Pâques : la révélation d’une personne, pas d’un phénomène

En ces jours où nous fêtons Pâques, il vaut la peine de s'interroger sur la genèse de notre foi. Le christianisme naît d'un événement historique, non d'une idée, ni de spéculations ou d'une croyance immémoriale qu'il réactiverait selon son mode propre.  Dans cet ordre d'idées, les apparitions du Ressuscité représentent-elles le fondement de la foi chrétienne ? La réponse positive à cette question n'est pas un scoop théologique !

À condition de préciser aussitôt que la foi repose plus précisément sur le socle de l'identité du Crucifié et du Ressuscité. Je donne créance au témoignage de ceux qui nous disent qu'un événement hors-norme est arrivé : Jésus est revenu du séjour des morts. Mais croire à ce témoignage au sujet de l'événement ne suffit pas. Encore faut-il qu'il concerne bien Jésus, et non une autre personne, ou un Jésus « mythique ».

Sans résurrection, ma foi en lui en restera au simple niveau de son « message ». Cependant si c'est un autre que le Crucifié qui est ressuscité, ma foi en l'événement pascal est vidée de tout contenu. Si celui qui est ressuscité tient un autre discours que le « Jésus historique », que signifie alors la Résurrection que nous célébrons ?

En qui crois-je ? À Jésus de Nazareth ? À un personnage historique dont la puissance est assez forte pour vaincre la mort, mais dont le parcours terrestre est assez indifférent ? Si la foi ne porte pas sur l’identité du Crucifié et du Ressuscité, je ne crois finalement qu'à un « miracle ». Ma foi s'aliène alors dans le « miraculeux », le merveilleux. Je ne suis plus libre. Il s'agit alors d'un coup de force de la part de Dieu ! La puissance a remplacé les Béatitudes ! Or, ce n'est pas cela qu'a voulu le Jésus historique. Son Royaume n'est pas un ordre de soumission. Alors pourquoi la Résurrection est-elle nécessaire pour l'établir ?   

Le Royaume arrive avec Jésus-Christ revenu du séjour des morts parce que la foi pascale consiste à croire à la fidélité que Dieu témoigne à Jésus et à son action historique, en le ressuscitant précisément d'entre les morts. Qui voit Madeleine au jardin le dimanche de Pâques ? Qui lui est révélé ? Qui lui apparaît ? Même si elle ne la reconnaît pas d'emblée, n'est-ce pas la même personne que celle dont elle est venue chercher le corps au tombeau ? C'est bien le condamné du Golgotha qui lui apparaît. En cette révélation de l'identité du Crucifié et du Ressuscité réside le fondement de la foi, davantage que dans le fait brut des apparitions post-pascales.

Le Royaume naît de la Résurrection, non pas afin d'assurer la puissance de Jésus sur ses ennemis, ou une hypothétique revanche, mais afin de signifier que l'Amour est plus fort que la mort.  En l'Amour consiste la charte fondamentale du Royaume inauguré à Pâques. La puissance « mondaine », véhiculée par les catégories du pouvoir, ainsi que le merveilleux n'y ont aucune part.

Pâques est un mystère, non un miracle

Dieu s'identifie à Jésus en le glorifiant : telle est la Révélation eschatologique, dernière, définitive. Les apparitions pascales, coupées de cette Révélation, ne signifieraient plus rien. La Résurrection est un mystère, non un miracle. Une foi qui dépendrait du miraculeux sans conjoindre le Christ de la foi au Jésus de l'histoire virerait à l'aliénation. La faire dépendre d'un fait historique et transhistorique (comme l'est la Résurrection) est pour la théologie, pour un Karl Barth notamment, une affirmation insuffisante. Pour quel motif ? Parce que Dieu n'est pas un objet. Mon adhésion va à une personne, non à un phénomène, aussi éminent soit-il.

Mettre davantage l'accent sur Jésus, plus précisément sur l'identité du Crucifié et du Ressuscité, plutôt que sur l'événement de la Résurrection (qui n'est pas à négliger bien sûr), nous oblige à souligner la caractéristique personnelle de la foi. Le contenu de celle-ci est une personne. Contrairement à l'acte proprement religieux, la foi chrétienne ne consiste pas d'abord en l'opération d'un homme montant vers la divinité, mais dans la réponse — et la communion qui la suit — à un Dieu personnel ayant pris l'initiative de se révéler le premier.

