L'Europe peut-elle encore vouloir ?

Un Conseil européen s'est réuni jeudi 15 octobre à Bruxelles, consacré aux migrants et à la Turquie. Comment expliquer le manque de lisibilité de la politique extérieure européenne ? L’Europe ne peut se vouloir elle-même si elle se pense et se désire comme une pure abstraction.

En préambule, une question : Peut-on vouloir à partir de rien ? Il est difficile de vouloir quand on ignore, sciemment ou non, son identité. Cela vaut autant pour un corps social que pour une individualité humaine. La volonté a besoin d'être adossée à la détermination de ce qu'est son agent pour atteindre le but que l'intelligence lui a signalé comme bon. Si je ne me connais pas, comment saurais-je ce que désire mon être en sa profondeur ?

Une volonté aveugle, privée d'objet, n'est pas en mesure de passer à l'acte. Mais la volonté requiert plus que les lumières de notre intelligence. En sa profondeur, elle doit être informée de ce que nous sommes afin de tenter de perpétuer, d'améliorer, de corriger, ou de développer ce qui, en nous, aspire à grandir ou à naître. Autrement dit, nous ne pouvons poursuivre un but en ignorant notre identité.

Que veut l'Europe ?

Ce court exorde n'a pas pour finalité de délivrer une leçon de philosophie, mais d'introduire à un problème politique plus concret : le manque de lisibilité de la politique extérieure de l'Europe. Pourquoi est-il si ardu de déchiffrer ses intentions ? Certes, l'Europe est une construction politique inédite dans l'histoire. Fonctionner à vingt sept État-membres n'est pas aisé. Aussi je me propose de focaliser plus particulièrement l'attention sur le tandem franco-allemand, « moteur » de cette entité politique très particulière.

Que constatons-nous, en nous penchant sur les intentions affichées par le couple amiral de la construction européenne ? Une absence d'unité de vue, de cohérence et de persévérance sur le long terme qui demeure assez inquiétante. Que ce soient la crise des migrants, le conflit syrien, et plus globalement les luttes d'influence au Moyen-Orient (entre Iran et Arabie saoudite notamment), le conflit israélo-palestinien, l'attitude à adopter envers la Russie, le suivi de l'alliance transatlantique : dans tous ces domaines, les observateurs sont unanimes à souligner l'absence de ligne claire de la part du tandem Merkel-Hollande.

Comment s'en étonner ? Résumée à ce couple de leaders, l'Europe n'a plus qu'une très vague idée de ce qui constitue son identité profonde (même si notre continent ne se réduit pas à cet attelage assez disparate). Les grands pays avec lesquels traite notre diplomatie savent ce qu'ils veulent parce qu'ils savent qui ils sont. Tel est le cas de la Turquie, de la Russie, de l'Arabie Saoudite, de l'Égypte, de l'Iran, de la Chine. Mais l'Europe ?

Qu’est-ce que l’Europe ?

Comment pourrions-nous espérer pouvoir discerner ne serait-ce qu'une once de cohérence, de logique, dans ses positionnements en politique étrangère, tandis qu'elle reste dans le brouillard lorsqu'on la questionne au sujet de son être profond ? Soutenir les opposants aux régimes dictatoriaux est une belle chose, mais cela ne fait pas une politique extérieure.

Qui est l'Europe ? Ou plutôt, qu'est-ce que l'Europe ? La différence est de taille entre les deux formulations. Selon la première, notre continent est une personne, et selon la seconde, une chose. Une personne a une histoire, un passé, une mémoire. Toutes caractéristiques dont une chose est dépourvue. Une personne vit, une chose fonctionne. On entretient avec la première des liens charnels ; nos rapports avec une « chose » politique sont plutôt similaires à ceux d'un client avec son prestataire de service. Grande différence !

Une construction politique qui n'assume pas son histoire

Ne nous le cachons pas : c'est dans ce flou identitaire que se loge le malaise européen. Beaucoup de personnes finissent par se méfier d'une construction politique qui n'assume plus le passé, l'histoire, la (ou les) culture(s) du continent qu'elle est censée représenter. L'Europe tend à se confondre avec l'humanité en général.

Les Européens ont des droits, des cartes de circulation, des élus, des règles, des politiques économiques, des garanties, une Cour des droits de l'homme. Un monde parfait. En contrepartie (car rien n'est gratuit en ce bas-monde), on demande à ses citoyens de taire leurs identités, leurs récits nationaux, leurs (forcément odieuses) particularités, comme si on craignait une nouvelle guerre de Trente Ans.

