Les Mémoires d’un mousquetaire de Maastricht

Après s’être glissé dans la peau de Charrette, de saint Louis et de Jeanne d’Arc, Philippe de Villiers dévoile les rouages du système qu’il a combattu pendant vingt ans en racontant son parcours politique.

LE MOMENT est venu de dire ce que j’ai vu. Le titre choisi par l’auteur sonne à la fois comme une confidence et comme un devoir. Le nouveau livre de Philippe de Villiers est d’abord un témoignage très dense répondant aux exigences de circonstances exceptionnelles, à l’heure où, écrit-il, « le désastre ne peut plus être maquillé ». L’ancien candidat à la présidentielle y révèle l’envers du décor, la coulisse où se pressent les représentants de ce que l’on a coutume d’appeler le système. Il en décrypte les ressorts idéologiques et explique les intérêts qui le sous-tendent.

Le sens de la pietas

Villiers était entré dans ce système par effraction, en 1986. Jacques Chirac, qui avait eu vent d’un formidable entrepreneur de rêves vendéen tout à son œuvre du Puy-du-Fou, l’avait nommé au gouvernement comme secrétaire d’État auprès du ministre de la Culture. L’habitude n’eut raison ni de ses élans créateurs ni de ses résistances à l’air du temps.

Dans un milieu qui n’a plus guère de ferveur pour les idées et le patriotisme, Philippe de Villiers était  l’une des dernières anomalies. Il appartenait à une espèce en voie de disparition : l’homme politique lettré. Le sens du tragique a été perdu par les représentants du peuple devenus, comme le décrit l’auteur, des hédonistes politiciens, des « professionnels de l’évènementiel » selon le mot de Philippe Murray. Le politique a été dévoyé en gestion [1] et le sens du sacrifice, qui lui est consubstantiel, a déserté les cœurs des hommes censés servir leur pays.

Il n’est pas étonnant qu’un tel renoncement à agir sur le réel, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, ait été concomitant avec la perte de la pietas, que les Romains tenaient pour la première des vertus. Cette notion, difficilement traduisible, se définit par le sentiment d’appartenance et le devoir qu’il implique envers une communauté (famille, peuple) qui nous précède et nous survit.

Le livre de Philippe de Villiers est extrêmement touchant à cet égard car il fait le lien. On pense ici aux belles pages qu’il consacre aux héros de la Vendée et à ses ancêtres, « officiers qui ont versé leur sang au champ d’honneur pour la liberté des nations contre la logique de la race ».

Honneur aux vaincus

Le fondateur du Mouvement pour la France a poursuivi le combat de ses aïeuls par l’attitude la plus politique qui soit en refusant l’effacement de sa patrie. Son opposition au traité de Maastricht fut déterminante.

La victoire du « oui » au référendum de 1992 marqua en effet la naissance d’un nouveau régime oligarchique, caractérisé par ce que l’historien américain Christopher Lasch a appelé la « révolte des élites ». Le peuple était dépossédé de sa souveraineté, c’est-à-dire qu’il perdait la maîtrise de son destin, remis entre les mains d’un monstre hybride né à l’intersection du libéralisme économique des grandes entreprises mondialisées et du libéralisme culturel des héritiers de mai 68.

Depuis Maastricht, qui restera dans l’histoire de France comme une gigantesque imposture et une forfaiture, tout ce que défendait avec panache Philippe de Villiers est tombé.

La paysannerie, dont Napoléon disait qu’elle était l’âme de la France, a été sacrifiée sur l’autel de la grande distribution et de la concurrence internationale. La citoyenneté a été diluée dans l’utopie multiculturaliste chère à l’homme nomade, « désincarné et désaffilié », made by Jacques Attali et Alain Minc. L’Europe, conformément au processus enclenché après-guerre, a été déconstruite au nom de sa construction même par l’abandon de ses racines chrétiennes et des nations qui la composent.

Le parcours politique de Philippe de Villiers, à l’échelon national, apparaît ainsi comme une série de défaites où, certes, l’honneur ne fait pas défaut.

