Gérard-François Dumont : « Schengen est mort de ne pas avoir été appliqué »

Gérard-François Dumont est géographe et démographe. Il dirige la revue Population & Avenir et vient de publier Géopolitique de l’Europe, avec Pierre Verluise, aux éditions PUF. Les différentes décisions des pays européens face à l’arrivée des migrants signent selon lui la mort de Schengen, qui reposait sur la libre circulation des personnes à l’intérieur et sur le contrôle des frontières extérieures. La priorité est désormais à la création d’un Schengen II ou, à défaut, d’agir unilatéralement, afin d’assurer la maîtrise des flux migratoires, et d’organiser, ce qui a trop tardé, une réémigration à partir de pays comme la Turquie pour briser les passeurs. Parallèlement, les puissances européennes doivent revoir leur politique étrangère, que ce soit envers la Russie ou envers le régime de Bachar el-Assad.

Liberté politique. — On entend parler de « déferlement » à propos de l’afflux de migrants en Europe. N’est-ce pas exagéré ?

Gérard-François Dumont. — Le mot de déferlement n’est pas juste. Nous connaissons un exode de population comme il s’en produit chaque fois qu’il y a des guerres civiles. Mais cet exode de population est spécifique dans la mesure où les guerres civiles qu’on a pu connaître précédemment voyaient généralement s’affronter deux parties alors qu’en Syrie il y a une multiplicité d’acteurs militarisés. Nous sommes aujourd’hui dans une situation géopolitique inédite.

« On ne peut pas écarter la possibilité que l’État islamique glisse ses fidèles parmi les migrants. »

L’arrivée en Europe des migrants est-elle la conséquence des interventions militaires occidentales au Moyen-Orient et en Lybie ?

Le dernier exode majeur de population vers l’Europe a été l’épisode des boat-people lors des conflits indochinois durant la seconde moitié des années 1970. Les pays européens n’avaient aucune responsabilité dans les origines de cet exode puisqu’il y avait eu des accords de paix signés en 1973. Mais le Nord-Vietnam ne les a pas respectés. En 1975, il a envahi le Sud-Vietnam et imposé un régime liberticide très violent. On estime que plusieurs centaines de milliers de Vietnamiens se sont alors noyés dans la mer de Chine.

Aujourd’hui, en revanche, des pays occidentaux, et particulièrement la France, sont très largement responsables de la déstabilisation de certaines régions. Je pense à la Lybie, bien sûr, où la France est intervenue avec le Royaume-Uni sans prendre en compte la nécessité de détruire l’armement de Kadhafi et sans préparer de solution politique.

Je pense aussi à la Syrie. La France continue à nourrir le conflit civil en livrant des armes et en refusant de mener une diplomatie qui lui permettrait d’être écoutée par les différentes parties. Cela fait maintenant trois ans et demi que la France n’a plus de représentation diplomatique à Damas.

Sait-on précisément qui sont les migrants dont nous parlons ?

Pour simplifier, il y a deux types de migrants. D’une part, ceux qui fuient les guerres civiles de Mésopotamie, essentiellement de Syrie et d’Irak, ou des régimes liberticides, comme les migrants érythréens. Mais on relève aussi nombre de demandes d’asile provenant des pays des Balkans, surtout du Kosovo et aussi de Serbie et de Bosnie. C’est pourquoi des pays européens demandent que le Kosovo soit considéré comme un « pays sûr » et que, par conséquent, ses ressortissants ne puissent pas déposer de demande l’asile.

D’autre part, il y a des personnes dont l’émigration est davantage économique ou dont le souci de venir en Europe est très lié à la déstabilisation de la Libye pays dans lequel des passeurs exploitent la misère humaine.

Parmi ces migrants, peut-il y avoir des terroristes ?

Le risque, bien sûr, existe, même si le totalitarisme islamiste se nourrit aussi de personnes ayant une nationalité européenne, comme l’ont montré les attentats de Londres, de Bruxelles ou de Paris. La plupart des migrants venus du Moyen-Orient fuient une situation terrifiante, mais on ne peut pas écarter la possibilité que l’État islamique glisse parmi eux des personnes qui lui sont fidèles. C’est pourquoi il aurait été impératif d’enregistrer la totalité des personnes qui entre en Europe, comme ceci est prévu par le règlement de Schengen.

« La Turquie a fait le jeu de l’État islamique depuis le début de la guerre civile syrienne. »

Les réactions des pays européens ont été très différentes. Comment l’expliquez-vous ?

