[Paris, Mutualité, 24 sept.] "Le projet qui va capter l'attention de l'opinion, c'est l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, le 3 octobre prochain.

Les Français dans leur large majorité ne souhaitent pas l'entrée de la Turquie dans l'Europe politique - je dis bien politique - avec tous les droits et les devoirs qui en découleraient, notamment celui d'assurer, par le jeu de la rotation, la Présidence de l'Union européenne ! Imaginez un instant le caractère singulier de la rencontre annuelle entre l'Europe et les Etats-Unis d'Amérique où la délégation européenne serait représentée par la Présidence turque.

Ils ont exprimé cette position à l'occasion du referendum, et ils l'ont répété tout au long des sondages effectués par l'Euro-baromètre. Cette attitude est une donnée du débat démocratique français, qui ne peut pas être ignorée !

Mais ils redoutent que, quatre mois après le referendum, cette décision soit prise dans leur dos.

Jusqu'à présent, on n'a jamais dit aux Français ce qu'ils ont le droit d'entendre sur ce sujet. Après les années d'ambiguïté, et de double langage vis-à-vis des Turcs, chacun a le devoir de s'exprimer en toute clarté sur ce sujet.

On promet aux Français qu'ils conserveront, au terme de cette négociation, à laquelle la France va participer, le pouvoir de dire non.

Mais avec le bon sens cher à Descartes, nos compatriotes se disent que jamais la France n'aura un poids suffisant pour s'opposer, à l'issue de dix ou quinze ans de négociations et de concessions mutuelles à l'entrée de la Turquie.

Les évènements actuels semblent leur donner raison : l'an dernier, on nous parlait encore d'un délai de 20 ans ! Aujourd'hui on en est à dix ou quinze ans ! Gageons que l'an prochain, on envisagera une durée de 5 à 10 ans.

Dans l'habileté de la présentation, l'accent porte sur les conditions mises à l'entrée de la Turquie. On sous-entend que ces conditions seront si sévères qu'elles feront capoter la négociation. On n'est pas loin du double langage !

Ce ne sont pas les conditions qui comptent, mais le principe même du projet ! On l'a vérifié dans chaque occasion semblable.

Or concernant le projet, il existe une contradiction évidente entre la poursuite de l'intégration politique de l'Europe, et l'entrée de la Turquie dans les institutions européennes. Ces deux projets sont incompatibles.

Ce n'est pas une découverte. Je l'ai déclaré, avec d'autres d'ailleurs, dans un grand magazine, en décembre 1999 !

Si l'on souhaite poursuivre la construction européenne, on ne peut qu'écarter l'entrée de la Turquie dans son système institutionnel.

Et à l'inverse, si on pousse à cette entrée, c'est une manière d'interrompre l'intégration du continent européen. Ceci explique l'ardeur de la diplomatie britannique à faciliter l'entrée de la Turquie.

Les Français, selon l'expression familière qu'ils emploient, pensent qu'ils sont désormais dans la seringue, avec une seule issue possible, imposée d'avance par les pressions extérieures.

Nul doute que les candidats aux prochaines élections seront nombreux à se dire hostiles à l'entrée de la Turquie, et tiendront à cet égard des propos rassurants. Le virage commence à être pris, pas seulement en France, mais en Europe selon les sondages de l'Euro-baromètre. Mais est-ce une réponse suffisante ?

Je ne le pense pas. Les Français font moins confiance à leur classe politique. Celui qui ne se contentera pas d'un langage lénitif et ambigu, mais qui dira clairement comment il est décidé à sortir très vite de cette seringue, ce candidat répondra réellement aux attentes de nos compatriotes. J'ai dit " très vite " car le temps dans cette affaire délicate est un facteur décisif.

La France, l'Allemagne et l'Europe traversent une mauvaise passe sous la poussée de la désindustrialisation et de leur faible croissance. L'opinion est inquiète. Les citoyens ont peur de perdre ce qu'ils sentent ne pas pouvoir garder ! Ils ont besoin, sur tous les sujets, qu'on leur parle clairement, et qu'on sorte de l'ombre et de l'ambiguïté.

En ce qui concerne la Turquie, l'UMP et son Président vont évidemment beaucoup réfléchir aux propos qu'ils vont tenir.

Mon sentiment est qu'il convient de s'exprimer clairement, à partir de propositions bien préparées :

- en direction de la Turquie, d'abord, en indiquant qu'il ne s'agit pas de dire " non à la Turquie ! ". Comme l'insinuent les partisans de l'adhésion, mais de proposer une " autre démarche " ouverte et réaliste, permettant d'établir entre nous, des relations de coopération intenses, cordiales, et évidemment pacifiques, tout en respectant notre appartenance à des cercles culturels et géographiques différents. L'histoire et la culture de la Turquie méritent le plus grand respect mais il se trouve qu'elle n'est pas en Europe ! L'exemple des relations entre les États-Unis, le Mexique, et le Canada, pourra alimenter nos propositions ;

- vis-à-vis du mandat de négociation donné à la Commission, il ne serait pas acceptable de maintenir le membre de phrase selon lequel " l'objectif commun de la négociation est l'adhésion ". Cette affirmation ne reflète pas la volonté démocratique du peuple français. Elle doit être retirée, ou modifiée, comme le demande également l'Autriche ;

- enfin, pour l'avenir, l'UMP doit faire connaître par quels moyens la France devra sortir au plus tôt de la seringue où elle sera enfermée, et modifier le processus en lui proposant de nouveaux objectifs. Ce sera son droit strict, car toute la démarche d'adhésion se déroule d'un bout à l'autre selon la règle de l'unanimité.

Il faut avoir le courage de mettre fin au malentendu permanent qui a empoisonné depuis dix ans les relations entre la Turquie et l'Europe, deux grands ensembles qui doivent prouver leur capacité de se respecter mutuellement et de coopérer, sans pour autant chercher à fusionner.

C'est un sujet important qui exige de la réflexion, de la détermination, du sang-froid, et beaucoup de clarté.

Mais n'est-ce pas précisément, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de l'UMP, ce que les Françaises et les Français attendent, et espèrent, de leurs gouvernants."

Pour en savoir plus : L'intervention complète de Valéry Giscard d'Estaing

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