LA DROITE FRANÇAISE serait-elle en train de faire mentir l'adage cher à Guy Mollet en vertu duquel elle serait " la plus bête du monde " ? Fondatrice des institutions de la Ve République par l'entremise du général de Gaulle, c'est elle qui a finalement mis le plus de temps à s'y adapter puisqu'elle a trente ans de retard sur la gauche : François Mitterrand avait commencé de regrouper les principales composantes non-communistes au sein du parti socialiste dès 1971.

La fondation du PS a précédé sa victoire de 10 ans ; la droite tente seulement maintenant de se regrouper, à l'issue d'un succès au demeurant inattendu et en tout cas ambivalent. Mais tout se passe comme si le moule institutionnel produisait enfin son effet sur le deuxième protagoniste d'un jeu d'alternance qui a dû fonctionner à plusieurs reprises auparavant comme pour démontrer sa pérennité et sa banalisation.

La banalisation est bien l'enveloppe de cette union en train de se faire entre des partis qui ont mis longtemps à se détacher de leur histoire et de leurs origines. Le gaullisme est mort depuis de longues années, encore fallait-il l'enterrer ; et avec lui l'anti-gaullisme qui n'existait à droite que par antinomie. C'est fait, au hasard de circonstances inattendues mais objectivement favorables ; sans toutefois être définitivement joué. À cette mutation en marche et dont le point d'aboutissement n'est pas encore déterminé, la nouvelle génération de ceux qui sont venus à la politique au cours des dix dernières années doit apporter une contribution décisive car elle est porteuse de la rénovation espérée ; et en son sein, tout particulièrement, les catholiques qui ont pris conscience du caractère irremplaçable des valeurs dont ils sont appelés à témoigner dans la cité. L'union en train de se faire leur pose la question du " comment " d'une façon qu'ils ne peuvent pas éluder.

 

Le hasard fait parfois bien les choses

 

Qui aurait parié, il y a un an, que l'élection présidentielle se déciderait sur un clivage entre l'extrême-droite et tous les autres ? Certes, il s'en est fallu de peu que l'on retrouve au second tour un duel classique : quelques dizaines de milliers de voix entre Jean-Marie Le Pen et Lionel Jospin. Mais placés inopinément en position de challenger officiel, le FN et son leader ont été mis hors course : non seulement ils ont été soumis à un tir de barrage extravagant de la part de tout ce que le pays compte de partis, médias et autorités, dont la démocratie ne sort d'ailleurs pas grandie, mais surtout ils n'ont pas pu, pas su, ou pas voulu, peu importe ici, s'extraire de leur fonction tribunitienne et se présenter aux électeurs comme une alternative ambitionnée sinon crédible de gouvernement. Même s'il ne faut jamais insulter l'avenir, on peut raisonnablement penser que cet échec les marquera durablement et les empêchera désormais de prétendre pénétrer dans le premier cercle du débat politique : confinés dans un rôle purement protestataire et, somme toute dans une impasse, leur déclin, indépendamment de toute question d'âge et de succession de Jean-Marie Le Pen, me semble irrémédiablement engagé.

Après vingt années d'exercice du gouvernement à peine interrompues par de brefs épisodes au cours desquels la droite l'a systématiquement remise sur le marche-pied du pouvoir, la gauche se trouve profondément désemparée par une humiliante élimination : elle est au seuil de recompositions qui restent à faire. Le PS a été victime au moins autant de sa démagogie gouvernementale dont chacun a pu mesurer les désordres induits, que de son incapacité, démontrée pendant les cinq années du gouvernement Jospin, à engager les réformes que chacun sait nécessaires mais qui heurtent son électorat et, plus encore, sa base militante. Il est en proie à la tentation du gauchissement et à de profondes divisions internes où les questions de personnes pèsent aussi lourd que les pesanteurs doctrinales. Cependant l'appareil même a convenablement résisté et demeure prêt à redémarrer. Le PC, lui, est au bord de la faillite financière : il a déjà vendu les bijoux de famille accumulés pendant les années trente et à la Libération et vit à crédit, crédit qui risque bien de lui manquer désormais. Plus profondément, coincé entre des militants vieillissants et conservateurs, des formations extrémistes qui lui coupent l'herbe sous le pied de la protestation ouvriériste, et des aspirations internes au renouvellement qui ne trouvent pas d'espace politique pour se développer, il n'a plus d'issue. Quant aux écologistes, ils restent écartelés entre un gauchisme idéologique qui affleure en permanence et une culture de gouvernement qui n'a pas pris. En un mot, il n'y a plus d'opposition structurée pour un moment ; mais cela ne durera pas indéfiniment.

