Jean-Paul II : « L’homme vit d’une vie vraiment humaine grâce à la culture »

Dans un discours resté célèbre sur l’identité de la nation, Jean-Paul II nous interpella en 1980 devant les diplomates de l'Unesco sur le rôle essentiel de la culture dans la construction sociale de la communauté politique. Sans la transmission de son patrimoine culturel, sa protection et son enrichissement, disait le pape, c'est la civilisation de l'argent qui finit par tout absorber. Comment ne pas voir aujourd'hui, dans l'acharnement idéologique à éliminer les crèches dans les lieux publics, autrement dit les traces de cultures historiques au prétexte qu'elles seraient religieuses, une volonté d'avilir la société ? La question n'est pas d'abord religieuse, elle est culturelle, donc politique.   

LA FORCE DU DISCOURS de l'Unesco résidait dans le témoignage rendu à l’esprit polonais par un homme qui, « s’appuyant sur sa propre expérience, exprimait ce que la culture a été dans l’histoire de sa nation et ce qu’elle représente dans l’histoire de toutes les nations », comme il l’écrivit lui-même dans son dernier ouvrage, Mémoire et Identité.

Les injonctions préfectorales fustigeant la présence de crèches de Noël dans les gares, les conseils généraux et les mairies, et les fortes réactions politiques et médiatiques qu’elles ont provoquées ne manqueront pas d’étonner le citoyen, dont les croyances, les us et les coutumes sont généralement occultées, sinon caricaturées, dans ces mêmes milieux autorisés. Il faut sans doute en déduire que cette tradition, authentiquement chrétienne, dépasse la seule sphère privée et les familles religieuses, pour occuper le terrain prisé des traditions populaires, dans lesquelles se reconnaît, par définition, le peuple.

Plus simplement, cela montre que la tradition de la crèche appartient à la culture française, et que les tentatives répétées depuis la Révolution française jusqu’à nos jours de la réduire à sa dimension confessionnelle pour, in fine, l’interdire, sont et seront infructueuses, pour ne pas dire contreproductives.

Sans tenir un discours alarmistes, Jean-Paul II n’en évoque pas moins la nécessité respecter le « juste rapport entre l’économie et la culture, pour ne pas détruire la culture – qui est un bien plus grand, plus humain – au profit de la civilisation de l’argent et du pouvoir excessif d’un économisme unilatéral », en précisant que le fait « qu’une telle prédominance s’impose sous la forme d’un marxisme totalitaire ou sous la forme d’un libéralisme occidental, cela n’a plus grande importance ». C’était il y a déjà trente-quatre ans, mais le saint pape avait déjà perçu que les sociétés occidentales, à un stade qu’il qualifie de « post-identité », « ne pensent pas qu’elles courent le risque de perdre leur identité nationale » (Mémoire et Identité). C’est sans doute, espérons-le, ce qui est entrain de changer.

 

L'homme et la culture, la nation et l'identité

L’homme vit d’une vie vraiment humaine grâce à la culture. La vie humaine est culture en ce sens aussi que l’homme se distingue et se différencie à travers elle de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde visible: l’homme ne peut pas se passer de culture.

La culture est un mode spécifique de l’« exister » et de l’« être » de l’homme. […] Dans l’unité de la culture comme mode propre de l’existence humaine, s’enracine en même temps la pluralité des cultures au sein de laquelle l’homme vit. Dans cette pluralité, l’homme se développe sans perdre cependant le contact essentiel avec l’unité de la culture en tant que dimension fondamentale et essentielle de son existence et de son être. […] La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l’« être ». C’est là aussi que se fonde la distinction capitale entre ce que l’homme est et ce qu’il a, entre l’être et l’avoir. La culture se situe toujours en relation essentielle et nécessaire à ce qu’est l’homme, tandis que sa relation à ce qu’il a, à son « avoir », est non seulement secondaire, mais entièrement relative. […]

Les cultures humaines reflètent, cela ne fait aucun doute, les divers systèmes de relations de production; cependant, ce n’est pas tel ou tel système qui est à l’origine de la culture, mais c’est bien l’homme, l’homme qui vit dans le système, qui l’accepte ou qui cherche à le changer. On ne peut penser une culture sans subjectivité humaine et sans causalité humaine; mais dans le domaine culturel, l’homme est toujours le fait premier: l’homme est le fait primordial et fondamental de la culture.

« La nation possède une histoire dépassant l'histoire de l'individu et de la famille. »

La Nation est en effet la grande communauté des hommes qui sont unis par des liens divers, mais surtout, précisément, par la culture. La Nation existe « par » la culture et « pour » la culture, et elle est donc la grande éducatrice des hommes pour qu’ils puissent « être davantage » dans la communauté.

Elle est cette communauté qui possède une histoire dépassant l’histoire de l’individu et de la famille.

Je suis fils d’une Nation qui a vécue les plus grandes expériences de l’histoire, que ses voisins ont condamnée à mort à plusieurs reprises, mais qui a survécu et qui est restée elle-même. Elle a conservé son identité, et elle a conservé, malgré les partitions et les occupations étrangères, sa souveraineté nationale, non en s’appuyant sur les ressources de la force physique, mais uniquement en s’appuyant sur sa culture. Cette culture s’est révélée en l’occurrence d’une puissance plus grande que toutes les autres forces.

Ce que je dis ici concernant le droit de la Nation au fondement de sa culture et de son avenir n’est donc l’écho d’aucun « nationalisme », mais il s’agit toujours d’un élément stable de l’expérience humaine et des perspectives humanistes du développement de l’homme. Il existe une souveraineté fondamentale de la société qui se manifeste dans la culture de la Nation. Il s’agit de la souveraineté par laquelle, en même temps, l’homme est suprêmement souverain. Et quand je m’exprime ainsi, je pense également, avec une émotion intérieure profonde, aux cultures de tant de peuples antiques qui n’ont pas cédé lorsqu’ils se sont trouvés confrontés aux civilisations des envahisseurs: et elles restent encore pour l’homme la source de son « être » d’homme dans la vérité intérieure de son humanité.

Je pense aussi avec admiration aux cultures des nouvelles sociétés, de celles qui s’éveillent à la vie dans la communauté de la propre Nation, ― tout comme ma Nation s’est éveillée à la vie il y a dix siècles ― et qui luttent pour maintenir leur propre identité et leurs propres valeurs contre les influences et les pressions de modèles proposés de l’extérieur.

Jean-Paul II, Discours à l'Unesco, le 2 juin 1980

 

 

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