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« Croire, au sens plein du mot tel que nous l'avons dégagé à partir du symbole de la foi, c'est à dire croire d'une façon absolue, inconditionnée, définitive, et d'une façon qui engage irrévocablement le fond de l'être, croire d'une telle foi, on ne le peut qu'en cet Être personnel unique que nous appelons Dieu (Lubac) [1]. »

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Cependant privilégier la dimension personnelle de Pâques ne veut pas dire que le témoignage au sujet des faits soit sans importance, ni que la Résurrection se ramène en définitive à une pure signification, sans lien avec un événement survenu dans l'histoire. La Résurrection est bien un fait historique surgi au coeur du temps, même si elle demeure sans témoin. Pourquoi alors n'est-elle pas réductible à un simple phénomène, tel que ceux qui « arrivent » dans la marche du monde ? Pourquoi ne fait-elle pas nombre avec les autres faits historiques ? Parce que la Résurrection de Jésus constitue également un événement transcendant par lequel le monde nouveau, les temps derniers sont arrivés.

En effet, étant à l'origine de la nouvelle foi des disciples, l'événement de la Résurrection ne représente pas un événement comme les autres. Si, avec elle, nous n'avions affaire qu'à un fait historique de même nature que ceux qui surviennent dans le cours de la marche ordinaire du monde, rien ne nous autoriserait à dire qu'elle nous conduit au monde de Dieu, qu'elle nous ouvre les portes du sanctuaire céleste, transcendant.

Evénement hors norme, la Résurrection de Jésus reste, en principe, hors d'atteinte des interprétations courantes par lesquelles l'homme tente de domestiquer l'énigme de l'existence. Devant elle le croyant est obligé de confesser qu'il se trouve devant un mystère qui bouleverse l'histoire, non devant un simple fait divers, ou un phénomène que nos catégories habituelles seraient capables d'appréhender.

La foi pascale naît d'une rencontre

Cependant il n'en reste pas moins vrai que pour être de l'ordre du définitif, de l'eschatologique, ce mystère est bien réellement arrivé dans le cours de l'histoire du monde, à un moment qu'on peut dater objectivement. Qu'est-ce que cela signifie ?  Avec l'événement historique et trans historique de la Résurrection, la foi n'est pas à la merci d'un phénomène idéalisé, symbolisé, ou d'une projection, à l'extérieur de nous, d'une création de notre « intériorité ». Pour le dire clairement : la Résurrection ne dépend pas de la foi ecclésiale. C'est plutôt l'inverse : la foi de l'Église est née avec la Résurrection. Celle-ci est antérieure à celle-là.

Jésus ne ressuscite pas « dans le kérygme » de l'Église, comme le pensait le théologien Bultman, c'est-à-dire dans la proclamation de sa mort et de sa résurrection ! Si les disciples ont annoncé que Jésus était ressuscité, c'est qu'il l'était véritablement, dans son corps. Il n'est pas revenu du séjour des morts uniquement parce que leur foi en lui a « rebondi », s'est ressaisie, et qu'ils ont de nouveau donné créance à son message. À ce compte-là, ce ne serait pas Dieu qui aurait ressuscité Jésus, mais ses propres disciples ! Or à Pâques, Jésus ressuscite pour de bon avant que la foi de ses amis ne le fasse à son tour.

Théologiquement on exprimera cette primauté des faits sur l'interprétation ainsi : la réalité du Christ, en tant qu'être transcendant et ressuscité, n'est pas réductible à sa présence dans le kérygme, dans la proclamation par les apôtres de sa victoire sur la mort. Si Jésus n'était ressuscité que dans la prédication de l'Église post-pascale, rien ne nous interdirait alors de diagnostiquer à leur égard  une possible hallucination collective, ou bien de conclure à une géniale construction théologique mais vide de tout contenu référentiel.

Le Dieu biblique se dit, se révèle dans les événements afin de bien marquer au contraire que le contenu de la foi, ou de la religion, n'est pas à la mesure d'une construction humaine (même si cette révélation s'avère beaucoup plus remplie d'humanité que nos comportements ou nos croyances habituels). En un mot, la foi biblique résulte d'une rencontre, et d'une rencontre avec quelqu'un d'extérieur à nous-mêmes, non d'une spéculation, ou d'une projection spirituelle d'un « Jésus idéal » pour les besoins de notre cinéma intérieur d'épanouissement.

Le Ressuscité n'est pas un objet de curiosité

On objectera que le Christ n'est apparu qu'à ses disciples. Pour quel motif ? Même si les apparitions pascales ne relèvent pas de l'expérience subjective, elles ne sont pas de l'ordre de la réalité purement objective non plus. Comme nous le disions précédemment, faire l'expérience de Jésus ressuscité consiste à faire une expérience de communion de personne à personne. Pour les disciples, cela revenait à continuer un compagnonnage commencé avec le Jésus pré-pascal.

La dimension existentielle est première, fondamentale. Le Ressuscité n'est pas un objet, pas même celui d'une curiosité envers un phénomène miraculeux. C'est la raison pour laquelle il ne se donne à voir qu'à ceux qui l'ont accompagné durant ses pérégrinations sur les routes de Palestine.