Quant aux nombreux mouvements alternatifs qui ont pu faire illusion pendant un temps, ils n'ont pas réussi leur pari de transcender le clivage droite/gauche. Aucun n'a percé au-delà des circonstances qui ont été l'occasion de son émergence. En particulier, le grand débat national sur la souveraineté né à l'occasion de la ratification du traité de Maastricht et qui a traversé toutes les formations classiques, n'a finalement pas bouleversé les schémas politiques habituels : une fois tranché, il a été digéré et classé. Ni le MPF, ni le RPF, ni le Mouvement des Citoyens n'ont véritablement réussi à s'inscrire durablement dans le paysage politique autrement que comme des buttes-témoins de notre histoire contemporaine. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, le fait est là : la dernière élection présidentielle a sans doute été l'occasion de leurs derniers feux. Certains espèrent que le débat sur la future constitution européenne inversera le cours des choses et favorisera leur résurgence, comme ils l'avaient déjà attendu du passage à l'euro. Pour les mêmes raisons, cela me semble peu probable : même si elle bégaye parfois, l'histoire ne repasse pas deux fois les plats. Le débat de principe a été clos. Ce qui n'implique pas la disparition des thèmes dont ces mouvements ont été porteurs ; mais ils survivent désormais dans le bagage des partis de gouvernement dont ils ont intégré le corpus commun, en positif ou en négatif.

Devant la droite revenue au gouvernement s'ouvre donc un champ politique très dégagé, et pour un certain temps. C'est une chance pour elle.

 

Une droite sous la pression de ses électeurs

 

Par un de ces retournements dont il a le secret, c'est son fondateur, Jacques Chirac, qui a porté le coup de grâce au RPR. Que ce parti fût épuisé, c'était clair. Ballotté entre ses origines, son impérialisme électoral et l'opportunisme de son champion, il se trouvait confronté à la fois à l'érosion de ses effectifs, à un vide doctrinal et à une impossible rénovation. De fait, faute d'une pensée cohérente qui l'eût structuré mais qu'il n'a jamais élaborée, le RPR est progressivement devenu un banal parti de droite conservateur, converti au libéralisme le plus classique ; si le gaullisme y a encore cours, au-delà d'un cercle restreint de nostalgiques, c'est dans les mots, sous forme d'un souvenir plus incantatoire que substantiel. Et quand, au mois de décembre 1999, ses militants ont commis un crime de lèse-majesté en élisant à leur tête Michèle Alliot-Marie plutôt que Michel Delevoye qui avait le soutien de Jacques Chirac, ils ont sans doute signé leur arrêt de mort : que pouvait-il désormais attendre d'un parti fait par et pour lui et qui échappait à sa tutelle ? Il ne lui restait plus qu'à le contraindre à se fondre dans un ensemble plus vaste et qui, de fait, existait déjà virtuellement.

Parallèlement et par symétrie, l'UDF a perdu sa raison d'être : le ciment anti-gaulliste qui l'unissait s'est délité tout seul. Les étapes en sont connues : absence de candidat propre à l'élection présidentielle de 1995, division aux élections européennes de 1999 puis à nouveau aux élections présidentielles de 2002, unité de voix dans l'opposition et unicité systématique de candidature à tous les échelons. Elle n'a plus aucune lisibilité politique, à l'exception de sa modeste composante d'origine chrétienne-démocrate qui a repris sa liberté autour d'un petit noyau dont l'existence est bien fragile. Si celle-ci continue de porter un projet politique identifiable, plus social, européen et progressiste, elle n'en demeure pas moins en décalage avec son électorat, plus conservateur, unitaire et soucieux de contrer la gauche avant tout : la répétition de l'expérience du MRP se profile à son horizon, celle de la difficulté pour un parti qui se veut centriste d'exister en dehors du clivage droite/gauche.