Immersion au cœur du système

Son livre nous renseigne par conséquent sur les difficultés qu’ont rencontrées les opposants au système dans leur quête du pouvoir.

Le nerf de la guerre est évidemment l’argent. C’est lui qui permet l’accès aux sondeurs et, partant, une bonne exposition médiatique.

Lors de la campagne présidentielle de 1995, Philippe de Villiers était parvenu à lever cet obstacle. Grâce à de solides appuis financiers, il avait réussi une entrée fracassante, au point d’atteindre les 10% d’intentions de vote dans les sondages. Jacques Chirac, conseillé par Philippe Séguin, riposta en reprenant son argumentaire. On se souvient de ses discours sur la « fracture sociale » théorisée par Emmanuel Todd et de ses salves contre l’Europe de Maastricht, qu’il l’avait fait gagner trois ans plus tôt !

Le score final de Philippe de Villiers (4%) l’empêcha d’obtenir le remboursement de sa campagne. Ses troupes fuirent le navire, le laissant seul avec ses derniers fidèles et ses dettes. On apprendra ensuite que les comptes de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur étaient falsifiés. C’est à la mobilisation des Français, qu’il avait interpellé à la télévision, que Philippe de Villiers dut sa survie politique.

L’argent dont parle Villiers est aussi celui que les groupes de pression déversent au parlement de Strasbourg. Ils seraient à l’origine de 75% des normes européennes. Les plus puissants sont ceux de la finance, de l’industrie pharmaceutique et de l’agroalimentaire. L’auteur décrit l’activisme de leurs représentants auprès des députés dans les couloirs du parlement.

Philippe de Villiers, enfin, lève le voile sur le grand bal médiatique, corrompu par l’unanimisme idéologique et les réseaux. Le débat sur le traité de Maastricht auquel il a participé était truqué, la journaliste Anne Sinclair étant de mèche avec l’invité européiste. « Le petit écran, déplore-t-il, trie le bon grain et rejette les vilains cailloux, il vit de la loi des suspects. »

Voilà pourquoi, vingt ans après, tous les tenants du « non » sont morts politiquement. Comme d’Artagnan avant eux, les Mousquetaires, ainsi qu’on les a surnommés, sont tombés devant Maastricht. Voilà pourquoi, aussi, les tenants du « oui » sont toujours sur la scène politique.

De l’art de maintenir un système à flot …

Des portraits au vitriol

Outre cette question fondamentale, les passages les plus savoureux du livre, pour qui connaît déjà le parcours de Philippe de Villiers et ses idées, sont les entretiens qu’il rapporte et les portraits qu’il dresse.

Les présidents de la République post-gaullistes ne sont pas épargnés, à charge de bons mots : 

Valéry Giscard d’Estaing est le premier fossoyeur de la France, « un colin froid » obsédé par l’idée de « rajeunir » et de « changer la France », « puissance moyenne », pour la mettre aux normes internationales, la vidant ainsi de la singularité qui la faisait universelle. Son mandat est celui de la loi Veil, du regroupement familial, du collège unique et de la première élection au parlement européen. « On ne pourra pas garder éternellement notre France rurale, traditionnelle, économe, masculine et gérontocratique, centralisée, et hiérarchisée, dit-il à Philippe de Villiers, la politique doit se mettre à l’heure de demain[2]. »

François Mitterrand ne récitait pas du Jean Monnet contrairement à son prédécesseur et il connaissait l’histoire, que Valéry Giscard d’Estaing tenait en mépris. Il connaissait d’ailleurs bien des choses. Philippe de Villiers rend hommage à l’érudition de ce « cynique déguisé en gourmet ». L’auteur souscrirait sans doute au propos de Marie-France Garaud : « Mitterrand a détruit la Ve République par orgueil, Valéry Giscard d’Estaing par vanité et Jacques Chirac par inadvertance ».

