" Quelle autre fin avons-nous, sinon de parvenir au royaume qui n'aura pas de fin ? "

Cité de Dieu XXII, 30.

 

Au seuil d'un nouveau millénaire, nos contemporains s'interrogent volontiers sur l'avenir, s'efforçant d'en anticiper le sens.

Que va-t-il arriver ? Depuis le XVIIIe siècle surtout, les philosophes manifestent une sorte de prédilection pour cet exercice, persuadés qu'ils sont que les lignes de l'avenir, à défaut de pouvoir être entièrement maîtrisées, sont du moins en partie prévisibles. On connaît le début mémorable des " Weltalter " de Schelling : " Le passé est su, le présent est connu, le pressenti est prophétisé... " C'est ainsi que sont nées les " philosophies de l'histoire ", distinguant différents " âges du monde ", chacun recouvrant une durée plus ou moins longue. Comparé au passé et au présent, l'avenir qui s'annonce jouit généralement d'une auréole plus radieuse. Mais force est de constater qu'il est rarement au rendez-vous des prophéties.

En tous les cas, c'est selon cette problématique qu'on a voulu interpréter la pensée d'Augustin (354-430) dans le De civitate Dei, et on n'a pas hésité à faire de lui l'initiateur de la " théologie de l'histoire ", dont les philosophies de l'histoire ne seraient que des formes sécularisées. Une telle interprétation trahit le dessein d'Augustin qui n'a jamais cherché à solliciter l'avenir, et qui, jugeant l'histoire d'un point de vue moral, n'a jamais pensé qu'elle évoluait selon une courbe ascendante. Son intention, dans la Cité de Dieu, est autre. Comme l'a souligné Joseph Ratzinger, Augustin entend justifier la religion chrétienne face au paganisme : l'ouvrage est une apologie de la vraie religion contre le culte rendu par la cité aux divinités païennes , et de ce point de vue, il a le même objectif que le De vera religione, écrit vingt-cinq ans plus tôt, vers 390. Il serait vain de vouloir en tirer une théologie de l'histoire, décalquée sur le modèle des philosophies de l'histoire.

Si l'on voulait rendre entière justice à la pensée d'Augustin, il s'imposerait de reprendre sa méditation sur le temps et son rapport à l'éternité . Pour nous limiter à la Cité de Dieu, nos réflexions peuvent s'organiser autour de trois thèmes. Il convient en premier lieu d'évoquer le contexte dans lequel il se mit à rédiger les vingt-deux livres, à savoir la chute de Rome, le 24 août 410, et le doute que l'événement fit germer dans l'esprit des contemporains, y compris chez les chrétiens. On verra comment Augustin, ayant tenté de relever ce défi, définit les deux cités, la cité terrestre et la cité de Dieu, et ce qu'il attend de la cité terrestre. On pourra en deuxième lieu analyser les différents âges du monde, en reprenant la question de la périodisation de l'histoire, et de son avenir, si la question garde un sens, car pour Augustin, nous sommes aux derniers temps. Il sera enfin possible, en troisième lieu, de s'interroger sur le rapport entre liberté et prescience divine dans le jeu de l'histoire, question décisive qui nous amènera à identifier le sujet de l'histoire.

 

" Défendre cette Cité contre ceux qui, à son fondateur, préfèrent leurs propres dieux . "

Augustin écrit, dans les Révisions : " Sur ces entrefaits, Rome fut détruite sous les coups de l'invasion des Goths que conduisait le roi Alaric : ce fut un grand désastre . " Le désastre fut en effet tel qu'il suscita un scandale sans pareil à travers tout l'Empire, à la fois chez les païens et les chrétiens. Les païens, qui n'avaient plus d'existence légale, furent les premiers à relever la tête, mettant en cause l'abandon du culte autrefois adressé aux divinités protectrices de la cité : " Ils s'efforcèrent de faire retomber ce désastre sur la religion chrétienne et se mirent à blasphémer le vrai Dieu avec plus d'âpreté et d'amertume que d'habitude. " Les chrétiens eux-mêmes étaient désemparés. Ils disaient en gémissant : " Le corps de Pierre repose à Rome ; le corps de Paul repose à Rome...et Rome est malheureuse, et Rome est investie ; partout l'affliction, le massacre, l'incendie. Partout la mort sème le carnage par la famine, par la peste, par le glaive. À quoi servent les tombeaux des apôtres ? " Alors que les réfugiés arrivaient à Carthage, il fallait relever le défi.

