Exergue : " L'homme de génie est un météore destiné à brûler pour éclairer son siècle. "

Napoléon (1800)

 

LE GENIE ECHAPPE à la description, puisque ce sont les hommes du commun qui font ce travail.

Cependant, le génie ne demeure pas une Idée platonicienne dressée dans les cieux, il daigne se rendre accessible en s'appliquant à certaines actions, et cette application peut être décrite. Du reste, Napoléon lui-même a exposé ses propres conceptions. Avec 2004, commencent les grandes années du bicentenaire napoléonien : le sacre en 1804, Austerlitz en 1805, etc. Il ne s'agit pas, dans ces quelques lignes, de se prononcer sur le régime, ni même sur les contradictions et les erreurs de l'homme, à peine d'émettre un jugement de philosophie politique. Le passif est à la hauteur de l'épopée, tout est disproportionné, peut-être du fait de ce que Chateaubriand reconnaît à cet homme qu'il déteste parce qu'il le fascine : la grandeur. Il s'agit ici de réfléchir sur l'essence du génie et, particulièrement, sur celui de Napoléon. La question est la suivante : en quoi Napoléon est-il supérieur ?

La supériorité pourrait recevoir bien des définitions et, surtout, bien des domaines d'application. Il n'est pas certain que, du point de vue chrétien, la supériorité de Napoléon ait brillé du côté de la charité (le manifeste son mépris pour les hommes) ni du côté de son adhésion religieuse (quoique catholique en définitive, avec un mélange de beaux gestes et d'indignités). La supériorité est celle de sa grandeur : en quoi est-il d'une dimension supérieure aux hommes de son temps, jusqu'à apparaître comme l'un des personnages majeurs de l'Histoire ? En termes vulgaires, la question revient à celle-ci : qu'est-ce que l'Histoire lui trouve ? La supériorité tient alors aux dons et à la capacité d'innover. Le génie est celui qui innove avec une certaine grandeur, il n'est pas neuf sans grandeur et n'est pas grand sans innover.

Notre propos n'est pas celui d'un historien de métier, ni d'un politologue, ni d'un professeur de l'École de guerre, mais d'un philosophe, désireux de s'interroger sur une personnalité d'exception. Seront exposés ici quatre talents napoléoniens : l'homme d'action, le politique, le militaire, le communicateur.

 

L'homme d'action

 

L'homme d'action se différencie de l'homme d'analyse en ceci que celui-ci divise la réalité en un maximum de miroitements et de correspondances, et n'exprime un jugement qu'en ayant eu le sentiment d'avoir tout considéré, au lieu que celui-là va au plus pressé, et n'analyse que pour agir. L'homme d'analyse complique, l'homme d'action simplifie. La simplification est la marque de Napoléon. Il aime aller à l'essentiel, percer l'idée principale, sonder son interlocuteur, forcer la décision. Ce type d'intelligence et de volonté le prédispose peu au dialogue et à une structure collégiale de gouvernement. Il décide seul, pour ne pas s'encombrer et parce qu'il est convaincu d'être le seul à pouvoir le faire. Les ministres autant que les maréchaux, pourtant choisis parmi les meilleurs, deviennent des exécutants, et doivent faire montre de diligence.