Fin août 2015, l’Allemagne a décidé de faire jouer ce qui s’appelle, dans le système Schengen, la « clause de souveraineté », c’est-à-dire de traiter sur son territoire les demandeurs d’asiles syriens sans appliquer les accords de Dublin, lesquels prévoient de renvoyer les migrants dans le premier pays de l’Espace Schengen où ils sont entrés. L’Allemagne a pris une décision solitaire et qui l’est restée : aucun autre pays de l’espace Schengen n’a suivi cette décision.

L’erreur souvent commise aujourd’hui est de considérer qu’il y a deux Europe : une ouverte aux migrants et une autre fermée. C’est inexact. Il n’y a pas une dualité de positions, mais pluralité selon les pays. Par exemple, le Danemark a introduit des règles qui ferment dans certains cas sa frontière avec l’Allemagne. Chaque pays, en fonction du choix propre de son gouvernement et de sa situation politique interne, a pris une position spécifique.

Faut-il blâmer la Hongrie comme l’ont fait certains commentateurs ?

Concernant la Hongrie, là encore, on ne dit pas la vérité des chiffres : sur le deuxième semestre de 2015, la Hongrie est le pays qui a connu la plus forte pression migratoire. Si l’on rapporte les demandeurs d’asile du premier semestre 2015 aux millions d’habitants, la Hongrie a connu un nombre de demandeurs d’asile largement supérieur à celui de l’Allemagne[1]. Donc, face à une situation qu’elle n’arrivait pas à gérer, la Hongrie a décidé d’appliquer les règles de Schengen, c’est-à-dire des contrôles aux frontières. Puis, voyant que les autres pays ne le faisaient pas, elle a accentué son contrôle.

Quel est le rapport de l’Union européenne à l’immigration ? Ne voit-elle pas l’afflux de migrants comme un moyen de renouveler sa population vieillissante ?

Avec sa très faible fécondité [2], l’Union européenne connaît ce que j’ai appelé un « hiver démographique » : il conduit notamment à la baisse de la population active. Sur cette question, les communications publiées par la Commission européenne ont le même contenu depuis des années : faire venir des migrants pour contrecarrer les effets de la baisse de la population active en Europe.

Ce raisonnement oublie deux éléments : quand un pays est en « hiver démographique », la première réponse serait de tout mettre en œuvre pour aller vers un « printemps démographique », par exemple en déployant des politiques familiales qui permettraient de redresser la fécondité.

Ensuite, la Commission européenne raisonne de façon globale, alors que la réalité nationale et locale est nettement contrastée. Il y a des pays européens où la baisse de la population active est très intense, d’autres où elle l’est beaucoup moins et même certains où la population active augmente. 

«La crise est devenue mondiale : il n’y aura pas de solution sans un accord politique entre toutes les parties prenantes. »

La situation que vous décrivez revient à dire que Schengen est mort. L’Union européenne ne paie-t-elle pas le fait de ne pas être une entité politique avec des frontières clairement définies ?

L’espace Schengen est mort de ne pas avoir été appliqué. Il n’avait pu être mis en place que lorsque le système d’information du même nom, qui tenait à jour une liste de personnes menaçant la sécurité des pays, est devenu opérationnel. Ensuite, la stratégie d’élargissement de l’espace Schengen a fait fi de la capacité et de la volonté des pays à respecter ou non ses règlements.

Par ailleurs, l’Union européenne a toujours refusé de définir ses frontières [3]. Certes, un texte a fini par préciser qu’il fallait être un pays européen pour entrer dans l’UE, mais sans en donner de définition.

Le Royaume-Uni ne fait pas partie de Schengen. S’en tire-t-il mieux ?

Le Royaume-Uni fait partie du système d’informations Schengen. En revanche, il n’a pas voulu entrer dans l’espace Schengen, et ne subit donc pas le fait que certains pays ne respectent pas les règles Schengen. Son exemple prouve que la fin de Schengen ne signifie pas nécessairement la fin de l’Union européenne. 

Quittons l’Europe. Un acteur majeur de la crise des migrants est la Turquie. Quelle est sa stratégie et pourquoi ?

En raison de sa doctrine de géopolitique interne, la Turquie se vit depuis sa création comme un pays qui devrait être homogène sur le plan humain. La priorité du gouvernement turc est donc d’étouffer toute demande d’autonomie de la part des territoires à majorité kurde de la Turquie ou toute affichage de divergence religieuse, d’où des vexations vis-à-vis des alevis ou des, pourtant désormais très peu nombreux, chrétiens [4].