Il existe une seconde raison à ce que le Christ ne se montre qu'à ceux qui l'ont suivi durant sa vie terrestre. Lors de ses apparitions, il n'est pas loisible de le saisir;  au contraire, c'est lui qui saisit leurs bénéficiaires. Les apparitions pascales sont un don, non un phénomène mondain, objectivable. Le Ressuscité se donne à voir. Le Christ vient du monde nouveau. La Résurrection se tient au-delà de l'objectivité factuelle (des réalités du monde), comme de la subjectivité existentielle (des croyants).

Ce qui ne signifie pas que Jésus soit devenu, pour ses disciples, un « autre ». Ses sentiments envers eux, comme envers nous, n'ont pas changé. Les apparitions continuent, en un sens, le vivre-ensemble des disciples avec Jésus. De plus, elles ne constituent pas non plus un coup de force à l'endroit de tous les autres. Leur parcimonie, si on peut employer ce terme, est la preuve que Dieu respecte notre liberté. Troisième raison pour laquelle le Christ n'est apparu qu'à ses amis.

Pâques n'est en effet ni une revanche, ni une vengeance. Nos catégories, prisonnières de schèmes concurrentiels et conflictuels, sont appelées à se réformer au contact du récit fondateur de la foi chrétienne. Si le Christ a pardonné à ses bourreaux du haut de la croix, ce n'est pas pour se réserver une vengeance post mortem.  Comme nous l'avons vu plus haut, la foi pascale porte surtout sur l'identité du Crucifié et du Ressuscité. Il a été le Pardon de Dieu en personne durant sa vie terrestre, ce que la Croix a manifesté de façon éclatante. Revenu du séjour des morts, il le reste plus que jamais. Pas plus qu'il n'est descendu de la croix le vendredi saint, le Christ ne s'imposera le dimanche de Pâques à l'ensemble de son peuple. La puissance de Dieu agit à un tout autre niveau, d'abord en patientant et en respectant les consciences. 

Foi subjective et foi objective                                                                       

Ainsi la Résurrection est à la fois fait et signification. Le fait sans la signification est aveugle, et risque d'engendrer la superstition. La signification dénuée du fait est vide, et tourne à l'auto-suggestion. La Résurrection est l'unité d'un événement historique et eschatologique, touchant la fin des temps, décidant de la signification ultime de la réalité. La foi qu'elle véhicule est à la fois confiance personnelle et assentiment à une vérité objective.

Gardons-nous d'opposer foi subjective (en Jésus) et foi objective (en l'événement de la résurrection). La seconde ne doit pas être dédaignée au profit de la première sous prétexte qu'elle relève davantage du « catalogue de vérités », de la croyance, que d'un engagement existentiel et individuel.

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« Passer “des croyances à la foi”, cela peut être un beau programme si l'on entend par là qu'il ne suffit pas d'avoir “des croyances”, d'adhérer à “des vérités” pour être chrétien, qu'il faut encore vivifier ses croyances et les unifier dans un acte qui engage tout l'être; mais si l'on voulait signifier qu'il faut abandonner les premières pour trouver la seconde, les remplacer par une foi qui n'aurait plus d'objet, ce serait un leurre (Lubac) [2]. »

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À Pâques, Dieu dit « oui » à Jésus et à ses actions

En qui crois-je ? Je crois à une personne, Jésus. Mais à une personne ressuscitée. Sans cette résurrection, Jésus ne représente plus qu'un souvenir. En m'ouvrant à sa résurrection, je sais qu'il est le compagnon de mon existence actuelle, un compagnon toujours disponible, toujours prêt à se laisser interpeller dans mes soucis, mes besoins, mais aussi dans ma louange, dans mon bonheur qu'il m'ait choisi pour ami.

Je crois en l'identité du Crucifié et du Ressuscité. Je crois que le Père a avalisé l'amour que le Jésus de l'histoire a manifesté envers tous durant son séjour terrestre. A l'occasion de ces fêtes pascales, en qui crois-je ? Je crois en Dieu le Père, qui a dit « Oui » à l'Amour vécu par son Fils en le retirant du séjour des morts. Bref, en rencontrant Jésus ressuscité, en ne dissociant pas un événement de la personne qu'il touche,  je crois que Dieu est Amour !

 

Jean-Michel Castaing est essayiste. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

 

Illustration : Le Caravage, l’Incrédulité de saint Thomas
 Vers 1601-1602, huile sur toile, 107cm x 113cm
 Potsdam, Château de Sans-Souci, Bildergalerie.

 

 

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[1]    H. de Lubac sj, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des apôtres, Aubier-Montaigne, Paris, 1970, p. 194.

[2]    H. de Lubac, Ibid., p. 167.