" Le mal le plus redoutable que l'homme affronte, c'est sans doute la volonté même d'en finir avec le pouvoir du mal. " Bernard Bro, Aime et tu sauras tout.

 

LE MOT SECTE vient du latin sequor : suivre — sans contrainte.

Secta veut dire ligne de conduite, manière de vivre, école philosophique. Si on lui trouve une acception négative, elle est sociale : bande de brigands, pour Apulée, pour le code Justinien, secte religieuse, comprenons : en rupture avec l'ordre, hérétique. Ceci s'entend dans un monde où rien ne sépare civil et religieux. Naturelle, la formation, au sein de toute société, de clubs, loges, lobbies, guanxi et autres réseaux : le voisin rassure alors, au lieu d'inquiéter. Les affinités les plus diverses les fondent. " Tout ce que peut faire un homme, disait Teilhard de Chardin, c'est de donner son affection à un ou à quelques rares êtres humains. Au-delà, dans un rayon plus grand, il ne reste de place que pour la froide justice et la froide raison. Tout et tous aimer : geste contradictoire, qui ne conduit qu'à n'aimer rien . " Les solidarités artificielles des États rationalisés appellent ces recours à la proximité, qui peuvent sombrer dans l'illégalité, aussi sûrement que les excès de la fiscalité engendrent la fraude. Groupe minoritaire par excellence, il coûte beaucoup à la secte de perdre le moindre de ses membres, elle les tient par l'emprise psychologique, s'il le faut, la contrainte physique. Le lien sectaire est avant tout psychique. À ses adeptes, elle dit le vrai, le bien, le mal : ses décrets les libèrent de la pression du monde. Des mécanismes psychiques complexes conduisent l'homme en détresse à s'en remettre à l'insensé, et rien, sauf en logique formelle, n'est blanc ou noir. Mais, s'il faut prendre parti, qui condamner, de la plante vénéneuse ou du milieu qui en favorise l'éclosion ?

 

La disette spirituelle et morale

 

" "Le soleil vomira rouge, et il ne sera plus là". C'est ce qu'Anzévui avait dit à la vieille Brigitte et elle faisait peur aux femmes à qui elle racontait ce que lui avait dit Anzévui . " Aux hommes inquiets il faut peu pour que naisse l'angoisse suprême de la fin du monde. S'en est-il dit des bêtises à l'occasion de l'éclipse du 11 août 1999 ! Rien de tel pour faire naître un mouvement sectaire.

Il traîne dans toutes les mentalités, vestiges de catastrophes anciennes, que tous ne seront pas sauvés, que nous serons punis pour notre légèreté, nos péchés, petits et grands. Rappelez-vous Tintin, l'Étoile mystérieuse ! À l'annonce de la collision prochaine avec une météorite, un prophète barbichu se balade en robe blanche, un gong à la main, crie à " la fin du monde ! ", et appelle à la pénitence. On reconnaît là des réminiscences chrétiennes : " Celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l'étang de feu . " Mais bien avant la venue du Christ, les Gaulois avaient une terreur mystique que le ciel ne leur tombât sur la tête ; c'est de la fin du monde qu'avaient peur les Chinois, quand ils frappaient sur leurs tambours, lors des éclipses, pour dissuader le dragon de dévorer l'astre du jour !

" Superstition ", " Moyen Âge ", se gaussent les esprits positifs : le religieux est l'opium du peuple des temps d'obscurantisme ! À la fin de sa vie, Jung écrivait : " Nous vivons dans une époque qui nous suggère des images apocalyptiques... Qu'adviendra-t-il de notre civilisation et de l'homme lui-même, de notre être, de la condition humaine dans son essence, si les bombes à hydrogène se mettent à exploser, ou si l'absolutisme étatique étendant son ombre sur l'Europe nous réduit à la disette spirituelle et morale ? " Jung pensait au communisme moscovite, il n'est plus ; les bombes H paraissent moins imminentes. La démocratie s'étend, constatent les bien pensants pour se rassurer . Soljénitsyne a répondu, dès 1978 : " Une catastrophe est en très bonne voie, celle de la conscience humaine antireligieuse . " Apocalypse now ? On attendait l'atome, c'est le terrifiant désert où glisse si facilement l'âme humaine, qui est devenu la menace suprême : " La peur humaine, fille de notre imagination, n'est pas une, mais multiple, perpétuellement changeante . " Tous les vertiges sont gros de ces associations en quête d'une vérité et d'une fraternité, d'une solidarité que l'ordre communément admis ne semble plus en mesure d'apporter. Jean Delumeau, dans la Peur en Occident, inventorie l'univers de nos psychoses. " L'angoisse est vertige du néant et espérance d'une plénitude. Elle est à la fois crainte et désir. [...] L'angoisse est positive, lorsqu'elle stimule la mobilisation de l'être. Mais une appréhension trop prolongée peut aussi bien créer un état de désorientation et d'inadaptation, un aveuglement affectif, une prolifération dangereuse de l'imaginaire, déclencher un mécanisme involutif par l'installation d'un climat intérieur d'insécurité . " Un des signes de ce climat, la hantise de l'exclusion, et faute de pouvoir nous appuyer sur autrui, tout nous devient hostile, tout nous est terreur.