Dans ses discours, le dirigeant turc Erdogan place les Kurdes sur le même plan que l’État islamique. Mais, en réalité, la Turquie a fait le jeu de l’État islamique depuis le début de la guerre civile en 2011. Elle a bombardé les régions kurdes, elle a aidé l’État islamique à commercer et notamment à vendre du pétrole à l’étranger, elle lui a permis de se renforcer militairement en laissant passer les islamistes étrangers et elle ouvre ses hôpitaux pour soigner ses combattants.

La Turquie a tout fait pour empêcher les Kurdes de reconquérir Kobanê et elle fait en sorte de rendre quasiment impossible toute tentative de reconstruction. Aylan, l’enfant mort dont la photographie prise le 2 septembre 2015 sur une plage de Turquie a ému le monde entier, venait avec sa famille de Kobanê. Cette famille y serait sans doute restée si elle avait eu espoir dans la reconstruction de la ville et dans une pacification durable de la région. Mais, malgré la reconquête militaire de la ville par les Kurdes syriens, elle était désespérée faute de perspective.

D’ailleurs, l’Union européenne et la communauté internationale ne se sont guère mobilisées pour reconstruire Kobanê. Pourtant, lorsqu’il y a de grandes catastrophes naturelles, comme on en a connu en Arménie ou en Tahiti, elle mobilise des fonds pour venir en aide aux victimes.

« Si un nouveau Schengen n’est pas défini, il faudra que chaque pays reprenne les commandes de sa politique frontalière. »

Comment la crise peut-elle être résolue si la Turquie ne remplit pas son rôle ?

La crise syrienne, depuis le début, n’est pas seulement une crise syrienne. De nombreuses puissances extérieures y sont impliquées. Elle est très rapidement devenue une crise régionale avec la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar qui voulaient détruire le régime de Bachar el-Assad et l’Iran qui voulait le maintenir. Et elle est devenue mondiale avec les interventions militaires des États-Unis, de la France ou la Russie.

Comme la crise syrienne est mondiale, il n’y aura pas de solution sans un accord politique entre toutes les parties impliquées. Il parait impossible de trouver une solution si l’on écarte la Turquie, mais aussi si l’on écarte l’Iran ou la Russie… Voilà pourquoi la politique internationale de la France ne me parait pas adaptée : jusqu’à présent, elle fait comme si l’on pouvait obtenir une solution politique sans discuter avec certaines parties, comme le régime politique syrien ou la Russie.

Que doivent faire les gouvernements européens ?

Il y a deux éléments : la question de la crise des migrants, et la question de la politique d’immigration à supposer qu’il n’y ait plus de crise des migrants. Dans la situation actuelle, nos gouvernements n’ont malheureusement pas anticipé.

J’estime qu’il y a désormais deux priorités.

La première est de protéger les frontières extérieures et de mettre en œuvre, ce qui a trop tardé, un système de réémigration comme cela avait été fait, dans la seconde moitié des années 1970, avec les boat people (Vietnamiens) ou les land people (Cambodgiens et Laotiens). Si un nouveau Schengen n’est pas défini, il faudra que chaque pays reprenne les commandes de sa politique frontalière.

Cette première mesure suppose aussi d’être ferme par rapport à la Turquie qui refuse la présence du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et des ONG internationales sur son sol. En l’échange du milliard d’euro que l’UE lui donne chaque année, il serait normal qu’elle fasse connaître la situation des migrants chez elle et qu’elle accepte que soit organisée la réémigration à partir de son pays.

Cette réémigration nuirait à tous les passeurs qui exploitent la misère humaine et permettrait, en même temps, de faire venir en Europe des migrants qui auraient des moyens économiques supérieurs puisqu’ils n’auraient pas été délestés de milliers d’euros par ces mêmes passeurs.

Enfin, c’est la deuxième mesure, il faut lutter contre les causes d’émigration. Elles sont essentiellement géopolitiques. Il est crucial que la France change de politique internationale, c’est-à-dire qu’elle stoppe la livraison d’armes en Syrie et qu’elle entre en négociation avec toutes les parties pour trouver une solution politique.

 

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

 

Population & Avenir
N° 724,
septembre-octobre 2015
« Les Quinze France »
10,00 €

 

 

 

 

 

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[1] 3 317 demandeurs d’asile par million d’habitants en Hongrie contre 997 en Allemagne. Cf. « Demandes d’asile dans l’UE », Eurostat, 163/2015 - 18 septembre 2015.
[2] Cf. les données dans Jean-Paul Sardon, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 720, novembre-décembre 2014.
[3] Gérard-François Dumont, Pierre Verluise, « Quelles frontières pour l’Europe ? Une question révélatrice des enjeux et incertitudes de l’UE », Diploweb.com, 29 mars 2015.
[4] Gérard-François Dumont, « La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ? », Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011.***