Napoléon est un travailleur forcené, il aime travailler : " Je suis construit pour le travail. J'ai connu les limites de mes jambes, j'ai connu les limites de mes yeux, je n'ai pu connaître les limites de mon travail. " On le décrit se coucher tôt aux Tuileries, vers 22 heures, après un dîner de Cour bâclé, puis se relever au milieu de la nuit pour travailler plusieurs heures. Gare au secrétaire mandé qui arrive l'habit mal boutonné ! Il trie, classe, dispose dans des tiroirs, aime l'ordre jusqu'à la minutie. Cet homme de synthèse et de grandes lignes se régale des détails, rare exemple de l'intelligence synthétique qui plonge ses vues générales jusqu'aux points particuliers, en tous domaines. C'est du Kremlin qu'il signe un décret concernant la Comédie-Française. En voyage ou en campagne, il se fait aménager une berline à tiroirs où il continue à travailler. On le voit couché par terre, allongé sur le ventre, en train d'étudier avec son ingénieur Bacler d'Albe les cartes de ses campagnes, plantant des petits drapeaux de couleurs pour figurer les régiments. On cite en exemple, peut-être arrangé pour la légende, la dictée de Boulogne au maréchal Berthier : apprenant le désastre de Trafalgar, il décide de retourner son " armée des côtes de l'Océan " vers l'Autriche avant l'arrivée des Russes, présidant ainsi à la manœuvre d'encerclement d'Ulm, à la prise de Vienne et à la victoire d'Austerlitz. En une nuit, il dicte à son major-général les itinéraires de ses corps d'armée à travers l'Allemagne, " les sept torrents " de celle qui s'appelle dès lors la " Grande Armée ". D'une seule coulée, dit toujours la légende, il décrit les étapes, les marches et les manœuvres de tous ses bataillons, comme sur un échiquier gigantesque sur lequel toute la partie serait prévue. À quelque chose près, c'est ainsi qu'il agit toujours. A contrario, le même Berthier, brillant second, manque en 1809 de provoquer une catastrophe en disposant mal les troupes en début de campagne, en attendant l'arrivée de Napoléon. Il s'en est fallu de peu que la campagne de Wagram tournât au désastre, en raison de la différence entre un organisateur irremplaçable, Berthier, et un visionnaire, Napoléon. Le premier avait dispersé les forces, le second les rassembla.

Si Napoléon est un travailleur forcené, l'habitude du pouvoir, de la victoire, puis de la défaite et des trahisons, a renforcé d'année en année sa propension à la solitude et à la méfiance envers ses subordonnés, ce qui eut des conséquences fâcheuses. La certitude de son génie l'a isolé dès l'enfance, comme les enfants surdoués et les artistes. Si la tour d'ivoire qui permet la cristallisation des grands desseins ne sait pas s'ouvrir à temps, le talent se gâte.

Ce n'est pas sans raison que le philosophe Hegel a cru voir en Napoléon, entrant à cheval à Dresde en 1813, sous la pluie, pendant la campagne de Saxe, une incarnation de l'Esprit absolu. Napoléon, par son allure même, irradiait l'action, l'œuvre à faire, l'idée poursuivie jusqu'au bout. Cavalier peu élégant (à la différence des " beaux de l'Empire ", les cavaliers légers les plus éblouissants, Murat, Lassalle, Pajol, tant d'autres), il était toutefois infatigable, passant des heures et des nuits à cheval pour tout voir et tout diriger. En octobre 1806, la veille de Iéna, il transporte la Grande Armée, pour surprendre l'ennemi, sur une hauteur impraticable à l'artillerie : comme celle-ci reste coincée dans la gorge, il saisit lui-même la torche et fait percer le chemin, toute la nuit, devant ses artilleurs galvanisés.

Moins enthousiastes sont ses ministres, qu'il cloue à leur Conseil plus de huit heures d'affilée, sans pause. Lui-même le confesse : " Un homme que je fais ministre ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans. " De fait, plusieurs souffrirent de maladies dues à ces journées de travail et de rétention.

 

Le politique

 

Napoléon s'est voulu un politique, il l'a été et, pourtant, c'est ce qui a le plus mal survécu. Sa politique a échoué, mais il s'est voulu un inventeur (sinon un penseur) de la politique, et il est intéressant à ce titre. On pourrait ironiser, ou bien méditer, sur sa formule, entre bien d'autres : " L'Europe sera unie ou elle sera cosaque " ; elle pourrait bien s'unir sans être cosaque, et du fait d'avoir failli l'être. Quelles sont les idées politiques de Napoléon ? Ne considérons pas ici, encore qu'elles exercent une influence déterminante, les Lumières. Retenons ce que l'homme ayant pris le pouvoir en a fait.