 

Le Pont vers la Libération Totale

 

Aujourd'hui ressemble parfois à ce qu'hier avait de pire : " Dans l'univers d'aujourd'hui le sentiment dominant entre voisins est l'indifférence ; dans celui de jadis, c'était la méfiance . " Dans l'un et l'autre cas, névroses. Écoutez l'adepte repenti de n'importe quelle secte : il a accordé sa confiance, pour fuir l'indifférence, rechercher l'opium du groupe authentique dont notre solidarité institutionnalisée n'est plus que la ruineuse coquille creuse. Il vous parle de l'attention qu'il a ressentie : on l'écoutait, on le considérait comme une personne, il cessait d'être un numéro près de qui on passe sans le voir. Les âmes désolées, fragilisées trouvent dans la secte " un groupe protecteur et rassurant ", d'autant plus que l'exaltation sectaire " leur dit qu'elles sont agressées par tout le monde ". Cette paix n'a qu'un temps, une tension nouvelle lui succède : bientôt, les âmes artificieusement rassurées " ne peuvent plus sortir parce qu'elles ont peur de tout ce qu'elles vont perdre, en plus des menaces dont [du dehors] elles font l'objet ". Commence un esclavage qui mène le néophyte à faire totalement abstraction de lui-même, au bénéfice du groupe, y compris par un travail harassant non rémunéré. Pourquoi aurait-il besoin d'un argent libératoire, dès lors qu'il est sur la voie du salut ? Il est prêt à accepter n'importe quoi.

La démarche scientologue, par exemple, consiste à montrer à l'adepte potentiel dans quelle misère affective il vit, puis, une fois qu'il est ferré, à l'" auditer ", c'est-à-dire à le livrer à l'analyse (au sens que la psychanalyse donne à ce mot), dans des conditions techniquement bien définies et contre monnaie sonnante : légère hypnose et électromètre censé débusquer les émotions. L'adepte libère sa mémoire passive des inhibitions nées des événements de sa vie passée, de ses vies antérieures et des Incidents cosmiques survenus il y a des millions et des trillions d'années : " Tout sujet renferme en lui toute la Piste du Temps. " En marche vers la libération, l'adepte préClair va recouvrer peu à peu ses facultés mentales virtuelles. La procédure fait de l'être souffrant un Clair (le mot parle de soi) et à force d'étude et d'auditions (onéreuses toujours), le Clair va devenir thêtan opérationnel (OT) . L'OT est lui-même susceptible, moyennant finance, de pénétrer plus avant dans les secrets terribles et libérateurs ! Felix qui potuit rerum cognoscere causas : c'est simple et ça marche.

 

Une construction intellectuelle

 

Selon le père Trouslard, prêtre catholique qui lutte depuis des années contre les sectes, " une secte se définit par son contenu doctrinal, son chef charismatique et son message. [...] Toutes les sectes se ressemblent comme des sœurs jumelles sur les techniques de manipulation mentale. La première technique, c'est de matraquer l'intelligence, faire des sectes de plus en plus accaparantes pour faire perdre à la personne son libre arbitre. La seconde, c'est de couper la personne de son environnement, de sa famille, de ses études, de ses camarades de travail. La troisième, c'est la séduction du gourou du groupe. La caractéristique de cette triple manipulation, c'est la destruction de la personne humaine ". Qu'est-ce qu'une secte ? Selon le père Trouslard, encore, " c'est une construction intellectuelle pour se donner une façade de respectabilité, échapper à la justice et surtout remplir des objectifs commerciaux. " " Construction intellectuelle ", la secte répudie volontiers toute forme de savoir antérieur. C'est flagrant dans la cosmogonie de la scientologie qu'Hubbard, son fondateur, fait remonter à des trillions d'années. Sur des bases qui ne sont pas sans rappeler des cosmologies anciennes — certains " secrets " rappellent l'issue de la Gigantomachie, quand Zeus vainqueur enferme les Géants sous l'Etna —, elle vise à réduire à rien, par l'argument d'une antériorité formidable et d'un vernis scientifique, toutes les données cosmogoniques aujourd'hui admises. En face, que pèsent les religions monothéistes, dont l'ancienneté, qui se compte en quelques dizaines de siècles, devient ridicule ?

L'homme s'inscrit dans le temps, une de ses dimensions. Évoquer une antériorité bouleverse l'ordre établi. Quel trouble — vraie révolution copernicienne — a jeté en Occident la découverte de la chronologie mythique chinoise, au XVIIe siècle, qui dépassait en antiquité (de quelques siècles) la chronologie biblique ! Moïse, c'était il y a quelque 3200 ans, concernait quelques centaines de milliers d'Hébreux. Le raid terrien du tyran galactique de la cosmogonie hubbardienne a 75 millions d'années et portait sur 13 trillions d'êtres humains. La proportion numérique, en notre ère surtout du quantitatif, vaut rapport qualitatif ! L'énormité de ces prétendues révélations, est symptomatique de l'emprise que le gourou exerce sur l'esprit de ses disciples. Connaître le secret des choses a toujours autorisé à se considérer comme d'une essence différente et supérieure. Que le secret soit aberrant, il mène à toutes les extrémités. " Le Tentateur... ", disait l'Église. Le péché originel n'est pas la désobéissance, c'est l'orgueil. Pour résister à la tentation, il suffit d'une once d'humilité. " La Sainte Sagesse confond Satan et toutes ses ruses. La pure et sainte simplicité confond toute la sagesse de ce monde . " Quand la mode est à l'exaltation de l'ego, état pathologique du moi, Satan a beau jeu ! La conviction artificieuse de détenir le savoir qui échappe aux autres, d'incarner le suprême espoir des hommes, de se croire, à sa façon, le sel de la Terre, n'est pas longue à anéantir ceux qu'elle anime : il n'y a que des perdants, lorsqu'elle fleurit sous le charme de l'orgueil !

