieure 5%.
Pourquoi ? Parce que l'appréhension statistique fine d'un groupe qui représente moins de 5% de la population est en dehors des limites de validité des outils habituellement utilisés (le sondage auprès d'un échantillon représentatif de la population constitué de 1 000 personnes) ; il faut donc l'élargir pour l'étudier. Mais en l'élargissant ainsi on y fait entrer une part, lourdement majoritaire, de catholiques dont on sait par avance qu'ils sont en dehors des exigences minimales de l'Église : le contenu des réponses apportées par cet ensemble de catholiques dits pratiquants et leur interprétation sont inévitablement faussés par ce biais statistique. C'est pourquoi, si on veut les prendre en compte, il faut le faire avec beaucoup de précautions et en gardant toujours ce biais présent à l'esprit.
On en voit clairement l'impact dans l'étude incriminée. C'est probablement ce qui explique que, aux questions portant sur le rapport à l'Église ou sur les grands débats de morale, les réponses des pratiquants (ainsi élargis) soient assez proches de celles de l'ensemble de la population.

Une nouvelle génération de pratiquants
Il faut ici enfoncer une porte ouverte pour écarter les trop fréquents contresens et malentendus : le noyau de pratiquants au sens strict (les messalisants) est certainement plus exigeant que ne le sont les non-pratiquants, même si leur appréhension de la foi et des sacrements s'est passablement délitée par rapport à leurs prédécesseurs. De cette plus grande exigence, on décèle un indice dans les réponses aux questions politiques : les pratiquants (certes dans leur acception élargie, mais ce que l'on constate du côté des non-pratiquants suggère que ce sont les messalisants qui infléchissent le sens de la réponse) sont les plus attachés à l'évocation des racines chrétiennes de la France (et de loin, avec 12 points d'avance sur les non-pratiquants) et les plus réactifs à l'encontre de Nicolas Sarkozy (c'est chez eux que sa cote de popularité a le plus baissé).
Ce constat a un sens. Certes, les pratiquants comptent un fort pourcentage de retraités ; mais en renouvellement permanent (et naturel). Surtout, les indicateurs sociologiques font apparaitre une surreprésentation des cadres supérieurs, des professions libérales, des professions intermédiaires. En outre les exceptions géographiques sont intéressantes ; moins les régions traditionnelles (Alsace-Moselle, Jura, Sud du Massif Central, Pays basque, Ouest intérieur), que certains départements dotés d'un grand sanctuaire ou d'un pèlerinage national récent, et l'ouest de la région parisienne qui enregistre un taux de pratique compris entre 17 et 20% alors que la part des non-pratiquants y est proportionnellement inférieure à la moyenne nationale : les trois départements concernés, qui ne peuvent être qualifiés de traditionnels, se caractérisent notamment par une structure sociologique, familiale et culturelle suffisamment typée pour y voir l'indice d'un nouveau potentiel.
Autrement dit, les messalisants d'aujourd'hui constituent une population qui, dans ses forces vives, est d'un niveau culturel plus élevé, qui bénéficie de plus de ressources, qui exerce davantage de responsabilités, et qui, par conséquent, peut être qualifiée de plus dynamique et exigeante. On doit constater aussi que ce noyau est en décalage flagrant avec le gros de la structure cléricale, notamment celle qui est issue des ordinations des années 60 à 80, laquelle est plus en phase avec les pratiquants occasionnels ou les non pratiquants ; d'où probablement les nombreuses incompréhensions entre les uns et les autres, et des comportements réciproquement mal acceptés. C'est pourtant sur ce noyau de pratiquants que peut se rebâtir une pastorale, pourvu que l'on sache répondre à ses exigences, ou, si elles ne sont pas exprimées, les susciter et les alimenter.
Que faire des catholiques déclarés mais non pratiquants ?
Quant aux catholiques déclarés mais non pratiquants, ils sont massivement en transition de sortie complète. Tant qu'ils demeurent largement majoritaires dans la population, ils font l'opinion : c'est mathématiquement inévitable. Au fur et à mesure que cette catégorie se vide, c'est de moins en moins vrai. C'est pourquoi il serait hasardeux d'y voir l'assise d'un catholicisme sociologique auquel pourraient continuer de s'alimenter les racines chrétiennes de la France. À court terme, sans doute, et pour plusieurs années encore, cette catégorie continuera de fournir les bataillons politiques de la droite. Mais une course-poursuite est engagée entre son déclin et sa capacité à peser.
Quant à y voir le terrain d'une inversion éventuelle de tendance, c'est-à-dire une population à ramener au bercail ecclésial de façon douce et progressive, elle est vaine d'un strict point de vue sociologique (je ne juge évidemment pas du for interne ni des situations individuelles, mais je me place sur un plan général) : on ne rattrape pas par la manche des gens qui s'en vont sur la pointe de pieds, sans même se retourner, finissant par ajuster ce qu'ils croient à ce qu'ils vivent.
Si cette analyse est juste, et on est en droit de le penser au vu des réponses qu'ils apportent aux questions de fond, le troisième cercle n'a pas de consistance. On perd donc son temps et son énergie à chercher à le retenir en l'amadouant ou en le flattant. Plus même, il est certainement dangereux autant que problématique de poursuivre une pastorale sacramentelle (baptême et mariage) essentiellement tournée vers lui, dans l'espoir que... , alors qu'il n'en a rien à faire puisqu'il en vient et s'en retire.
J'en déduis que, à son endroit, l'Église de France n'a d'autre choix que d'entrer dans une pastorale de mission complètement différente, destinée à une vaste population qui, en fait, est déchristianisée, et qui relève de la conversion ; c'est-à-dire non des méthodes de proposition mais de la proclamation de l'Évangile et de l'appel à l'Esprit Saint. Et tant pis si le consensus mou sur la laïcité apaisée doit en souffrir : c'est, en fin de compte, le vrai message que nous adressent les musulmans.

 

 

Pour en savoir plus :
L'enquête de L'Ifop-La Croix
Thierry Boutet : Forces et faiblesses du catholicisme culturel, Libertepolitique.com, 8 janvier 2010

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