La première idée est celle d'un pouvoir fort. Napoléon est un homme d'ordre, formation militaire oblige, mais il est davantage qu'un sabre aux rênes de l'État. Il est jacobin en ceci qu'il ne pense pas autrement qu'en termes de centralisme, et de centralisme parisien. Le problème est que tout se centralise sur sa personne, de façon de plus en plus monarchique à mesure que les années passent. Il finit par s'identifier à sa couronne. On a assez parlé de sa dérive monarchique personnelle et de celle même de l'Empire, au grand dam des républicains d'alors.

Il n'est pas étonnant qu'au plan extérieur, il soit mû par une idée, comme il l'est au plan intérieur. À l'intérieur, il unifie et écarte les extrêmes ; à l'extérieur, il veut unifier l'Europe pour abattre l'Angleterre. Son idée la plus originale (mais la moins défendable ainsi que la moins réaliste) est celle du Blocus continental contre l'Angleterre : mettre celle-ci à genoux en ruinant son commerce implique d'y contraindre tous les pays d'Europe. La politique conquérante de Napoléon est uniquement guidée par cette idée fixe, plus que par l'extension proprement dite du territoire.

Son erreur est de penser qu'il peut s'assurer des alliances en les forçant. Ses alliés, aux premiers signes de fléchissement, n'ont pas tardé à relever la tête. Napoléon le sait, et se sait obligé d'être toujours vainqueur. Ses guerres, longtemps défensives, n'ont d'autre objectif que la préservation de l'équilibre par la prépondérance française. Ses deux campagnes qui sont des fautes, l'Espagne et la Russie, sont offensives et pourtant guidées, elles aussi, par l'obligation du Blocus. Talleyrand, un jour, le prévient qu'il lui faut choisir un allié en Europe, et le ménager.

Une autre erreur est le népotisme ; les trônes distribués aux membres de sa famille ont été des greffes vouées à l'échec, quoi qu'il en fût de la bonne volonté des intéressés. Cette répartition ressemble plus à la pression du clan corse qu'à une politique du long terme.

En revanche, une idée de génie est le principe de l'amalgame. Il consiste à réunifier la France en mêlant l'ancienne et la nouvelle, société, institutions, armée. À l'armée, l'amalgame fonctionne à merveille, le conscrit étant instruit par le grenadier. Dans les institutions, Napoléon tire ce qu'il pense être le meilleur de ce qui l'a précédé (le Code civil, l'administration). Dans la société, la volonté de réconciliation nationale a été un succès, au moins pour un temps ; à l'invention d'une noblesse d'Empire répondit la présence de plus en plus forte de la noblesse d'Ancien Régime dans les cadres de l'Empire et de l'armée.

Il faut bien reconnaître que, sous l'Empire, la vie politique française s'est identifiée à celui qui la tenait entre ses serres d'Aigle.

 

Le militaire

 

Napoléon est militaire de métier, officier d'artillerie, général à vingt-neuf ans, commandant en chef à partir de là. De l'arme de ses débuts, il a conservé le goût de la précision technique (que favorisent ses talents pour les sciences exactes ; c'est au titre des mathématiques que le jeune vainqueur revenu d'Égypte est fait membre de l'Institut de France), et l'intuition que l'artillerie va devenir, de plus en plus, une arme promise au progrès et à l'offensive. L'Empereur, au fur et à mesure de ses campagnes et de la baisse de qualité et de motivation de son infanterie, multiplie le nombre de ses canons. Ces dernières années, un visiteur du Kremlin a photographié dans les cours fermées au public une partie des 700 canons de la Grande Armée pris par les Russes lors de la retraite de Russie.

Napoléon passe pour un génie stratégique ; en quoi l'est-il, pourquoi a-t-il gagné ses batailles, quelle est sa signature de seigneur de la guerre ? Quelques éléments ont concouru à faire du jeune officier le meilleur stratège de son temps : la pratique des combats, la pression des circonstances politiques (le danger des invasions), la nécessité de compenser l'infériorité numérique par l'initiative. Napoléon lui-même a conçu la théorie de l'art de la guerre, " art simple et tout d'exécution " comme il le dit, mais cette simplicité requiert un talent. Sa doctrine, c'est-à-dire sa pratique, se résume en trois idées : vitesse, concentration des forces, attaque sur un point. Celles-ci sont l'effet d'une activité considérable, d'un travail d'organisation, de vérification et de présence aux choses de tous les instants.

