Un grand prix pour "Les Apôtres en Inde"

« Les Apôtres en Inde » : prix Auguste Pavie, 8 décembre prochain

 

 

                On ne présente pas Ilaria Ramelli, spécialiste mondialement connue de l’Antiquité chrétienne (prof. Univ. Cath. Milan et de Durham). Le livre « Les Apôtres en Inde, dans la patristique et la littérature sanscrite » (paru en 2016 aux éd. Certamen, 172 p. – 21 €) est la traduction d’un ouvrage paru en italien en 2002, écrit en collaboration avec Cristiano Dognini (prof. Univ. de Pérouse). Il recevra le prix Auguste Pavie de l’Académie des Sciences d’Outre-mer le 8 décembre prochain. Un événement pour la recherche sur la première évangélisation.

                Il vient en effet à point nommé à une époque où un syriacisant bien connu va dire aux chrétiens de Saint Thomas au Kerala, qu’ils n’ont pas été fondés par saint Thomas. Le livre en effet investigue la part d’historicité relative à la prédication apostolique en Inde, à partir de l’examen comparatif de sources de deux types : les sources classiques (gréco-romaines) et les sources indiennes, mais aussi les sources arabes et syriaques, et les sources chrétiennes. Et jusqu’aux sources sanskrites, sous l’angle plus général d’une rencontre entre le christianisme et le bouddhisme dont on peut trouver quelque écho dans la littérature bouddhique. Les études ont avancé un peu depuis 2002 – des travaux complémentaires sont en cours à Lyon. Ce n’est pas l’objet du livre que de traiter du dossier archéologique. Hélas, il faut remarquer que les études manquent à ce sujet : c’est une surprise de constater que sur place, au Kerala, on ne voit jamais d’équipe de recherche occidentale venue étudier ce que les locaux pourraient lui montrer comme remontant à saint Thomas. Et il y aurait encore de nouveaux vestiges à découvrir. Curieusement, pour étudier ces vestiges chrétiens, il n’y a jamais d’argent…

 

                Le livre pèche parfois par un excès de prudence : s’il répercute avec intelligence ce que disent les textes, il laisse le lecteur dans l’indétermination et se refuse à une localisation que pourtant, l’analyse appelle.

                Cette question de ce qu’on appelle l’Inde parcourt l’ouvrage en pointillé. Les textes antiques regroupent sous cette dénomination des territoires indo-parthes, indo-scythes, kouchans, ce qui renvoie à des dominations politiques et à des peuplements comme la Bactriane, ou l’Hyrcanie, spécification géographique. Bien sûr, les relations entre l’Inde et le monde classique, autrement dit la Grèce et Rome, sont anciennes et pas du même ordre. Mais même si l’ouvrage révise le topos qui voudrait que les relations entre Grecs et Indiens se fussent inaugurées au moment du raid éclair que l’on doit à l’arrogance guerrière et au génie militaire d’un jeune macédonien ivre de domination, il n’exploite pas suffisamment ce que pourtant il fait émerger : un cadre de relations entre ce qu’on appelle l’Orient et l’Occident. Et dans cet « Orient », qui subit une influence grecque plutôt que romaine avant d’être christianisé (et plus tard islamisé), l’Inde. Car si les Grecs sont des guerriers – les sources indiennes évoquent ces Yavanas ivres de combat et qui en périront. Ce sont des relations commerciales qui sont au cœur des échanges et de l’intérêt mutuel que se portent les deux sphères culturelles. Or, entre Rome et l’Inde, il y a d’abord la médiation des Achéménides, puis celle des Parthes, qui semble oubliée. En bref, entre Rome et l’Inde, il y a la médiation iranienne, ce que l’auteur ne fait pas suffisamment ressortir.

                C’est que son propos est d’abord de regarder avec un soin d’entomologiste ces sources diverses, qui présentent parfois des contradictions ou des incompatibilités. Les deux auteurs tenus pour les mieux informés sur l’Inde avant Alexandre : Scylax et Ctésias sont mentionnés mais une hirondelle ne fait pas le printemps. « Seules les rencontres entre groupes nombreux permettent les échanges d’ampleur anthropologique ». Et donc une portée historique.