 

L'histoire ne compte plus les illuminés qui, siècle après siècle, pour le malheur de leurs ouailles, ont, en messies, traîné derrière eux des hommes et des femmes qui touchaient au fond de la misère morale et mentale. Voyez Simon le Magicien, dénoncé déjà dans les Actes des apôtres , il est universel et douze millions de gens suivraient à ce jour des messies bien en vie . Des fous, il y en a toujours eu. Que des gens par ailleurs sensés les suivent, voilà qui doit émouvoir les pouvoirs en place. À l'instar de l'Église romaine, ils pourraient sans doute faire acte de contrition : " Nous devons reconnaître qu'au cours des siècles, l'Église, du fait qu'elle est aussi composée de pécheurs, n'a pas manqué de transgresser le précepte de l'amour. Ces défaillances sont le fait de personnes et de groupes qui se réclament du nom chrétien. Telle est la douloureuse réalité qu'on découvre dans l'histoire des hommes et des nations . " Pour le Malin qui a su faire succomber au péché l'Église du Christ, susciter par centaines de faux messies, c'est un jeu d'enfant de perdre l'État Providence, égaré dans un angélisme démagogique.

 

Laïcité et détournement d'espérance

 

Une époque où prolifèrent les sectes, devrait commencer par se poser des questions sur sa propre santé morale, et la nôtre, tout particulièrement, se rappeler la mise en garde de saint Paul : " Jésus le Seigneur, c'est en lui qu'il vous faut marcher, appuyés sur la foi telle qu'on vous l'a enseignée. Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la "philosophie", selon une tradition tout humaine . " Saint Paul m'a toujours semblé annoncer ces esprits sémillants, dont la France laïque, avec M. Homais, continue à tirer vanité : " Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 . " Soljénitsyne me renforça dans cette conviction, quand il déclara, il y a vingt ans : " S'accrocher aujourd'hui aux formules figées des Lumières, c'est se montrer rétrograde. Cette dogmatique sociale nous rend impuissants dans les épreuves de l'ère actuelle. " Et il invitait l'humanité à " aller toujours plus haut ". Jean Paul II est fondé à écrire du XXe siècle que " les faux prophètes et les faux maîtres y auront connu leurs plus grands succès ". Ce ne sont pas toujours des tyrans sanguinaires, ce sont toujours des gens ivres de vaines certitudes. Dans un monde que désole l'argent, parce que les cœurs sont desséchés , ils ont beau jeu, en effet !

Il ressortait du procès des scientologues de Lyon, poursuivis pour le suicide de l'un de leurs adeptes, que la secte retenait prisonniers ses adeptes, tant pour assouvir sa volonté de puissance — ceci soit dit sans accent nietzschéen — que pour les voler comme dans un bois ; qu'à certains la pression devenait si intolérable qu'ils préféraient en finir. J'observe 1/ qu'un homme ou une femme puisse se défaire de tout, volontairement, pour mieux se fondre dans la communauté qui l'accueille, n'est pas un phénomène de captation ordinaire, il rappelle l'exhortation du Christ : Vends tous tes biens, donne le produit aux pauvres et suis-moi. Le dénuement facteur de libération est de tous les temps et de tous les cieux. La spoliation acceptée n'est qu'un indice de désespoir — ou d'espérance, comme l'apaisement trouvé temporairement dans la secte. Ceci admis, le gourou qui dépouille ses adeptes ne commet pas seulement un vol, mais aussi un sacrilège ; 2/ que ne compte pour le juge républicain que la matérialité des faits. La captation étant dolosive, le produit donné en échange, frelaté, la secte qui est jugée pour escroquerie ou homicide par imprudence, ne paraît pas plus coupable qu'un garagiste qui a refilé un véhicule sommairement retapé, qu'un restaurateur qui a servi un produit faisandé, et dont les agissements ont causé préjudice à un tiers. Le juge ne se prononce pas sur la démarche sacrilège, en amont des péripéties ultérieures. Il est silencieux, car il est incompétent. En reléguant tout ce qui ressortit à l'Esprit, dans le domaine privé, l'État français s'est condamné à ne plus considérer de l'homme qu'une " notion sommaire qui ne correspond qu'à un très mince extrait de l'homme total "; 3/ que pour l'État laïque garant de l'ordre en place, le détournement d'espérance est un sujet tabou. La question ne saurait en être posée.

" Il n'appartient pas aux pouvoirs publics d'apprécier le contenu doctrinal de tel mouvement, mais de considérer des associations. Si ces dernières respectent les principes constitutionnels et la législation, elles ne posent pas de problème . " En France, depuis un peu plus d'un siècle, l'homme n'a plus d'âme. En avril 1999, s'est réuni un colloque à l'Assemblée nationale sur la question sectaire : toutes les associations qui s'y intéressent, y étaient invitées — " pourvu qu'elles ne fussent pas confessionnelles ", précisait Alain Vivien, président (socialiste) de l'Observatoire sur l'activité des sectes ...