Si l'on devait chercher un moteur à ces évolutions, c'est en effet du côté des électeurs de droite qu'il faudrait le chercher. Bien avant les partis dont ils se réclament, ils ont vécu et approuvé l'union. La défaite de 1981 a produit l'électrochoc qui les a convaincus qu'en dehors de cette voie il n'y avait pas de salut. C'est depuis ce moment que, cahin-caha, l'union s'est progressivement faite à la base, d'élection en élection, sans trop d'attention portée aux origines partisanes des candidats. Les différences se sont ainsi progressivement estompées. Sauf cas particulier d'usure manifeste, les divisions ont été sévèrement sanctionnées sur le terrain chaque fois qu'elles se produisaient. Le spectacle du PS assumant et gérant ses courants internes a fait le reste. Non seulement l'union semblait nécessaire, mais elle est apparue concrètement possible. En fin de compte, le principal atout dont dispose aujourd'hui la droite réside dans son électorat. Il faut rendre cette justice à Jacques Chirac de l'avoir perçu et d'avoir su forcer les appareils au moment opportun en se faisant le fédérateur de toutes les attentes. Sa sensibilité électorale et son expérience y sont pour beaucoup ; la chance aussi ; et une certaine habileté dont ont témoigné non seulement le choix de Jean-Pierre Raffarin, qui n'était pas issu du premier cercle de ses amis, comme Premier ministre, mais aussi les équilibres tant du gouvernement que des dirigeants de l'UMP entre les différentes composantes à regrouper. Bien joué.

 

Les vieux démons dans la bouteille

 

La leçon donnée autrefois par François Mitterrand aurait-elle été apprise ? Ce n'est pas encore sûr, à supposer qu'elle soit transposable. Le PS en effet s'est construit dans l'opposition pour s'asseoir ensuite grâce au succès qui l'a pérennisé bien avant que ne se posent les difficiles problèmes de la durée. Le chemin à parcourir par la droite est inverse.

Objectivement, comme le furent au temps de leur fondation l'UNR puis le RPR, et aussi l'UDF, pour le moment l'UMP est le parti d'un homme qui a mis dans la balance tout le poids de sa fonction présidentielle et de sa réélection. Mais cet homme, malgré son énergie et sa santé, en raison de son âge et parce qu'il entame son deuxième mandat, n'a plus beaucoup de temps devant lui. L'avenir n'appartient à personne sinon à Dieu ; néanmoins la question de sa succession se posera inévitablement et rapidement. Bien sûr, grâce d'ailleurs au quinquennat, un troisième mandat n'est pas tout à fait inconcevable ; il sera même très tentant si les mécanismes se grippent, car autant le Président sortant est légitime à se représenter, autant il pèse peu quand l'ouverture de la succession déchaîne les ambitions. Cependant, il reste vulnérable de façon latente à un passé qui n'a pas été nettoyé et qui peut réapparaître un jour ou l'autre, dans des circonstances qu'il ne maîtrisera probablement pas : son autorité en souffrirait à nouveau comme ce fut déjà le cas.

Ainsi l'UMP risque de se trouver à son tour victime de la faille structurelle des institutions de la Ve République : celle qui dissocie l'exécutif en deux têtes. La séparation entre le gouvernement et la direction du parti majoritaire en introduit une seconde. De fait, les trois protagonistes sont déjà en place : Jacques Chirac à l'Élysée dans les conditions que je viens d'évoquer, Jean-Pierre Raffarin à Matignon sur qui reposera le succès ou l'échec de la politique gouvernementale avec un mandat fondé sur une majorité parlementaire dont la durée théorique est maintenant égale à celle du Président, et Alain Juppé à la tête du nouveau parti comme tremplin d'ambitions d'ores et déjà manifestes en dépit des marques laissées par ses erreurs et ses échecs antérieurs. On ne le répètera jamais assez, la dichotomie existant entre les deux sources de légitimité politique d'une part, et d'autre part celle qui est en train de naître entre le gouvernement et l'instrument partisan de son action quotidienne sont porteuses de sérieuses difficultés.

