Affaire Anne-Lorraine : le catholicisme, union du corps et de l'esprit

Il y a quelques jours l’auteur sulfureux Catherine Millet publiait une tribune choc dans Le Point, dans laquelle elle affirmait, d’une part, presque regretter de ne jamais avoir été violée pour pouvoir montrer à quel point on fait tout un fromage d’un acte somme toute à relativiser, et d’autre part, pointait du doigt, sans la nommer, la jeune Anne-Lorraine Schmitt qui avait fait le sacrifice de sa vie pour défendre sa pureté conformément à sa foi catholique : elle n'a rien compris au catholicisme, elle l’avait bien cherché, un mauvais moment un bien vite passé, et si elle avait accepté de se soumettre aux fantasmes de son agresseur, elle serait encore là pour en discuter autour d’une tasse de thé avec Mme Millet.

L’indignation s’est répandue sur la toile, à juste titre, au sujet de propos dont l’indécence en dispute à l’irresponsabilité. Mme Millet oublie que bien souvent, les agresseurs comme celui qui a ôté la vie à Anne-Lorraine, ne laissent pas toujours le choix à leur victime et que le viol est souvent l’antichambre du meurtre.

Mais ce qui nous intéresse ici c’est le « fond » de l’argumentaire de Catherine Millet : tout reposerait, selon elle, sur une indispensable et salutaire  « dissociation du corps et de l’esprit », dont elle a fait le pivot de sa propre vie sexuelle. Nous nous permettons de la citer : « J'ai connu de multiples partenaires, certains ont été mes amis pendant des années, d'autres, inconnus, le sont restés, hommes rencontrés au hasard et dont j'ai parfois à peine entrevu le visage. Bien sûr, la relation sexuelle engagée, il m'est arrivé aussi de trouver mon partenaire décevant, ou même désagréable, voire dégoûtant. Dans ces cas-là, cet homme ne disposait que de mon corps, mon esprit était ailleurs et ne gardait aucune trace qui pût le hanter. D'ailleurs, quelle femme n'a pas connu cette dissociation de son corps et de son esprit ? Laquelle ne s'est pas abandonnée à son mari ou à son compagnon, la tête pleine des soucis de la journée ? Laquelle, sa peau contre la peau d'un homme malhabile, ne s'est pas laissée aller au rêve d'être avec un autre ? »

Catherine Millet va même plus loin, puisqu’elle fait de la « décorporation » un privilège exceptionnel de la gent féminine.

A la lire, on ne peut que penser que la chair est triste, hélas, et l’on a guère envie de lire tous les livres de Madame Millet.

Le plus grave, dans sa convocation scandaleuse de l’expérience d’Anne-Lorraine, est surtout son utilisation frauduleuse d’une soi-disante pensée catholique.

Le fond catholique de Mme Millet lui aurait enseigné que « l’âme prévaut sur le corps ». C’est à la rigueur du jansénisme, au pire du manichéisme. Qu’elle relise saint Paul, qui parle de la lutte entre la chair et l’esprit – la différence des termes n’est pas anodine. La chair selon saint Paul, c'est bien plus que le corps ou les péchés de chair. C'est ce qui dans la nature humaine, lutte contre l'action de l'Esprit-Saint. Le catholicisme est LA religion de l’Incarnation, la seule à proclamer comme Vérité de foi que le Verbe s’est fait chair. Je n’imagine guère que le Christ, sur la Croix, ait fait l’expérience de la décorporation en se disant, qu’après tout, ce n’était qu’un mauvais moment à passer.

L’imposture de Catherine Millet continue avec ses « emprunts » à Saint Augustin, en l’occurrence à La Cité de Dieu. Je cite Catherine Millet : « prenant l'exemple de Lucrèce, cette femme de la Rome antique qui préféra se suicider plutôt que de survivre à un viol, voici ce qu'écrit ce père de l'Église : « Un tel attentat [il s'agit du viol] n'enlève pas à l'âme la chasteté qu'elle embrasse. » Il dit aussi que ceux qui « tuent le corps ne peuvent tuer l'âme. »

Réaffirmer l’immortalité de l’âme comme principe spirituel et affirmer que le viol n’entache en rien la dignité de la victime, comme le fait saint Augustin, ce n’est pas tout à fait conforme à l'interprétation de Catherine Millet. De son côté, c’est plus que de l’approximation, c’est de la forfaiture intellectuelle. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin ne dit pas exactement ce que Mme Millet a bien voulu comprendre : il réprouve le geste désespéré du suicide de Lucrèce, et rappelle la miséricorde infinie de Dieu. Si elle avait été consentante, elle pouvait prétendre au pardon du Seigneur. Si elle ne l’était pas, en aucun cas le viol ne faisait d’elle une pécheresse.

Le fond catholique de Mme Millet n’est pas un fond catholique, mais un vieux relent de manichéisme, religion d’origine perse qui dépeint le monde en lutte entre deux principes, un principe spirituel, le Bien, et un principe matériel, le Mal, Bien et Mal étant entendus comme deux forces antagonistes et équivalentes, perpétuellement en lutte. Le corps est du côté du mal, quand l’âme est du côté de l’esprit. Saint Augustin a été l’un des – nombreux – pourfendeurs chrétiens du manichéisme.

La religion catholique, n’en déplaise à Madame Millet, religion de l’Incarnation, est une religion qui unit l’âme et le corps, et fait reposer l’immense dignité de la personne humaine dans cette union. C'est cette conception qui fait que l'embryon, pour un catholique, est plus qu'un "amas de cellules." Le corps est tour à tour « temple de l’Esprit », mais aussi image de l’Eglise quand le Christ en est la tête. Anne-Lorraine croyait profondément à cette suprême dignité du corps, qu’elle a défendu avec sa vie, comme d’autres avant elle, et je pense bien sûr à la jeune Maria Goretti, que l’Eglise fit sainte pour avoir, un siècle plus tôt, résisté au jeune homme qui voulait abuser d’elle.

Au-delà de la question dramatique du viol, c’est tout une conception de l’union corporelle de l’homme et de la femme qui échappe à Catherine Millet. Pour la foi catholique, elle est le signe du mariage mystique entre le Christ et son Eglise. Dans cette vision unique et exigeante, on essaie de ne pas se satisfaire d'une décorporation du pauvre, qui n'a rien de très enthousiasmant, qui fera qu’une femme entre les bras d’un homme pensera à sa réunion au boulot le lendemain, à la pile de linge à repasser qui l’attend dans la pièce à côté, ou s'adonnera à un adultère à peu de frais. Certes, elle le peut, elle en a la faculté. Il n’est pas sûr que le plaisir soit au bout du chemin... Quant au bonheur, ce n'est même pas la peine d'y songer !

 

Constance Prazel