 

Le discours officiel ignore l'âme

 

" Que le châtiment frappe l'âme plutôt que le corps ", disait l'abbé Mably, en 1784. Depuis lors, la sévérité pénale n'a cessé de s'atténuer ; le châtiment a changé d'objectif. Le crime reste objet juridique, mais on examine aussi les forces obscures qui ont déterminé le criminel : elles ressortissent à la sociologie, à l'anthropologie, pesant sur la condamnation d'un délinquant qu'on prétend réhabiliter socialement. La culpabilité procède désormais d'un ensemble scientifico-juridique. En 1810, le Code fonde que la folie était une pathologie propre à disculper le criminel ; en 1832, paraissent les circonstances atténuantes. Dérive périlleuse qui ne doit rien à la charité : la sanction pénale finit par être une appréciation sur la normalité du sujet, dont la raison veut pénétrer tous les détours .

Curieusement, face aux sectes, le discours officiel ignore l'âme. Raison, ou raison d'État ? L'une et l'autre. Au nom de la société qu'elle a modelée, la raison ne veut même pas y discerner la folie. Redoutant de s'égarer elle-même, elle néglige de sonder les cœurs. Toute secte est à la fois école et morale nouvelles ; elle se pose en substitut possible de l'ordre établi, toute secte est subversive. Créer une secte, y adhérer, devient crime politique. Heureusement, les méfaits de droit commun qu'on peut lui imputer, servent de paravent à cette contestation fondamentale. Dans l'empire chinois, tout groupement hétérodoxe était hérétique, soupçonné de subversion et poursuivi comme tel. On rejoint l'acception que le code Justinien donne à secta, mais on se gargarise du progrès et on se garde bien de le laisser paraître !

Après avoir évoqué les morts de Wacco au Texas, le 19 avril 1993 ; ceux de la secte du Temple solaire, le 4 octobre 1994 ; les 11 morts et 5000 blessés de l'attentat au gaz perpétré par Aoum dans le métro de Tokyo, le 5 mars 1995, le rapport parlementaire du 22 décembre 1995, commente : " Lorsque surviennent les faits, les médias s'empressent, l'opinion s'émeut, puis l'attention retombe jusqu'à l'épisode spectaculaire suivant qui fera l'objet du même traitement. Pendant ce temps un certain nombre de sectes continuent insidieusement à accomplir leurs méfaits quotidiens, dans l'indifférence quasi générale . " Affirmation vérifiée, après les événements similaires des années suivantes — moins spectaculaires, il est vrai.

Les parlementaires français, dénoncer l'indifférence ? Plaisant : leur société sue l'indifférence. Ces bons apôtres confondent, à longueur de discours, solidarité et indifférenciation. Aux termes du discours officiel, on est fondé à se demander ce qu'un parlementaire français souhaite pour l'homme. Réponse : des " avancées ", le progrès ! " La croyance au progrès, selon Baudelaire, une doctrine de paresseux. C'est l'individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral) que dans l'individu et par l'individu lui-même . " Comment condamner qui cherche à fuir une société, tissu d'interdits inutiles et de licences ruineuses, qui " revendique comme des droits l'avortement et l'euthanasie, véritables homicides d'êtres humains authentiques, [et] y voit des solutions aux problèmes, problèmes individuels ou problèmes de société " ? On nous prépare " le meilleur des mondes ", comment n'y aurait-il pas " malaise dans la civilisation " ?

" D'évidence, le titre célèbre de Freud s'applique à la France. Mais pas à elle seule : la planète entière en est atteinte . " Comment éviter que les civilisés, fuient le malaise qui consacre plus de deux siècles d'échec de la pensée ? Pour détourner du péché sectaire, la médiocrité souveraine , pas d'analyse approfondie, qui remonterait le temps et fouillerait les psychismes : elle mettrait en péril l'idée même d'irrésistible progrès qui sert d'idéologie à ces messieurs et fonde le discours par quoi ils s'escriment à légitimer leur pouvoir. Redoutent-ils que l'opinion constate comme les choses ont peu changé, depuis les temps réputés d'obscurité ? que jamais pythonisses et charlatans ne se sont mieux portés ? qu'un Anzévui suffit toujours à faire naître la peur, comme avant que la France philosophique invitât le monde aux grandes embrassades de la raison victorieuse ? que le phénomène sectaire, aujourd'hui, comme hier, est une fuite, loin d'une réalité, à tort ou à raison, jugée odieuse ? Aucun régime ne supporte que ses sujets le fuient pour des valeurs qui lui sont étrangères, moins encore qu'ils meurent pour elles. On ne peut être martyr que d'une bonne cause et seules sont bonnes les causes estampillées politiquement correctes.

Dans un monde où " l'hyper-individualisme, qui est la voix de la société de consommation, parle plus fort que l'esprit de la Cité, et [où] les valeurs civiques (dont nous ne cessons de discourir à mesure que nous les égarons) tombent dans le "trou noir du capitalisme" ", l'État pusillanime et chancelant prétend encore dire à chacun ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas. C'est dénier nos ultimes libertés. Certes l'État se fait un devoir de poursuivre les escrocs, les charlatans. Mais défense de voir en eux des démiurges, des antéchrists ! Il lui faudrait balayer devant sa porte et reconnaître que si ceux-ci se multiplient, c'est parce qu'il est incapable d'assurer à chacun ce pour quoi il a été institué. Selon le catéchisme républicain, l'État nous doit liberté, propriété et sûreté, ce sont ses fonctions régaliennes ; le roi rendait la justice, ce qui est tout un. En cas de carence, reste le désespoir, ou l'insurrection : la résistance à l'oppression, disait encore le catéchisme de 1789. Elle peut prendre toutes les formes, y compris la quête de l'au-delà, y compris la fuite sans retour – toutes attitudes qui échappent à la rationalité. Mais un mot de spiritualité dans la moindre de ses juridictions, et la jurisprudence entame le dogme de la laïcité de l'État. Alors ses juges se taisent !