Un espace abstrait

L'Europe, telle que la rêve Bruxelles, reste un espace abstrait. Comment pourrait-elle soutenir longtemps une ligne diplomatique logique et pertinente avec un tel handicap ? Une « zone de droits » a-t-elle une âme ? Que proposer aux migrants et aux réfugiés en guise d'intégration ? Des cartes Vitale ? Une liste des droits à ouverture de droits ? Une couverture sociale généralisée ? C'est un peu court. Il y a de fortes chances que la fierté de leur pays d'origine ne s'en trouve augmentée. Un espace abstrait ne donne pas envie de se sacrifier pour lui. De même que personne n'a jamais manifesté le désir de se marier avec la photo d'une femme, fût-elle la plus belle du monde.

Ignorante de ses propres ressources, ou plutôt ne les assumant plus, prise dans la nasse d'une repentance obsessionnelle qui la paralyse, battant sa coulpe pour des crimes dont les nouvelles générations sont innocentes, l'Europe, telle qu'elle est fantasmée à Bruxelles, avance à tâtons. Sans doute pense-t-elle qu'en proposant aux nouveaux arrivants une maison vide de tout passé, de toute nostalgie, elle se rendra plus désirable à leurs yeux.

C'est tout l'inverse. S'intégrer à quelque chose qui n'existe pas, qui est bâtie sur le vide d'abstractions, n'est pas une tâche facile ! C'est bien beau de faire place nette pour les nouveaux arrivants en se dépouillant de toute dimension historique et culturelle. À la longue cependant, tenter de faire aimer une maison vide s'avèrera mission impossible.

Comment se faire aimer ?

En reniant ses racines chrétiennes, l'Europe s'est pensée comme une Idée pure de l'Humanité. À cette obsession de ne pas vouloir se définir, s'est ajoutée une autre conséquence lourde de malentendus avec ses futurs hôtes. En effet, cette indifférence pour ce qu'elle est, s'est logiquement prolongée dans sa détermination à ne rien vouloir connaître de l'identité profonde de ceux qui frappent à sa porte. Pour elles, ce ne sont que de purs individus. Sans passé ni particularités culturelles. De simples « ayants droit » potentiels.

Dans ce contexte, que pourrait vouloir ce corps politique non identifié ? Pour vouloir, il faut s'aimer soi-même, mais aussi avoir une claire vision de ce que sont les autres. Notre continent s'aime-t-il encore ? Oui, dans ses membres encore attachés à leur enracinement charnel. Mais à l'évocation de ce terme d'« enracinement », certains poussent déjà des cris d'orfraies. Cependant, comment s'aimer sans aimer la profondeur de la chair d'où nous venons ?

Quant à la « claire vision de ce que sont les autres », c'est un autre handicap pour l'Europe. Se pensant comme « post-religieuse », elle n'a pas encore intégré que tout le monde ne partage pas son avis sur la question dans notre vaste planète. Répéter en boucle que les vraies religions récusent la violence, que le fanatisme n'est qu'une perversion, un dévoiement, d'une aspiration très noble, ne vous érige pas automatiquement en expert de ce sujet sensible entre tous.

L'Europe ne se résume pas seulement au Droit. Le jeune riche dans l'Évangile, désirant atteindre la vie éternelle, se prévaut pour cela d'avoir observé les commandements dès sa jeunesse. Pourtant, ce n'est pas à l'évocation de sa fidélité à la Loi que le Christ se prend d'affection pour lui, mais après avoir jeté son regard sur lui, sur son visage de chair. « Alors, Jésus fixa son regard sur lui et l'aima » (Mc 10,21).

Manque de crédibilité

L'Europe ne sera respectée par ses interlocuteurs qu'en proportion de l'attachement qu'elle manifestera envers ses racines historiques et culturelles. Sinon, si elle restera sans visage, une simple entité abstraite. Elle aura beau s'époumoner pour promouvoir ses « valeurs » dans le concert des nations, elle ne sera plus prise au sérieux.

La majorité de ses citoyens se sentent européens en sachant pourquoi. Ils souhaiteraient qu'il en aille de même avec leurs représentants. Si la volonté de l'Europe ne trouve pas de meilleur objet pour s'exercer que la réglementation de la chasse à la palombe, ce n'était pas la peine d'avoir créé une machine politique aussi complexe.

L'histoire se poursuit. Nos hommes politiques ont cru qu'elle s'arrêterait, que les peuples, médusés par une telle réussite économique et politique, allaient tous se rallier à son modèle indépassable. Manifestement, ce n'est pas encore le cas. Dans l'intervalle, il va bien falloir continuer de naviguer entre les écueils. Mais avec quel capitaine ?

 

Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Dernier ouvrage paru : 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

 

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