C'est pour faire face à ce désarroi qu'Augustin mit en chantier son ouvrage. " Je décidais d'écrire contre leurs blasphèmes ou leurs erreurs les livres de la Cité de Dieu. " Commencé en 412, l'ouvrage allait prendre des proportions démesurées, si bien qu'il ne sera achevé que vers 425. C'est le désir du bonheur, un thème des plus classiques, qui en fournit le fil conducteur : un désir inaccompli dans les religions païennes, tout comme chez les philosophes, et que seul le Christ a su combler. Emprunté à Cicéron, le thème est familier à Augustin . Il le réintroduit ici, mais pour souligner l'impasse à vouloir faire son bonheur par soi-même, sans le Christ. " C'est une certitude pour quiconque use un peu de sa raison : Tous les hommes veulent être heureux. Mais qui est heureux et comment le devenir ? " (X, 1) Toute l'argumentation d'Augustin consistera à montrer que seul le christianisme est à la hauteur des attentes de l'homme.

Le thème du bonheur va dès lors constituer la trame de l'ouvrage. C'est lui qui en inspire le plan. En confiant le manuscrit de la Cité de Dieu à Firmus , son " libraire et éditeur à Carthage ", Augustin lui recommande d'en assurer la diffusion parmi les chrétiens, mais aussi parmi les païens. Il lui donne en outre des consignes de reliure, demandant que la matière des vingt-deux livres soit répartie en deux ensembles. Le premier (livres I à X) est consacré à la réfutation des dieux païens, qui n'ont pas su procurer le bonheur, ni ici-bas, ni dans l'au-delà ; le culte qui leur est rendu est donc inutile. Le deuxième ensemble (livres XI à XXII) s'attache à justifier la foi chrétienne. Augustin écrit dans les Révisions qu'il entreprit la rédaction de ce deuxième ensemble afin d'" échapper au reproche d'avoir seulement réfuté les idées d'autrui, sans établir les nôtres " (II, 43, 1-2). Ses propres idées, il les organise en analysant la croissance de la cité de Dieu au fil de l'histoire : origine, progrès, fin. C'est cette deuxième partie qui offre un terrain favorable à une " théologie de l'histoire " .

Mais qu'on ne s'y trompe pas. Pour Augustin, les deux cités, la cité de Dieu et la cité de ce monde, comme il les qualifie, ne désignent pas des réalités empiriques, repérables dans l'espace géographique. Ce sont deux réalités spirituelles, permanentes, mêlées, reposant sur deux principes antagonistes, l'amour de soi et l'amour de Dieu. Au fondement des cités de ce monde, il y a l'amour de soi, l'orgueil, tandis qu'au fondement de la cité de Dieu, il y a l'amour de Dieu, c'est-à-dire l'humilité. " En fait, les deux cités sont mêlées et enchevêtrées l'une dans l'autre en ce siècle, jusqu'au jour où le jugement dernier les séparera " ( I, 35), autrement dit, jusqu'au " vannage final ". Ces deux cités, quoique mêlées dans l'espace humain, sont incompatibles, et les principes qui les inspirent sont une source permanente de conflits, conflits qui scandent l'histoire mais qui traversent aussi en permanence chaque existence. Il faut évoquer ici l'une des pages les plus célèbres de la Cité de Dieu, où Augustin porte à son point extrême l'opposition entre elles.

 

Deux amours ont donc fait deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même, l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes ; pour l'autre, Dieu, témoin de sa conscience, est sa plus grande gloire. L'une, dans sa gloire, dresse la tête ; l'autre dit à son Dieu : Tu es ma gloire et tu élèves ma tête (Ps 3, 4). L'une, dans ses chefs ou dans les nations qu'elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l'autre, on se rend mutuellement service par la charité, les chefs en dirigeant, les sujets en obéissant. L'une en ses maîtres, aime sa propre force ; l'autre dit à son Dieu : Je t'aimerai, Seigneur, toi ma force (Ps 17, 2) (XIV, 28).