 

Homo religiosus

 

Tout homme est, peu ou prou, homo religiosus. " La religiosité est comme l'amour, dit Jean Bottéro, un besoin. L'homme a besoin d'amour parce qu'il sait au fond de lui-même qu'il est incomplet. Il cherche son propre achèvement . " Ce n'est pas une position de tout repos : " La régression vers la peur est le danger qui guette constamment le sentiment religieux ", a dit l'abbé Marc Oraison . Certes, mais Dieu veille, sur qui veut bien l'écouter : " Là où il y a la charité et la sagesse, il n'y a ni crainte ni ignorance, là où sont la patience et l'humilité, il n'y a ni colère ni trouble . " Aujourd'hui est peut-être pire qu'hier, parce que la conception qu'on se fait de l'homme, est de plus en plus incomplète : formaliste, avec les droits d'un homme uniforme — sans âge ni culture, sans parentèle, égalitariste — toutes les opinions se valent, également légitimes, sauf à être politiquement incorrectes, c'est-à-dire hétérodoxes ; et matérialiste — Vivat homo œconomicus, assujetti, allocataire et consommateur ! Victoire de la raison, c'est à dire du compte froid qui se veut juste autant qu'exact. Victoire des sophistes, qui, à l'image de ceux qu'ils abusent, ont oublié que l'homme a une âme et le devoir de l'élever ! Ni âme ni amour, une police de la pensée, exclusive de tout ce qui n'est pas conforme — inhumaine. Pour ceux en qui reste une étincelle d'humanité, la soif de Dieu est immense, n'en aient-ils pas toujours conscience. S'ils ne savent pas que l'Alliance existe, s'ils sont hommes de trop peu de foi, ils cherchent à en fonder une autre, à leur convenance, à leur mesure. Bottéro encore : " Toute religion commence par un pressentiment. Tous les hommes en général, au moins à un moment donné de leur vie, ont le pressentiment de quelque chose qui est supérieur à eux et à tout. Cette intuition suscite une réaction d'attirance ou de rejet, d'admiration ou d'effroi . " L'adhésion sectaire est réponse primaire, en impasse, à cette intuition. Bottéro encore : " Les hommes sont sots. Sous prétexte que l'Église leur a enseigné des choses, Adam et Ève par exemple, qui ne sont pas historiquement vérifiées, ils tendent à tout rejeter. " Ils pèchent par orgueil puéril, raisonnent et au mieux se figurent un Dieu à leur taille, sorte de régisseur de l'univers. Telle réduction ouvre une satanée voie aux mouvements sectaires.

 

La France aux mains d'une secte ?

 

Le sectaire peut être membre d'un courant qui a réussi à convaincre le grand nombre qu'il détient la vérité. On ne voit que lui à l'avant-scène du bien penser . Les sectes ont des amis inattendus chez les Français hostiles aux religions traditionnelles, surtout anti-chrétiens et notamment anti-romains : " la secte, une religion comme les autres ", beau moyen dialectique de rabaisser l'Église du Christ à une affaire de gourou. Les militants de la laïcité républicaine englobent toutes les religions dans leur refus de toute métaphysique. Pour eux, l'Église catholique (leur seul vrai ennemi), est une secte qui a réussi, au prix de quels crimes ! Voltaire : " Notre religion est sans doute la seule vraie ; mais nous avons fait tant mal par son moyen, que, quand nous parlons des autres, nous devons être modestes " ; pour lui, les chrétiens sont " les plus intolérants de tous les hommes ".

" Un milliard de lobotomisés ", proclamait une affichette, sur les murs du XXe arrondissement de Paris au moment de la venue du Pape en 1996 : elle dénonçait les catholiques du monde entier, était signée des libres penseurs du quartier. Des voltairiens. Sans en être eux-mêmes, certains s'accommodent de l'existence des sectes à des fins partisanes : elles devraient détruire le dernier crédit restant, à leurs yeux, aux religions qui ont façonné le monde : " Les sectes se multiplieront par fragmentation des religions reconnues. Elles deviendront des entreprises fort rentables et utiliseront toutes les technologies de communication pour développer des solidarités, des prosélytismes, des manipulations des consciences, etc. " On dirait une prédiction de feue Madame Soleil ! In cauda venenum : " Il sera de plus en plus difficile de les distinguer des religions communes . " Avec quelle facilité on pourra alors éradiquer les " religions communes " !

Suffira d'appliquer, par exemple, la loi votée le 12 juin 2001, instituant un délit d'abus frauduleux d'état d'ignorance ou de faiblesse. Vous avez amené par votre enseignement mon fils (ou ma fille) à croire en l'Eucharistie : Hoc est enim corpus meum — abus frauduleux d'état d'ignorance ou de faiblesse ! " Un jeune homme veut entrer dans les ordres, dit le pasteur de Clermont, président de la fédération protestante de France, ses parents peuvent recourir à ce nouveau "délit", contre ceux qui auraient pu l'influencer dans sa décision . " La République laïque, arbitre des vocations sacerdotales !