Ce qui a fait la force des généraux de la Révolution et de l'Empire fut, tout simplement, leur jeunesse et l'énergie qu'elle dépense, la capacité de réaction immédiate aux événements : " À la guerre, l'audace est le plus beau calcul du génie. " En face, se trouvaient des généraux âgés, lents à réagir, empêtrés dans les traditions et les préséances, les bivouacs impeccables, une intendance trop lente. Napoléon a perçu que les guerres du XVIIIe siècle, avec leur cérémonial (le déplacement des troupes) et surtout leur immobilité (les guerres de siège) avaient vécu. L'art de la guerre, c'est le coup d'œil et la réaction rapide.

Le moment de la vitesse était venu, ne serait-ce que pour empêcher la réunion des forces adverses. Longtemps, Autrichiens, Russes et Prussiens marchèrent vers la France séparés, comme par vagues. Napoléon a compris qu'il pourrait les vaincre en les battant séparément les uns des autres, sans leur laisser le temps de se rassembler. Ainsi eurent lieu la reddition d'Ulm et Austerlitz (1805), Iéna avant l'arrivée des Russes (1806), Wagram (1809), et de nombreuses batailles de second rang. Ce pourquoi la vitesse est le premier principe de sa stratégie, principe absolu, parfaitement compris par ses soldats : " Le Tondu gagne ses guerres avec nos jambes. " À Austerlitz, le corps d'armée du maréchal Davout (le meilleur stratège, avec Lannes et Suchet, de cette brillante phalange), marche depuis Vienne en trois jours pour être là : 120 kilomètres à pied, pratiquement sans manger et sans dormir.

La division d'une armée nombreuse en corps d'armée autonomes est une invention de Napoléon, qui permet une flexibilité inconnue jusque-là. Napoléon fait avancer son armée en étoile, lui-même et la Garde se trouvant au centre du dispositif, prêt à se porter immédiatement au point d'accrochage, avec tous les corps point trop éloignés. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, les renseignements ne sont obtenus que par les incursions de la cavalerie légère (hussards et chasseurs) et que l'on ne sait pas où est l'ennemi. De ce fait, les armées – qui, de plus, doivent se déplacer sur de mauvaises routes et pourvoir au ravitaillement – avancent avec un certain taux d'étirement et de dispersion.

Le deuxième principe napoléonien joint à la vitesse la concentration des forces. Napoléon le dit lui-même, est vainqueur celui qui parvient à amener sur le champ de bataille en le moins de temps possible le maximum de troupes : c'est ainsi qu'à Friedland, en 1807, arrivant ventre à terre, il parvient à coincer les Russes qui s'étaient adossés à une rivière escarpée, à pilonner leurs ponts et à les détruire en les poussant dans l'eau. Cette bataille fut une brillante improvisation, due au coup d'œil du maître, alors que ses généraux n'avaient rien perçu ; Austerlitz et Wagram furent au contraire les fruits de toute une machination. On a vu des généraux et des maréchaux s'illustrer en arrivant à temps (Desaix à Marengo (1800), Ney à Eylau (1807)) ; d'autres, au contraire, ternir leur gloire en refusant d'arriver (Bernadotte, presque tout le temps) ou en arrivant trop tard : Grouchy à Waterloo (1815) ; mais ce dernier reçut-il vraiment l'ordre de " marcher au canon " et à l'Empereur ?