Ce ne serait pas trop inquiétant si les partis de droite avaient acquis la maîtrise de la résolution de leurs conflits internes et une discipline qui les mettent à l'abri d'un excès de fureur. Mais doublement héritière d'une tradition bonapartiste qui ne demande qu'à s'exprimer par le plébiscite d'un homme providentiel sans trop se poser de questions, et d'une tradition notabiliaire bien ancrée chez les élus, notamment les élus locaux, qui est peu portée au débat idéologique, mais qui se contenterait volontiers d'un conglomérat lâche d'appareils électoraux simplement destinés à garantir le maintien des positions acquises, le handicap de l'UMP est grand : car il lui faut fédérer les contraires et se doter des moyens de les surmonter. Ce que seront ses statuts donnera une indication du positionnement adopté et des chances de réussite : s'ils favorisent la cohésion interne, s'ils permettent l'élimination des " brebis galleuses " compromises dans les affaires, s'ils organisent la sélection objective des candidats à tous les niveaux, alors il n'est pas déraisonnable de penser qu'elle réussira. Cependant à toutes fins utiles et de façon préventive, le gouvernement serait sans doute bien avisé de modifier le système de financement des partis politiques afin qu'il n'incite plus, ou qu'il incite moins, à l'émiettement : ce n'est pas parce qu'il a, en principe, cinq ans à vivre avant la prochaine échéance législative qu'il lui faut perdre du temps et laisser s'alimenter les tendances centrifuges.

Reste la question du contenu. L'union pour l'union n'a pas de sens, surtout si la droite retombe dans les vieilles ornières, oublie les aspirations de ses électeurs et finit par mener en pratique la politique de ses adversaires. À dire vrai, la campagne présidentielle fut particulièrement décevante sur ce point, pour les raisons que l'on connaît. À telle enseigne que le programme du gouvernement s'apparente à une reconstitution et que, sur bien des sujets, il n'est pas prêt : faute d'avoir étudié les dossiers avant l'élection avec une équipe préparée à prendre la relève, il le fait après, avec une équipe improvisée et parfois inexpérimentée, renvoie à plus tard les questions les plus difficiles alors qu'il lui faudra du temps pour les traiter et en faire apparaître les bénéfices, et occupe le terrain par des mesures symboliques qui risquent de cristalliser des oppositions jusque là éparses et démobilisées . C'est une des grandes faiblesses de la droite que de se croire naturellement apte à la bonne gestion et d'imaginer que cela suffit. D'abord, elle n'en a plus le monopole ; ensuite elle donne l'impression, parfois fondée, d'aspirer au pouvoir pour lui seul ; enfin et surtout elle se met ainsi sous la dépendance des bureaux à qui elle demande d'élaborer des réformes à la place des politiques, qui ressortent de leurs tiroirs de vieilles fripes plus ou moins ravaudées et ne manquent pas de gagner du temps en multipliant les obstacles aux véritables changements.

D'où l'importance du débat politique qui, avant d'être porté sur la place publique, doit se déployer complètement en interne. Avant de créer l'UMP, fallait-il attendre qu'il ait eu lieu ? C'eût été d'une logique toute cartésienne ; mais concrètement impraticable dans un contexte où règnent encore les vieux démons qui débouchent assez naturellement d'un côté sur l'unanimisme et de l'autre sur le sectarisme. Commencer par construire la structure n'est pas ici mettre la charrue avant les bœufs mais faire preuve de réalisme. Cependant l'UMP ne pourra pas se dispenser d'ouvrir le débat d'idées en son propre sein, sauf à décevoir tous ceux qui attendent d'elle autre chose qu'une cuisine destinée à servir la soupe aux appétits personnels. Il lui faudra donc violenter sa nature. Les courants internes, fussent-ils rebaptisés mouvements, offrent-ils une méthode viable ? Peut-être, mais à trois conditions : que le débat soit substantiel, c'est-à-dire alimenté par les questions essentielles, celles qui engagent l'avenir de la France ; qu'il soit préalable aux échéances pour ne pas apparaître de pure façade ; et qu'il débouche sur une synthèse véritable élaborée à partir d'arbitrages ouverts et acceptés. La gageure n'est pas mince. Mais du moins doit-on faire crédit aux fondateurs d'en accepter par avance le principe et de l'inscrire dans les statuts ; tout sera ensuite affaire d'exécution et de pratique.