 

L'Église catholique reste méfiante : Mgr Vernette, alors secrétaire du service national Pastorale, Sectes et nouvelles croyances de la Conférence des évêques de France, estimait qu'une " dérive liberticide " n'était pas impensable, et que la préoccupation " hautement légitime " des pouvoirs publics visant à " la protection du faible ", n'avait peut-être pas besoin d'une législation nouvelle, qui risque de " mettre en danger les libertés d'association, de pensée et de conscience ". Alain Besançon le rappelle : " La Compagnie de Jésus a été interdite par le Parlement de Paris, en 1762, parce que ses constitutions étaient incompatibles avec les lois du Royaume. De même on peut imaginer que la non-admission des femmes au sacerdoce fasse un jour l'objet d'une plainte pour discrimination sexuelle dans l'emploi. De fil en aiguille, la plainte pourrait s'étendre et la démocratie, après avoir absorbé l'Église, en rejeter le résidu. Elle pourrait bien le faire si le peuple démocratique estime que l'existence de l'Église, avec sa constitution et son dogme, va contre son bien. Alors l'Église deviendrait passible de la vieille accusation romaine : odium humani generis . " Des avocats néerlandais, l'été 2000, ont porté plainte contre le pape pour des propos tenus sur l'homosexualité. Et le Parlement européen a voté en septembre 2003 une résolution condamnant le Saint-Siège au rang des États coupables d'atteinte aux droits de l'homme. Saint Pierre dans le même sac que Hubbard : délice de gourmet, Voltaire lui-même n'aurait osé y prétendre !

 

Les droits de l'homme devenus fous

 

Je ne cite pas Voltaire par hasard : il a résolu (aussi) le problème des sectes — comme il a tranché d'une pirouette tant de questions. " Toute secte est le ralliement du doute et de l'erreur. Scottistes, thomistes, papistes, calvinistes, molinistes, jansénistes ne sont que des noms de guerre. Il n'y a point de secte en géométrie, on ne dit point un euclidien, un archimédien. Quand la vérité est évidente, il est impossible qu'il s'élève des partis et des factions. " Et Voltaire d'opposer au sectaire " l'homme raisonnable, impartial, savant d'une science qui n'est pas celle des mots ; amateur de la vérité et de la justice ". " Point de secte en géométrie ", certes ; mais point d'homme non plus ! Hors sujet, le quêteur de raison ! Voltaire ? " Son vernis, a dit un de ses contemporains, éblouit au point qu'on oublie qu'il en impose à son époque et aux siècles futurs, par des faits imposteurs. Si on ôtait de ses écrits l'arrangement des mots [...], il ne resterait de ses livres que le papier . " Voltaire raille. L'histoire s'est chargée de dénoncer, aux termes mêmes de la dénonciation de Voltaire, son sectarisme délétère : combien d'ennemis de l'Église en particulier et du Dieu des chrétiens, en général, se disent voltairiens ? Ils ont longtemps fait trôner son buste dans leur bibliothèque, leur salon. L'effigie du gourou est partout dans les orgs scientologues et autres ashrams !

La vanité du XVIIIe siècle philosophique est confondante. Certes, pour la première fois dans l'histoire le progrès technique est sensible à l'échelle d'une vie d'homme. Si Samuel Johnson s'inquiète de tant " d'articles inconnus hier, indispensables aujourd'hui, dépassés demain ", en face de lui, quelle griserie ! " Vous qui vivez — et surtout qui commencez à vivre au XVIIIe siècle, félicitez-vous ", écrivait Chastellux. Un autre : " Le bonheur est une idée neuve en France. " On va (sur le modèle américain) le glisser dans le préambule de la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen : " Le but de la société est le bonheur commun. " Or le bonheur est d'abord une vocation individuelle : " Seigneur, faites de moi un instrument de votre paix, [...] là où sont les larmes, que je mette la joie. " Le texte n'est pas d'un philosophe, c'est la Prière toute simple de saint François d'Assise. Quelques pas décisifs en matière technique, et ce siècle badin qui s'est abîmé dans le sang et l'abjection, croit avoir découvert le mouvement perpétuel en tous les domaines. Vanité de l'adolescent qui ratiocine et ne veut plus ni obéir à son père, ni travailler à l'école, ni aller à la messe. Ce siècle est l'ancêtre du désordre que nous vivons : " L'introuvable "éducation citoyenne" ; le carnaval des "comportements citoyens" ; l'escroquerie de la "politique citoyenne" ; les "Droits de l'homme" devenus fous . "