Le troisième principe est celui de l'attaque sur un point. Une ligne de bataille, à l'époque, réunit entre 100 000 et 300 000 combattants en tout (jusqu'à 500 000 à Leipzig en 1813, où les français se battaient à un contre trois), et s'étire sur plusieurs kilomètres, de quatre (Waterloo) à dix et plus (Wagram, la Moskowa). Lorsque les adversaires sont à peu près de même force, ce qui est souvent le cas, le danger est de courir à la bataille frontale, inutile boucherie. Le principe de Napoléon consiste à considérer la position de l'adversaire comme un état d'équilibre, état qu'il convient de rompre par un choc principal. L'idée est d'opérer une rupture à un point donné, qui suffise à provoquer un repli, une panique, la protection instinctive des arrières et, surtout, de la ligne de retraite : " La brèche faite, l'équilibre est rompu, tout le reste devient inutile ", dit Napoléon. La brèche est faite à Austerlitz, à Iéna, à Friedland (avec une artillerie volante qui pilonne la Garde russe à bout portant), à Wagram, mais elle manque à Eylau à cause de la tempête de neige qui fausse le mouvement. Pour le coup, c'est la ligne française qui est décimée, et les grenadiers russes se ruent sur un début d'éventration. Napoléon répond en envoyant Murat, avec toute sa cavalerie, pour passer sur le ventre de l'ennemi. C'est la célèbre charge des 80 escadrons, de dragons, de cuirassiers et de grenadiers à cheval, ces géants qui culbutent sur leurs chevaux noirs l'élite de l'infanterie russe. C'est la même percée, mal conduite, qui manque son objectif, à Waterloo.

Comment l'attaque sur un point se présente-t-elle ? Elle suppose que ce point soit rendu fragile. Napoléon aime à menacer la ligne adverse sur ses arrières en disposant un corps d'armée en coude, à même de tourner la ligne ennemie et de commencer l'encerclement. Se sentant tourné, celui-ci détache de sa ligne des troupes pour parer le coup. De ce fait, sa ligne est appauvrie d'une partie de ses forces. C'est le point, désormais affaibli, qu'il s'agit d'attaquer. N'oublions pas que les batailles de l'Empire n'appartiennent pas encore au temps, qui va venir vite, des guerres de destruction massive. Le mouvement est encore la loi de la guerre, et l'impact des hommes, considérable. On se bat au fusil et au sabre. En revanche, tout dépend de la valeur et du moral des troupes ; et Napoléon sait que la qualité de ses soldats baisse avec les années et les morts qui s'accumulent, sauf bien sûr le corps d'élite. Il doit donc emporter la victoire d'un coup, avec une manœuvre sans trop de bavures. Le soldat français est meilleur pour l'attaque que pour la retraite ; d'où l'importance de la pensée de l'attaque principale, et la perception du moment favorable.

Elle est précédée d'une ou de plusieurs petites attaques de diversion ; elle commence par une canonnade infernale sur toute la ligne et surtout sur le point où devra s'opérer la percée. L'artillerie de la Garde, avec ses redoutables pièces de 12 et les meilleurs artilleurs du monde, fait des trouées sanglantes dans les lignes d'infanterie qui, faut-il le rappeler, se battent serrées comme des sardines, au coude à coude sur trois rangs, sans compter les dispositions en colonnes ou en carrés qui offrent aux boulets l'occasion d'emporter des dizaines de bras, de jambes, de têtes. Ensuite, un corps d'infanterie part à l'assaut (en colonnes, plus rapides) d'un point fragilisé à dessein, tant numériquement que moralement. Si tout se passe bien, l'infanterie fait plier la ligne adverse ; au moment voulu, il faut lancer la cavalerie lourde, gardée en réserve, les cuirassiers (de 5 à 10 000 cavaliers, galopant les uns contre les autres sur leurs chevaux normands, casques à crinière et cuirasses luisant au soleil), et faire un trou. Le trou est une rupture de défense, l'irruption sur les arrières, la désorganisation, bref, le déséquilibre obtenu. Tout se gâte si l'ennemi recule pour reconstituer ses rangs (tactique des Russes), ou résiste en carrés à la furia francese (le flegme anglais à Waterloo).