Pour le moment, les vieux démons sont enfermés dans la bouteille. Combien de temps y resteront-ils ? Tout dépendra de la rigueur de la construction, de la fermeté de la conduite, et de la sagesse des dirigeants... Mais aussi de la contribution de chacun. Bon gré mal gré, personne à droite n'a intérêt à l'échec de l'UMP : ce serait à coup sûr programmer la défaite en 2007 et tirer des plans incertains sur la comète de 2012 ! En dépit des pesanteurs, l'objectivité oblige à reconnaître que la droite a beaucoup changé au cours des dix dernières années : elle a fait preuve d'un dynamisme et d'un rajeunissement réels auxquels ont d'ailleurs largement contribué ceux qui l'ont bousculée, que ce soit en interne ou de l'extérieur. Même si les essais n'ont pas été transformés dans l'arène électorale et la sphère partisane, des clubs de pensée tels que Combat pour les Valeurs ou des mouvements associatifs comme l'Alliance pour les Droits de la Vie ont eu le mérite immense de ressourcer ses réseaux et de faire venir à la politique, au sens noble du terme, nombre d'acteurs nouveaux qui en ont compris l'enjeu. Qu'ils soient aujourd'hui tentés de se replier plus ou moins en marge de l'UMP est compréhensible ; mais il serait dommageable pour tous de stériliser les acquis : le poil à gratter est efficace à l'intérieur des habits, non à l'extérieur.

 

Une occasion à saisir ?

 

C'est sous cet angle que je voudrais considérer le rôle que peuvent jouer les catholiques qui, à droite, sont engagés dans la vie publique et qui, en raison même de leurs convictions et des valeurs de civilisation dont ils doivent rendre témoignage, ne sauraient éluder la question que leur pose la création de l'UMP.

Non que l'UMP puisse jamais constituer l'alpha et l'oméga de leur engagement politique. D'abord, tous n'ont pas vocation à le traduire de façon partisane : beaucoup agissent à bon escient et efficacement au travers d'autres structures relevant du monde associatif ou plus largement de la " société civile " : le terrain qu'ils occupent ne doit surtout pas être délaissé. À long terme, cette stratégie est d'ailleurs payante comme le démontre l'expérience italienne de Communion et Libération parce qu'elle prend appui sur le concret de la vie quotidienne dans ses différents aspects, culturels, économiques, sociaux, etc. Nous avons sans doute ici beaucoup de retard à rattraper.

Mais la question qui se pose aujourd'hui est celle de l'étape suivante et de sa forme : il faut savoir passer de la " société civile " à l'action politique proprement dite. Concrètement, l'outil partisan en constitue un moyen inévitable, ne serait-ce que pour échapper à l'isolement qui est toujours synonyme d'impasse et d'impuissance. Envisager un regroupement politique des catholiques sur une base purement identitaire, à le supposer possible, serait vain et contraire à l'esprit d'universalité qui doit les habiter ; au demeurant, même si la grande majorité des catholiques pratiquants se situe de ce côté-ci du clivage droite/gauche, un tel regroupement n'entre pas dans la tradition française et aurait un effet réducteur et probablement répulsif. Il faut donc agir dans un cadre où les catholiques se trouveront minoritaires et mélangés à d'autres qui ne partagent pas, il s'en faut parfois de beaucoup, toutes leurs aspirations et exigences. Question délicate dans l'abord de laquelle ils doivent se garder de deux tentations récurrentes et simultanées, que Jean-Miguel Garrigues a récemment rappelées dans Liberté politique : celle qui les fait rêver d'une société parfaite à instituer par en haut, et celle du passage en force pour y parvenir (ou son envers, celle du blocage). Dans ce monde, l'Adversaire est plus fort que nous ; à ce jeu-là, il gagne toujours. Mais ce n'est pas une raison pour assimiler compromis à compromission : il faut savoir avancer pas à pas et prudemment, selon les circonstances. Les valeurs de la Vie et de l'Homme étant sauves, le domaine de l'action politique est bien celui de la sagesse pratique, donc de l'efficacité. Quant aux ambitions personnelles qui pourraient se cacher derrière telle ou telle démarche, il faut les considérer lucidement pour ce qu'elles sont : à la fois inévitables en raison de l'extrême personnalisation des élections, nécessaires quand on sait quel investissement personnel celles-ci exigent des candidats, et pas malsaines si elles restent canalisées par les limites de la morale : il serait absurde et vain de s'en défier par principe.