Jacques Chirac ressemble davantage à Valéry Giscard d’Estaing qu’à François Mitterrand, malgré leur inimitié. Le « chevalier des steppes » comme l’appelle Philippe de Villiers est plus porté aux arts orientaux qu’à l’histoire de France. C’est un homme de l’immédiat, sans aucune conviction. « Un cheval qui a besoin d’un jockey » : il est souverainiste dans les années 1970 lorsqu’il prononce le discours de Cochin ; il est européiste dans les années 1990 quand il est aux côtés d’Alain Juppé. Valéry Giscard d’Estaing avait au moins le mérite de la constance.

Avec Nicolas Sarkozy, c’est une nouvelle génération qui entre à l’Elysée. Philippe de Villiers le décrit comme un citoyen du monde qui a grandi dans la culture de l’instant. « Son quinquennat fut celui de la triple soumission, écrit-il : à l’Amérique d’abord — il fit rentrer nos armées et notre diplomatie au bercail de l’OTAN ; à Bruxelles ensuite — avec le traité de Lisbonne ; à l’Islam enfin — avec la création du Conseil français du culte musulman et sa déclaration sur l’islam de France qui inaugure une nouvelle ère, celle de l’islamisation de la France. »

Plus intéressantes encore sont ses discussions avec les personnalités étrangères. Philippe de Villiers  converse sur Charles Péguy et le traité de Maastricht en compagnie du roi marocain Hassan II. Il analyse avec le milliardaire Jimmy Goldsmith la sécession des classes dirigeantes, grandes gagnantes de la globalisation. Il s’entretient du général de Gaulle avec le « nouveau tsar » de Russie, Vladimir Poutine. Enfin, le livre s’achève sur la figure du grand dissident Alexandre Soljenitsyne. L’Europe occidentale, dit-il à Philippe de Villiers, a « la maladie du vide ».

Retisser le fil

L’Homme, en effet, est aujourd’hui le produit du système analysé avec minutie — autopsié serait-on déjà tenté de dire tant il court à son autodestruction — par Philippe de Villiers dans ce livre. Privé d’institutions, de substance et de rêves, l’homo oeconomicus est perdu « entre deux horizons : le moi et le monde », la communauté politique ayant été anéantie pour le livrer aux chaines dorées du divertissement et de la consommation. Il est orphelin de mœurs et de rites, de contours et de lumières. Les âmes sont vacantes comme l’écrit Pierre Manent dans son nouvel essai et comme l’avait si magnifiquement et tristement décrit Antoine de Saint-Exupéry la veille de sa mort au champ d’honneur.

Philippe de Villiers avait fait un tout autre pari en créant le Puy-du-Fou : « On ne propose ce que les gens aiment mais ce qu’ils pourraient aimer. » Porté par un style débordant de vitalité, et dans la continuité de son action politique, son livre est un appel à la résistance, pour retisser le fil d’or de la grandeur spirituelle et nationale face aux graves dangers qui s’annoncent. Ils seront bien sûr le fait des islamistes dont nos classes dirigeantes, par lâcheté, aveuglement et le rejet de ce qui fondait notre civilisation, ont armé le bras.

Si vis pacem, para bellum.

 

Laurent Ottavi

Voir aussi notre entretien :
 Philippe de Villiers : « Je suis plein d'espérance »

 

Philippe de Villiers
 Le moment est venu de dire ce que j’ai vu
 Albin Michel, 2015
 352 pages, 21,50 €

 

 

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[1] La disparition du politique ne se limite pas à l’intégration européenne. Philippe de Villiers souligne à juste titre qu’en se refusant à défendre des principes intangibles, les dirigeants ont ouvert la boîte de Pandore. Il évoque l’affaire des lycéennes musulmanes de Creil en 1989, refusant de retirer leurs voiles, et, dans un autre registre, celle des colonnes de Buren. Si les digues ont sauté, c’est parce que la première d'entre elles n’avait pas été défendue avec assez de fermeté et d’intransigeance.
[2] Valéry Giscard d’Estaing illustre parfaitement ce mot de Villiers : « On nous dit : il faut que la France meure pour que les Français vivent. »