On ne combat pas les sectes avec la sèche raison, avec la loi républicaine qui en émane. " L'Évangile lui-même qui doit être constamment proclamé est facilement obscurci, si l'on n'a en vue que l'intérêt de l'opinion publique ", écrit le cardinal Ratzinger . Aime, et tu sauras tout, dit le P. Bernard Bro, pour qui, " en face du pouvoir du temps et du pouvoir du mal, le monde n'en est encore qu'au début du pouvoir du cœur ". Le pouvoir du mal ? " Le mal le plus redoutable que l'homme affronte, dit encore le dominicain, c'est sans doute la volonté même d'en finir avec le pouvoir du mal . " En finir avec le pouvoir du mal, sans le secours de la grâce, le raisonneur militant ne s'est jamais proposé d'autre fin. La seule réponse au problème sectaire, sous les cieux de la ci-devant chrétienté, c'est la charité telle que l'a enseignée le Christ. Qui peut croire à l'efficacité des œuvres de la raison, quand surtout elle est agitée de passions partisanes et gâtée par la course au pouvoir et à l'argent ? Qui poursuit le pouvoir ne peut aimer : c'est le drame sans fin de Créon. Qui n'est pauvre en esprit, non plus. Il faut détenir le pouvoir comme une grâce pour l'exercer avec amour. Partisan, un élu ne le peut. Or, " il n'y a pas d'autorité sans justice, de justice sans amour ". L'esclave de l'argent méprise le restant des hommes. Or, ce sont les hommes du pouvoir convoité sans cesse et sans cesse perdu, les maîtres de l'argent qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé : ils ne peuvent que générer l'angoisse propice à l'éclosion sectaire.

J'en ai tiré la conviction de la lecture des lettres antiques (grecques, latines, chinoises), de l'étude des textes médiévaux (européens, coraniques et encore chinois) : hors le message évangélique, sur le plan moral et politique, depuis vingt-cinq siècles, les hommes n'ont pas fait de progrès. Si leurs sciences positives ont progressé, leur soif spirituelle est demeurée la même : la question du sens de toute vie reste insoluble hors les réponses religieuses . Au grand dam de la forfanterie rationaliste qui voudrait, sur des bases raisonnables, nous enfermer dans une fraternité terrestre objective et sans issue ! Heureusement, les sciences elles-mêmes se dérobent à ce calcul : " Deux physiques, à nouveau, campent deux univers, de part et d'autre d'un plan de clivage qui n'oppose plus le stellaire au sublunaire, mais le Macro où nous sommes, jusqu'à l'atome compris, et le Micro insondable, quasi infini, des particules (au fond duquel se niche comme l'écho de la liberté que nous sentons en nous) . "

 

Les systématiques n'ont engendré que des monstres

 

L'enfant de Voltaire, c'est l'esprit de système et tous les systématiques qui n'ont jamais engendré que des monstres : au nom de l'égalité, ils détruisent les patrimoines — tous les patrimoines ; au nom de l'État, saisi comme fin en soi , ils écrasent les nations ; au nom de la liberté, ils anéantissent les cultures. Les États monstrueux qu'ont engendrés le XIXe et le XXe siècle sont les fils ténébreux des Lumières ; les États démissionnaires et gloutons de notre temps, la présente dilution de nos sociétés, également. Aucune société n'a survécu à la licence, l'Église le sait qui a toujours mis en garde contre les faiblesses de la chair. La licence est donc revendiquée par le XVIIIe. Oh, elle est souriante, le plus souvent, comme le fut ce siècle léger, mais l'effet, à terme, n'en est pas moins dévastateur : " Il n'y a de bonheur et de mœurs que dans les pays où la loi autorise l'instinct, à Otaïti, par exemple, où le mariage dure un mois, souvent un jour, parfois un quart d'heure, où l'on se prend et l'on se quitte à volonté . " Est-ce au nom de l'instinct qu'avortent les filles ? Tout système est sectaire, finit par faire le désert autour de soi. En France, c'est un système qui entend " instituer la liberté — égalité et fraternité ". Quadrature du cercle ?

Une telle doctrine ne laissera pas pierre sur pierre des nations qu'elle a conquises. L'affaiblissement de la France date de l'ère voltairienne : " Écrasons l'infâme ! " Le déclin s'est aggravé chaque fois qu'elle a étendu son crédit ; elle est devenue irréversible, quand elle s'est installée au faîte du pouvoir politique, où elle s'est empressée de s'emparer de l'enseignement. Cela ne date pas des années 1880. La République laïque n'a-t-elle pas en tête la formule de Leibniz : " Faites-moi maître de l'enseignement, et je me charge de changer la face du monde " ? Elle sait que l'autorité des jésuites leur vient de la qualité sans pareil de leur enseignement, du nombre de leurs disciples. Inutile de chercher ailleurs la cause de leur expulsion, de France, puis de leur première abolition, en 1773, dans l'Europe éclairée. " Écrasons l'infâme ! " sera le mot d'ordre chronique d'une France qui se défait. En 2000, ce sera la République française qui, à Nice, fait écarter toute allusion à la religion dans la charte européenne des droits fondamentaux ! Et qui, depuis, milite avec la Belgique pour écarter toute reconnaissance de l'héritage chrétien dans le futur traité constitutif de l'Union européenne. Au nom de la culture sans doute...

En 1791, l'hostilité à l'Église détermine la Constitution civile du clergé qui ruine la monarchie. Cette " philosophie " fait lancer à Robespierre devant la Convention : " Nous avons fait la République, il nous reste à faire des républicains. " Écoles normales, école normale supérieure sont là pour normaliser les nouveaux citoyens ! Un demi-siècle plus tard, Thiers voit dans " l'instruction publique, le plus grand objet de l'ambition des partis ". En 1848, le vote de la loi Falloux libère largement l'enseignement de l'emprise de l'université, mais Bastiat accuse la IIe République de nourrir les mêmes aspirations que Robespierre : l'enseignement d'État, " c'est l'enseignement par un parti, par une secte momentanément triomphante. Car c'est bien employer la force que d'interdire législativement toute autre idée que celle dont on est soi-même infatué "... Bastiat renvoie au mythe égalitaire de Procustre.

