Pour notables qu'ils soient, les effets budgétaires et micro-économiques des 35 heures semblent d'importance moindre que les effets politiques et sociaux : s'il y a eu incontestablement rupture, ce n'est pas celle qui était attendue, mais plutôt la marque de la fin d'une époque et l'amorce d'une prise de conscience avant un retournement de tendance.

Le mouvement continu, quoique irrégulier, de baisse de la durée du travail depuis deux siècles(1) est suffisamment connu pour qu'on n'insiste pas, sauf à en souligner deux caractéristiques : 1/ en général (à l'exception notable de la généralisation des congés payés et de la semaine de 40 heures en 1936 — celle-ci remise d'ailleurs en cause dès 1938 pour n'être rétablie qu'en 1946), il suivait les gains de productivité, s'adaptait aux besoins de la production dont il suivait les variations, et 2/ avait pour seul but d'accroître le temps libre des salariés. Les lois " Aubry " ont introduit une double rupture dans ce processus : d'abord en faisant précéder par la réduction du temps de travail les gains de productivité attendus, ensuite en lui fixant pour objectif un partage du travail disponible afin de résorber le chômage. Le premier pari a été partiellement gagné ; le second objectif n'a pas été atteint, il s'en faut de beaucoup, comme je l'ai dit précédemment. Mais en fait de rupture, ce n'est ni la seule, ni la plus profonde.

La compétitivité globale du pays a-t-elle réellement souffert des 35 heures ?

L'argument est souvent invoqué ; mais je le crois peu pertinent, du moins sous cet angle. Les mesures de la productivité par heure travaillée récemment publiées par l'OCDE apportent à première vue une réponse contraire : la productivité horaire a cru de 2,32 % par an entre 1996 et 2002 en France, plus vite que dans l'ensemble de l'Union Européenne (1,44 %), qu'aux Etats-Unis (2 %) et que dans les pays de l'OCDE (1,95 % en moyenne) : les mesures d'accompagnement des 35 heures sont passées par-là et font du salarié français un des plus productifs au travail. Invoquer les seules 35 heures pour justifier la délocalisation d'une activité vers l'Europe centrale, l'Afrique du Nord ou l'Asie relève donc au mieux de l'abus de langage ; ne serait-ce qu'en raison d'un écart de salaires incommensurablement supérieur au seul impact de la RTT (2). Les vraies raisons des délocalisations ont été examinées par ailleurs de façon approfondie et convaincante, tout en observant qu'elles n'affectent qu'à la marge les destructions d'emplois dans les pays développés puisqu'on estime leur incidence réelle à environ 5 % de celles-ci(3).

D'autres facteurs les contre-battent en effet : les coûts engendrés par l'éloignement, les différences de productivité, la proximité nécessaire des débouchés, la formation des travailleurs, les difficultés de gérer une main d'œuvre ayant un mode de vie et des aspirations très différents, le contexte culturel, etc. Sachant cependant que dans ces pays, non seulement la main d'œuvre est très bon marché, mais de plus en plus qualifiée, que l'informatique et les nouvelles techniques de communication permettent de travailler en temps réel à (très grande) distance, et que la répartition de la valeur ajoutée y favorise les détenteurs de capitaux plus que le facteur travail dans des proportions considérables, le danger à long terme est incontestable mais concerne tous les pays développés sans exception, la France comme les autres.

Le salarié français est donc un des plus productifs. Quand il travaille ! Car la durée du travail en France est effectivement la plus faible de tous les pays de l'OCDE, seule l'Allemagne étant logée à la même enseigne. Et ce, sur deux plans. D'abord celui de la durée moyenne qui, avec 1 460 heures ouvrées par personne et par an, y est inférieure de 220 heures à celle de la Grande-Bretagne, de 340 heures à celle des États-Unis et de 350 heures à celle du Japon : en d'autres termes, le Français travaille respectivement un mois et demi à deux mois de moins par an que son homologue anglais, américain ou japonais. D'où une productivité annuelle par tête faible et qui a progressé médiocrement de 1,06 % par an au cours des six dernières années, alors que la progression est partout supérieure à 1,5 %, voire à 2 % (seule l'Allemagne fait également moins bien). Ces divergences d'évolutions expliquent, d'une autre manière, l'impact des 35 heures sur le PIB que j'ai déjà mentionné. Mais elles ne suffiraient pas, à elles seules, à déclasser les entreprises françaises dans la concurrence mondiale précisément à cause de la très forte productivité individuelle de l'heure travaillée.

Le véritable handicap de la France par rapport à ses voisins et concurrents de l'OCDE provient de la conjugaison de cette première faiblesse avec une autre singularité nationale, c'est en France qu'on entre le plus tard dans la vie active, et qu'on en sort le plus tôt : les jeunes de 15 à 25 ans ne sont que 23 % à travailler contre 45 % en Allemagne, 55 % aux USA et 61 % en Grande-Bretagne, et les seniors de 55 à 64 ans 34 % contre 38 % en Allemagne, 53 % en Grande-Bretagne et 58 % aux USA (4).

De cette concentration de l'activité sur les âges les plus productifs, les entreprises tirent incontestablement profit : elle leur a permis de surmonter partiellement la RTT, au prix d'un stress accru et d'une tentation encore plus forte d'évincer du circuit productif les travailleurs les moins aptes à le supporter. En revanche, la collectivité en fait les frais sous forme de charges sociales destinées à compenser (mal le plus souvent, il faut le reconnaître, sauf en ce qui concerne les retraités ou pré-retraités, mais pour combien de temps ?) l'absence de revenu d'activité et à entretenir une inactivité problématique à tous égards, pas seulement sur un plan économique, mais aussi politique et moral. Bien entendu, ces charges, d'une façon ou d'une autre, se répercutent par voie de prélèvements obligatoires sur l'ensemble de l'économie dont elles entravent la productivité globale, et de façon plus précise sur les actifs au travail en enfermant les uns et les autres dans un cercle vicieux qu'il est urgent de briser. Les 35 heures n'en sont pas la cause, soit ; mais elles en ont été, avec la crise des retraites, l'un des révélateurs. C'est un mérite (indirect et inattendu mais certain) qu'il faut reconnaître à Mme Aubry de nous avoir forcé à prendre du recul sur ce point et à reconsidérer notre rapport au travail. Exercice salutaire et d'autant plus urgent que les lois dont elle a été l'auteur ont incontestablement introduit une fracture dans la société française.

La semaine prochaine : "Une France à deux vitesses"

Notes

(1) En France, il a été divisé par deux depuis 1840, passant approximativement de 3000 heures annuelles à 1500 en moyenne : cf. Bénédicte Reynaud et Patrick Fridenson, La France et le temps de travail (1814-2004), aux éditions Odile Jacob.

(2) Par exemple le coût horaire moyen de la main d'œuvre dans l'industrie manufacturière est de quatre à cinq fois inférieur à celui de la France en Europe centrale, et de vingt à quarante fois en Inde ou en Chine : chercher à rattraper ces niveaux dans une économie développée n'a évidemment aucun sens, pas plus que s'approprier les modes de vie qui les accompagnent, alors que les habitants de ces pays aspirent au mouvement inverse.

(3) Voir par exemple le rapport d'information rédigé par Francis Grignon, au nom de la Commission des affaires économiques du Sénat, n° 374 du 23 juin 2004, et le commentaire qu'en a donné Paul Fabra dans les Échos du 3 septembre.

(4) Voir le dernier rapport de l'OCDE sur les " perspectives de l'emploi " pour 2004.

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