 

Cependant, en dépit de cet antagonisme, Augustin n'en prend nullement prétexte pour disqualifier la cité terrestre et s'évader dans une utopie. Il ne croit pas à la possibilité d'instaurer la cité de Dieu ici-bas. Celle-ci chemine à travers le temps, parmi les cités humaines, lesquelles sont plus ou moins perméables à ses valeurs. Augustin s'intéresse au contraire à l'amélioration de la cité humaine, dans le cadre de son existence historique, en se montrant par exemple très attentif à la condition sociale de ses concitoyens. Il plaide pour certaines réformes, comme pour une redistribution plus équitable des impôts (I, 17, 1). Il rend sensible le pouvoir politique aux tâches qui lui incombent, notamment l'instauration de la justice. " La justice supprimée, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ? Car les brigandages eux-mêmes, que sont-ils, sinon de petits royaumes ? " (IV, 4). Augustin est donc loin d'être indifférent à la bonne marche de la cité terrestre, à la paix, c'est-à-dire " la concorde bien ordonnée des citoyens " ( XIX, 23). Car, " la cité céleste, elle aussi, use en son voyage de la paix terrestre " (XIX, 17).

Quand Augustin critique la cité terrestre, c'est moins pour la contester en tant que telle, que pour mettre en question la collusion en elle entre le religieux et le politique. Loin de chercher à désespérer Rome, après la défaite, il sait reconnaître sa grandeur passée, mais il l'invite aussi à comprendre que sa vraie grandeur n'est pas celle dont elle se glorifie. Au lieu de s'enfermer dans la nostalgie du passé, il invite les Romains à s'emparer de la " cité céleste ", c'est-à-dire à accueillir la foi chrétienne. Voici comment il interpelle la cité de Romulus : " Si brille en toi un don naturel estimable, seule la vraie piété peut le purifier et le perfectionner ; l'impiété le fait périr et consomme sa ruine. Choisis maintenant ta route pour obtenir d'être loué sans erreur, non en toi-même, mais dans le vrai Dieu. Tu fus autrefois en grand renom parmi les peuples, mais par un secret jugement de la Providence, la vraie religion a manqué à ton choix. Réveille-toi, c'est l'heure... " (II, 29, 1). Autrement dit, l'heure est à la conversion. Il ne s'agit pas de vouloir rétablir le lien avec les divinités païennes, inopérantes, mais de faire confiance à celui qui a les paroles de la vie éternelle, le Christ.

 

Les six âges du monde et le sabbat éternel

Augustin a conscience, au terme du livre X, de s'être trop longtemps attardé à réfuter " les objections des impies qui préfèrent leurs dieux au Fondateur de la sainte cité ", et il annonce la suite du programme : " Exposer ce que je crois devoir dire concernant l'origine, le développement et les fins qui leur sont dues " (X, 32, 4). Il enchaîne dans les mêmes termes au début du livre XI, en remontant d'ailleurs au-delà de l'humanité, jusqu'à l'origine angélique des deux cités (XI, 9), les anges, quoique créés, vivant hors du temps, dans un " éternel présent ". Avec l'homme commence véritablement l'ordo temporis, la succession des jours et des années, et c'est à partir de la création de l'homme qu'il est donc possible de distinguer des âges différenciés de l'histoire. Si la division de l'ensemble de l'histoire en six âges s'inspire de l'évangile de Matthieu (I, 17), elle n'a pas une valeur absolue et Augustin ne se risque à aucun moment à préciser le nombre d'années dévolues à chaque âge . Voici comment il s'exprime :

 

Le premier âge, comme un premier jour, va d'Adam au déluge ; de là jusqu'à Abraham c'est le second, sans être égal en durée mais par le nombre des générations : car on constate que chacun en compte dix. À partir de là comme le précise l'évangéliste Matthieu, suivent trois âges jusqu'à l'avènement du Christ, qui se déroulent chacun à travers quatorze générations : l'un va d'Abraham à David, l'autre de David à la déportation en Babylone et le troisième, de cette déportation à la naissance du Christ selon la chair : au total cinq âges. Le sixième s'écoule présentement, sans qu'on doive compter les générations, puisqu'il est dit : il ne vous appartient pas de connaître les temps que le Père a gardés en sa puissance (XXII, 30, 5).

 

Ne cherchons pas à être plus précis qu'Augustin en ce qui concerne la durée de chacun des âges, et leur découpage. Outre sa référence à Matthieu, la division de l'histoire en six âges correspond aux âges de la vie individuelle : infantia (première enfance) ; pueritia (enfance) ; adolescentia (adolescence) ; iuventus (jeunesse) ; gravitas (l'âge adulte) ; senectus (vieillesse) (cf. En. in Ps 127, 15). Chacun de ces âges représente, dans l'humanité comme dans la personne, un progrès vers la maturité, mais un progrès qui suppose une solide éducation : " Il en est du genre humain comme d'un seul homme : sa bonne éducation se fait au cours des étapes du temps à la manière du progrès des âges dans l'individu " (X, 14). Sans s'attarder à chaque âge ainsi délimité, on peut distinguer les âges qui précèdent la venue du Messie, puis l'âge inauguré par l'incarnation et la résurrection, enfin le septième âge, ou l'éternel sabbat.