Daniel Halévy, spécialiste des années fondatrices de la IIIe République, est encore plus net : " Le Grand Orient dirige la manœuvre : il veut une école populaire nouvelle, où ses mots d'ordre fassent la loi. Jean Macé, maçon éminent, causant avec Jules Simon, maçon lui-même [...] : "Accordez à la droite tout ce qu'elle demandera, lui disait-il, mais faites-nous une France délivrée des ténèbres cléricales." [...] Le grandissement de la force intellectuelle de la nation ne venait qu'après . " Vint le temps des hussards noirs, tolérants comme les dragons de Villars : le ministre Viviani, en 1904, les loue d'avoir " d'un geste magnifique, éteint les étoiles des cieux ". Celui des persécutions : " En 1879, c'est le projet de loi contre les ordres religieux enseignants. En mars 1880, ce sont les décrets anticléricaux [...]. Cette même année, deux cent soixante-et-un couvents vont être fermés en France. [...] Ce sera la première vague d'expulsions. Le 28 mars 1882, ce sont les lois anticléricales et l'interdiction de donner un enseignement religieux dans les locaux scolaires. En 1894, ce sont les lois dites "scélérates" ... " Qui n'a en mémoire la scandaleuse photographie de l'expulsion des moines de la Grande Chartreuse, perpétrée au nom de la liberté des consciences ? l'affaire de ces fiches qui coûterait tant de morts à la France, en 1914 ?

Laïcité, disent-ils. À cent lieues de ce qu'en dit Rome, aujourd'hui : " La laïcité est à entendre à la fois comme une autonomie de la société civile et des confessions religieuses [...] et comme une reconnaissance du fait religieux, de l'institution ecclésiale et de l'expérience chrétienne parmi les composante de la nation, et non seulement comme des éléments de la vie privée . " En France républicaine, il faut à chacun intérioriser ses convictions, par respect pour celles des autres. Calcul diabolique : la foi intériorisée en chacun, la communauté des fidèles s'atomise, elle est bientôt détruite et la raison irréligieuse règne : dans un silence de mort, on n'entend plus que sa voix. Ne lui reste plus qu'à se faire plébisciter à intervalles réguliers par ceux qu'elle a formés pour pérenniser son pouvoir décrété seul légitime. La propagande sectaire de la République revêt mille formes ; en voici une. À l'automne 2000, le ministre délégué à l'Enseignement professionnel adressait aux personnels de son ressort la lettre suivante : " À l'approche du 21 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la République en France, le 21 septembre 1792, je voudrais rappeler solennellement les liens qui unissent l'École à la République et les missions qui en découlent pour le système éducatif et ses maîtres . " Robespierre, nous voici !

 

Hystérésis

 

Pour Pierre Chaunu, depuis la prise de pouvoir par les laïcistes en France, le pays marche par hystérésis. Au début, les choses vont assez bien encore, malgré les scandales que je viens de dire, et Péguy peut écrire, en 1911 : " Nos vieux maîtres nous enseignaient au fond la morale même et l'être de l'ancienne France. Je vais bien les étonner, ils nous enseignaient la même chose que les curés. Toutes leurs contrariétés métaphysiques n'étaient rien à côté de cette communauté profonde qu'ils étaient de la même race . " Le même Péguy les avait mis en garde, les hussards noirs qu'il admirait tant : " Qu'ils ne cherchent point à [...] exercer un gouvernement spirituel et un gouvernement temporel de l'esprit. Ce serait aspirer à descendre " : peine perdue, la chute s'amorçait. Les laïcistes ont reçu un coup de main/coup de frein du patriotisme, à la veille de la guerre de 14, puis, une seconde fois, le coup de pouce/coup de bluff de la Résistance. Le culte de l'État-nation a prolongé l'hystérésis et servi de paravent à la lutte antireligieuse.

Aujourd'hui l'effet en est épuisé — malgré les statues de faux dieux dressées aux carrefours, les commémorations épidémiques, les noms des rues à la gloire des saints républicains et le souvenir de l'horreur hitlérienne entretenu comme le rappel moderne de l'existence du diable. Le pays meurt, sans enfants, sans ordre, sans foi, sans culture. " L'enseignement public, écrivait Peyrefitte, impose aujourd'hui aux enseignants et aux "apprenants" trois chocs : l'indiscipline, le nivellement par le bas, la désorientation . " Faillite du rêve que caressent toutes les chapelles antireligieuses, et qu'a traduit Fourier : " La politique harmonienne se garantit de la discorde générale par un système d'éducation qui est UN pour tout le globe . " L'irréligion pour moteur n'avait que la haine du monde en place, on ne bâtit pas sur la haine. Cela promet des lendemains qui chantent aux psys et... aux sectes. La France tourne encore mécaniquement, mais les corruptions de tous ordres l'achèvent : les cœurs sont toujours plus secs, les yeux plus morts. Faut-il se résigner ? Ce serait succomber à un quelque " sens de l'histoire ", et désespérer.

Désespoir et résignation ne sont pas chrétiens. Qu'on réentende le message évangélique, et sa mise en œuvre, inspirée par le Saint-Esprit et une lente et sage assimilation du passé, sonnera, en Occident, le glas de toutes les sectes. D'où me vient cette certitude ? La Grâce me la dicte, elle qui invite, individuellement, chacun de nous à la charité et à l'effort – Dieu aidant !

 

X. W.