Napoléon a l'intuition du point d'attaque et aussi de son principe même, alors que nombre de chefs militaires, adverses ou même français, disposent leurs troupes en éventail et remplacent les pertes au fur et à mesure. À Wagram, ayant préparé la percée par la plus grande canonnade de l'histoire de la guerre (jusqu'à lui !), une centaine de canons alignés sur deux kilomètres, Napoléon lance un coup de bélier, une colonne serrée de 6000 fantassins, soutenue par la cavalerie de la Garde. Ayant pensé la percée, alors que rien n'est fait encore, il descend de cheval après quarante-huit heures passées à tout préparer, s'allonge par terre, devant son état-major, et dort une heure sous le tonnerre des canons, après avoir dit : " La bataille est gagnée. "

En définitive, le génie militaire est celui du coup d'œil, qui est cette combinaison consistant à avoir toujours, sur l'adversaire, un coup d'avance. Cette partie d'échecs n'a jamais été aussi virtuose qu'en 1814, la France étant envahie de toutes parts, Napoléon n'ayant plus à sa disposition qu'une poignée d'hommes. Avec ses gamins de dix-huit ans et ses grognards à bonnet à poils, il va compenser l'infériorité par la mobilité, et remporter des victoires intellectuellement fulgurantes, mais insuffisantes à compenser le demi-million d'hommes qui marchent sur Paris.

La stratégie de la vitesse et du point d'impact calculé oblige à garder la maîtrise de l'itinéraire des ennemis. Il faut poursuivre sans jamais suivre. À Waterloo, Napoléon n'est pas allé assez vite les jours précédents : il a suivi Wellington au lieu de le bousculer ; et, sur les douces collines du Mont-Saint-Jean, dissimulé derrière les fermes, les taillis et les replis du terrain, Wellington a eu le temps de s'accrocher et d'attendre Blücher et ses Prussiens.

 

Le communicateur

 

Napoléon a eu le génie de la communication ; jeune général de l'armée d'Italie (1796), il met en scène ses victoires et les nouvelles à envoyer à Paris, en écrivant lui-même les manchettes de journaux. Improvisateur manqué le jour de son coup d'État (19 brumaire 1799) – son discours est à deux doigts de provoquer sa mise hors-la-loi – il se rattrape par la suite. L'habitude du commandement lui donne le panache et la brièveté qui galvanisent ses troupes. Le styliste n'est pas inférieur à l'orateur : " Le grand art d'écrire, c'est de supprimer ce qui est inutile. " Il impose un ton à son image : rapide, conquérant.

L'idée, élémentaire aujourd'hui, est tout simplement moderne : il faut diffuser l'événement, et s'en charger soi-même pour garder la maîtrise de l'effet produit. Le sommet de cette intuition est le Mémorial de Sainte-Hélène, dans lequel l'Empereur déchu transforme son destin en légende. Son application dramatique est le retour de Napoléon de Russie ; ayant appris la conspiration du général Malet, il laisse l'armée sous les neiges et traverse toute l'Europe avec Caulaincourt en trois semaines, en berline (et non en traîneau, comme le veut la légende) pour gagner Paris, rassurer les Chambres, et leur demander les 300 000 hommes dont il a besoin pour essayer d'enrayer la catastrophe.

Le communicateur a le sens de l'effet produit parce qu'il a une perception aiguë de sa propre valeur. Il sait qu'il marque les esprits, charmeur ou terrible. Il sait aussi qu'il ne peut imprimer son empreinte, fonder sa dynastie et soutenir sa popularité qu'en frappant l'imagination. Le système impérial est un système imaginatif, et Napoléon joue en virtuose des symboles, anciens et nouveaux, mêlés. La symbolique impériale elle-même, la Légion d'Honneur, l'éclat des bâtiments et des proclamations, la distribution des trônes, et naturellement le prestige de l'armée et la brillance des uniformes, tout cela contribue à construire un imaginaire. Le moindre soldat se croit aimé, le dernier régiment honoré, le maréchal à la fidélité la plus douteuse se voit écrasé de dorures et de dotations.

