Photo © ALAA AL-MARJANI/REUTERS

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Défait militairement à Mossoul, l’État islamique semble aussi condamné à moyen terme par les choix diplomatiques de l’Arabie saoudite…

Nous venons, en l’espace de quelques semaines, d’assister au véritable tournant du monde islamique, dont l’ampleur ne pourra bientôt être comparée qu’aux bouleversements telluriques qui ont traversé l’Occident à partir de la mort de Leonid Brejnev, en 1982. Certes, la défaite militaire sans appel de Dae’ch, et surtout sans perspective idéologique quelconque, suffirait à notre étonnement. On savait l’État islamique beaucoup plus faible et beaucoup moins doué sur le plan stratégique que ses devanciers immédiats, la confrérie des Frères musulmans à son apogée, au début des années 1990, et surtout Al-Qaïda et sa tentative d’unification révolutionnaire à partir de 2001. On pouvait déjà déchiffrer comme un symptôme étrange les annon ces successives, et de plus en plus comiques, de la mort de son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, dans des combats douteux autant que fantasmatiques. Mais cette évanescence du chef renvoyait tellement clairement à l’inanité de toute pensée stratégique que l’on se doutait déjà qu’à la mort, bien réelle celle-là, d’Oussama ben Laden, quelque chose avait bien commencé à se défaire dans la logique de mort du djihad. Le fondateur de l’État islamique, le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, n’était lui-même qu’un petit voyou d’Amman aux capacités meurtrières incontestables mais à la formation intellectuelle bien trop fruste pour pouvoir tenir longtemps face à l’élaboration morale de son véritable rival, le cheikh Zawahiri, qui exsudait de tout son être le sentiment aristocratique d’un grand médecin cairote, issu directement des dirigeants les plus prestigieux de la faculté de théologie d’al-Azhar. Et, comme bien souvent dans cette région du monde, le prestige inentamé de la culture égyptienne finissait peu à peu par s’imposer à la puissance et au dynamisme des Yéménites et des Saoudiens qu’incarnait Oussama ben Laden. Très vite marginalisé dans le “petit séminaire” de Peshawar, au coeur de la lutte antisoviétique des Afghans, il ne restait plus guère à Zarqaoui d’autre solution que de se réfugier dans les bras secourables des services secrets pakistanais et bientôt de leurs interlocuteurs et amis irakiens de Saddam Hussein pour perpétrer quelques légers crimes et de rassembler ensuite, en Irak même, des forces de résistance supplétives de la défense militaire des baasistes irakiens. Au lendemain de l’effondrement total du régime de Bagdad, l’heure semblait donc venue pour Zarqaoui et les siens de s’emparer de l’héritage d’Al-Qaïda sous la forme initiale d’une OPA hostile qui prétendait toujours exprimer sa totale fidélité au commandement d’un ben Laden.

Mais l’histoire dans cette affaire ne se montrera jamais vraiment bonne fille : depuis la mort en martyr de son chef, l’ayatollah Behechti, à Téhéran, en juin 1981, le courant iranien pourtant chiite mais sympathisant par Sayyid Qutb de la pensée des Frères musulmans est entré en perte de vitesse, voire en récession. Face à l’agression irakienne de 1980, le patriotisme iranien, hostile au nationalisme arabe et au sunnisme doctrinal, a repris l’initiative dans toute la région, sous la direction de Rasfandjani. On excluait désormais toute unification des intégrismes sunnite et chiite en un seul djihad antiaméricain. Il faudra donc attendre la décantation de tous ces alignements provoqués par la guerre d’agression de Saddam Hussein, entre 1980 et 1988, pour voir se remettre en marche une dialectique politique entièrement originale. C’est là que, impressionnés par l’audace et l’activisme de ben Laden, les dirigeants les plus conservateurs de l’État iranien se convainquent peu à peu qu’ils ont aff aire en Arabie saoudite à des courants sérieusement révolutionnaires dont il leur faut chercher l’alliance pour se débarrasser, à Téhéran même, des fauteurs déjà presque ouvertement réformistes d’une sorte de Thermidor iranien. De là naissent deux aventures parallèles qui n’ont pas encore été closes à ce jour ; au lendemain du 11 septembre 2001, en effet, c’est le choix totalement ambigu du régime des mollahs de Téhéran de protéger une partie de la direction d’Al-Qaïda en lui accordant l’asile permanent à Yezd, au coeur du territoire iranien, en menaçant de se servir de ce potentiel dans le début de bras de fer nucléaire qui commence alors avec Israël bien davantage qu’avec les États-Unis.

[Source : valeursactuelles.com]