                C’est Pantène (†216) qui est la source la plus ancienne, autrement dit, c’est un « alexandrin » qui appartient à cette école prestigieuse : le didaskaleion. La tradition a retenu une mission de ce Pantène (une sorte de nonce apostolique) en Inde, mission dont on n’a que des éléments indirects, par Eusèbe, Origène et Jérôme. Des apostolats de type judéo-chrétien, partant de Palestine, rejoignant l’Inde à travers les régions mésopotamiennes ou l’Arménie, paraissent plus que probables. La « tradition sur les missions indiennes de Thomas et Barthélémy permet, notamment à la lumière des données historiques et archéologiques, d’envisager a minima la possibilité de cette première œuvre d’évangélisation », indique le livre qui examine, au moins partiellement, comment s’est constitué le savoir sur la géographie de l’Inde, distinguant l’Inde intra gangem et extra gangem : Inde ulterior et Inde cisterior. C’est le Gange qui constitue la frontière entre l’Inde du Nord ouverte vers le Caucase et cette Inde méridionale restée longtemps en dehors des grands circuits.

                Dans ce livre écrit à deux mains, le chapitre VI est l’œuvre de Cristiano Dognini qui examine la présence d’échos chrétiens dans les mythes spécifiques à la naissance de Krishna, qui font leur apparition dans le panorama de la littérature sanscrite autour du IIe siècle ap. JC. L’auteur constate que les emprunts de motifs tirés des Évangiles (tels que Massacre des Innocents, la Fuite en Égypte, l’Annonciation…) sont indubitables, et en déduit que les récits chrétiens étaient assez connus en Inde pour que l’hindouisme se les approprie et les intègre au service de ses propres cycles mythiques.

                Les autres comparaisons entre l’Occident (ou le christianisme que connaissent les deux auteurs) et le bouddhisme pâtissent des faiblesses de la bouddhologie occidentale ; l’identification entre le roi grec Ménandre (160-135 anC) et le roi mythique Milinda (que l’on trouve dans les traditions tardives) est un postulat communément admis mais jamais démontré. On a qualifié Ménandre de « bouddhiste » parce qu’il a construit des « mnéméia », ce qui signifie « mémorials ».

                Dans le même ordre d’idée, on peut signaler la remarque que fait Migne, l’éditeur de la Patrologia Latina, en dessous du passage (cité dans le livre) de saint Jérôme qui mentionne un « bouddha »: « Selon les sophistes nus d’Inde, ainsi que le transmet l’autorité de la tradition, une vierge avait enfanté le Bouddha, chef de leur doctrine, par son flanc » (Jérôme in Adversus Jovinianum, I, 42 = P.L. t.23, c.273). Voici la remarque :
 « Certains veulent penser que celui que le saint Père [Jérôme] appelle Budda ou Butta est le même que Clément d’Alexandrie indiquait comme prince des Sarmates (ou Sarmanes) et des Gymno-sophistes. Mais Clément [d’Alexandrie (150-215) – il s’agit plutôt de la Notice d’Archélaüs] ne dit pas qu’il est né d’une vierge, chose qu’il n’aurait pas cachée si cette fable avait été racontée à son époque. Nous estimons tout à fait que cette fable a été amenée après les temps du Christ par le Bouddha Mani ».
De fait, la statuaire bouddhiste représente Bouddha nouveau-né sortant (symboliquement en éléphant) du flanc de sa mère nommée Maia [celle-ci restant donc vierge post partum]. À l’époque de Migne, l’université française commençait à dater « Bouddha » de 5 ou 6 siècles avant notre ère, alors que les bouddhistes n’avaient jamais avancé de date jusqu’alors (ils l’ont reprise aujourd’hui à leur compte).

 

                Toute étude scientifique éclaire des questions et en ouvre de nouvelles. Il semble que les relations entre l’Occident et ce qu’on appelle l’Inde, se soient relâchées vers la fin du IIème siècle pour reprendre au IVème siècle. À quoi cela est-il dû, et dans quelle mesure a-t-il eu une incidence sur le christianisme ?

                C’est donc un ouvrage qui contribue à construire un nouveau paradigme géopolitique du christianisme ancien : non pas concentré sur l’aire méditerranéenne avec l’apôtre Paul, mais dans sa pleine extension et expansion : dans toute l’Eurasie – du sud et du nord – et jusqu’au point extrême : la Chine (comme en donne des indices « L’Apôtre Thomas et le christianisme en Asie », le livre des actes du colloque de Paris en 2012 auquel participa justement Mme Ramelli – donc dix ans après l’écriture de ce livre).

Marion Duvauchel / Edouard –M. Gallez