Napoléon est un metteur en scène de lui-même, comme peu d'hommes politiques ont su l'être : Louis XIV avant lui, Charles de Gaulle, après. Le sacre à Notre-Dame, la rencontre avec le Tsar sur un radeau au milieu du Niémen, les Adieux de Fontainebleau, et jusqu'à la proclamation de son retour de l'Île d'Elbe en 1815 : " L'Aigle volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame ", sont le fait d'un homme de théâtre. Cette dernière phrase, qui annonce son arrivée à Paris en chassant Louis XVIII devant lui, unit la symbolique des victoires (l'Aigle, c'est lui, ce sont aussi les drapeaux), les clochers (ceux des villages du peuple français, avec une bonhomie religieuse se refusant à l'anti-cléricalisme) et Notre-Dame (lieu fondateur de l'Empire). Le retour hasardeux devient une épopée. Napoléon est un metteur en scène en ceci qu'il a le sens de la scène à faire au moment où elle va se produire. Il saisit, comme le Beethoven de la 5e symphonie, " le destin à la gorge ".

Une telle présence aux choses implique de payer de sa personne, constamment. Tel est le point fort, mais aussi le point faible, de l'édifice impérial : tout repose sur une personne. Bonaparte premier consul reconstruit la France en quatre ans, en travaillant comme un fou ; le chef d'armée gagne ses batailles quand il est là, et les perd quand il est absent (d'où les revers d'Espagne, de Saxe en 1813, et tant d'autres fois). Napoléon est un fondateur de dynastie qui reste trop longtemps sans enfant ; le despote ne peut conserver les 130 départements de l'Empire français de 1810 (de Hambourg à Rome !), sans compter l'Europe vassalisée, qu'en étant toujours sur la brèche, toujours au travail, toujours vainqueur. Le système aurait-il pu lui survivre ?

À Erfurt, en 1808, Napoléon réunit toutes les têtes couronnées. L'huissier annonce, les uns après les autres, tous ces souverains et leurs titres. Plus le prince est de petite envergure, plus la liste est longue : " Roi de, duc de, etc. " À la fin, il lance un seul mot et tout le monde se fige : " L'Empereur ! " Le génie paie cher son talent, il le paie de la solitude. Le sentiment de sa valeur crée en lui un égoïsme spécifique qui, s'il n'est pas compensé par une volonté constante de générosité, se change en mégalomanie et en tristesse. Le héros devient un ogre. Les contemporains ont souvent remarqué ce masque de la tristesse chez Napoléon. Il reste, chez lui, une intelligence étincelante, en l'occurrence plus pratique et organisationnelle que spéculative, aidée d'une imagination et d'une mémoire prodigieuses, d'un goût de l'action et du travail jamais démentis, sans compter le crédit qu'il accordait lui-même à ses idées politiques, lesquelles conservent leur part de mystère.

On dit que Napoléon est le fils de la Révolution ; cela est attesté sans pouvoir évaluer la part de calcul qui y est entrée. Son " ni bonnets rouges ni talons rouges " de sa prise de pouvoir s'est aussi bien appuyé sur les idées des Lumières que sur le refus de la canaille : ce jeune homme maigre de 1793, assistant de loin à la prise des Tuileries n'a-t-il pas avoué, plus tard, qu'il eût suffi de bien manœuvrer la Garde suisse pour sauver le roi ? En revanche, il est fils de la Révolution en ce que, fils de petite noblesse, il fait sienne l'idée bourgeoise du mérite, se propulsant lui-même au sommet, et se couronnant. " Ma couronne, je ne l'ai prise à personne, je l'ai ramassée dans le caniveau… "

 

Le génie est peut-être une pathologie du moi, due à une surcharge de dons et à la volonté de les mettre en œuvre, à l'égotisme. Napoléon, qu'il est difficile d'aimer, mais tout aussi difficile de ne pas admirer est, peut-être surtout, un artiste.

Il serait intéressant d'étudier la généalogie du génie, la façon dont ce type particulier d'humanité devient lui-même : pour Napoléon, les dispositions, l'autorité, mais peut-être surtout les circonstances, ont fait ce qu'il fut, que l'on ne saurait refaire. La Révolution n'eût pas eu lieu qu'il serait peut-être resté un officier rongé d'ennui. Ce sont les événements qui font les héros.