Sans doute parce qu'ils font preuve d'une plus grande ouverture d'esprit, probablement parce qu'ils sont plus exigeants, certainement parce qu'ils aspirent à une plus grande cohérence personnelle entre l'idéal et l'action, au cours des dernières années les catholiques ont fait preuve d'une capacité d'influence largement supérieure à ce que leur seul poids arithmétique autoriserait. Deux exemples d'inégale importance : 1/ la prise en charge et l'aboutissement des réactions d'indignation qu'ont suscitées le Pacs et l'arrêt " Perruche " (avec succès pour celui-ci) ; 2/ le travail de terrain fait par plusieurs parlementaires européens tant sur les questions de bioéthique que dans le cadre de la Convention de révision des institutions européennes.

Que ce soit plus facile dans l'opposition est incontestable : on choisit les thèmes et les angles d'attaque, alors qu'ils s'imposent à la majorité qui n'a pas le choix de ne pas affronter les questions du moment. Le danger qui guette aujourd'hui les catholiques serait de se placer en retrait pour ne pas se compromettre, et de regarder passer le train. Le repli sur soi dans l'attente de meilleures conditions n'est pas une solution opérante : il revient à déserter le front, car ces conditions idéales, si elles ont jamais existé, ne tomberont pas du ciel. Monter à bord du train ne garantit pas qu'ils en infléchiront sensiblement la course ; mais rester sur le quai garantit qu'ils n'auront aucune influence. Or ils sont moralement tenus par l'obligation d'agir efficacement.

Les limites et les faiblesses de l'actuelle majorité sont claires et faciles à énumérer : je viens de le faire. Mais vaut-il mieux les dénoncer par l'imprécation, tels des Cassandre qui finiront bien par avoir raison, exprimer un " soutien critique " où la critique l'emporte sur un soutien de façade et débouche sur un exil intérieur et vain, ou l'aiguillonner concrètement en épaulant les ministres et les élus qui agissent dans le bon sens ? C'est maintenant qu'il nous faut, même au risque de l'erreur, relayer de façon efficace nos convictions dans l'action : de bonnes illustrations en sont la question du " porno " à la télévision, mais aussi la politique familiale ou la convention de révision des traités européens. Aux travaux de cette dernière par exemple, la Fondation de Service Politique apportera sa contribution en organisant à Bruxelles la prochaine édition de son Université politique annuelle, à la fin du mois de janvier, avec des députés irlandais, italiens, espagnol et français.

Il appartient aux catholiques de poursuivre ce qu'ils ont commencé en créant les relais politiques avec les élus, plus nombreux qu'ils ne l'imaginent, qui leur sont proches et ouverts à leurs préoccupations, aux plans local, national et européen. Et pour ce faire, une occasion leur est donnée de s'insérer dans un dispositif, y compris partisan, où ils peuvent être un moteur d'idées efficace, un garde-fou contre les tentations et les dérives de l'activisme ou de l'opportunisme, mais aussi un facteur de compromis quand les rivalités de personnes prennent un tour trop aigu. Cette occasion, ils ne l'ont ni choisie ni même suscitée ; mais c'est celle-là qui existe. Il faut les encourager à la saisir.

 

F. DE L. L.