Les cinq âges qui précèdent la venue du Christ sont compris par Augustin comme un " temps de préparation ", chaque âge représentant une étape vers l'événement majeur qu'est l'incarnation, puisque c'est dans cet événement qu'est révélé à l'homme le sens ultime de sa destinée. Les trois premiers âges constituent une sorte de pré-histoire des deux cités : l'humanité doit d'abord quitter l'état d'enfance, où elle ne maîtrise pas encore la langue (infantia = qui ne parle pas ) ; Dieu l'appelle ensuite à devenir un peuple (pueritia) avec Abraham ; et enfin il lui fait don de la loi, étape qui correspond à l'adolescentia. Avec la réception de la loi, l'humanité entre dans un nouveau régime : elle peut mesurer désormais combien ses fautes l'ont éloignée de Dieu. " Le joug de la Loi fut imposé et l'on vit apparaître la multitude des péchés ; et ce fut le commencement du royaume terrestre... " (cf. XVI, 43).

S'ouvre alors le temps des prophètes, qui vont sensibiliser l'humanité à la venue du Messie. Augustin distingue, ici, deux périodes : la première qui va de Samuel à la captivité d'Israël à Babylone (XVII, 1), et la deuxième qui va de la reconstruction du Temple jusqu'à la naissance du Christ. C'est un temps d'intense préparation de l'événement majeur de l'histoire, l'incarnation, temps où l'humanité est préparée à accueillir son salut mais de manière figurée, par exemple, dans les prophéties sur le Sacerdoce du Christ comme celle de Samuel et David (XVII, 4) ; ou encore, dans la prophétie sur le triomphe de l'Église (ébauche de la cité de Dieu sur terre) annoncé par Anne (XVII, 4, 3) ; ou enfin, dans la prophétie sur la royauté du Messie (XVII, 8, 1, comme dans la promesse d'éternité faite au royaume de David et la promesse de paix faite à Salomon, promesses qui n'auront jamais une inscription historique, mais qui se réaliseront dans le Christ, dont David et Salomon, " par leur onction prophétique, étaient la figure " (XVII, 10).

Alors que la cité de Dieu chemine ainsi, âge après âge, à travers le peuple juif vers le Christ, " l'autre cité " poursuit, elle aussi, sa marche, en particulier à travers les deux empires successifs de Babylone et de Rome (XVIII, 1). Cette autre cité n'a d'ailleurs pas été privée de prophéties sur le Christ, Dieu l'ayant préparée à cet événement par ses sages, tout comme il a préparé Israël par ses prophètes. " Il n'est pas inconvenant, écrit Augustin, de croire que, parmi les autres nations, il y a eu des hommes auxquels ce mystère a été révélé, et qui ont été poussés à l'annoncer aussi... " (XVIII, 47). Cette " autre cité " n'a donc pas été privée non plus de la grâce du salut, alors même que le titre de " peuple de Dieu " fut réservé au seul peuple juif. " Qu'il y ait eu, même dans les autres nations, des hommes qui aient appartenu, non par un lien terrestre, mais céleste, aux vrais Israélites, citoyens de la patrie d'en haut, ils (les Juifs) ne peuvent le nier... " (XVIII, 47). Augustin, à qui l'on a souvent reproché sa conception trop restrictive du salut, fait preuve ici d'une largeur de vue et d'une générosité inhabituelles .

Avec l'incarnation, préfigurée au cours des âges précédents, commence un nouvel âge, le sixième, la " plénitude des temps " (XVIII, 45), l'irruption de l'éternité dans la temporalité humaine. Plus encore que pour les âges précédents, ce sixième âge, inauguré avec le Christ, " le désiré des nations " (XVIII, 48), n'a pas de terme fixé dans le temps. Il ouvre pour l'homme une nouvelle possibilité de salut, attestée par l'Église, alors même que le témoignage de celle-ci se trouve sans cesse compromis moins par les persécutions que par la présence en elle des pécheurs. " À présent que les églises sont pleines aussi de ceux que pour ainsi dire le vannage expulsera de l'aire, la gloire de cette maison n'apparaît pas aussi grande qu'elle le sera, quand tous ceux qui l'habitent y seront pour toujours. " (XVIII, 48). Mais justement, Augustin ne se fait aucune illusion sur ce " toujours " dont il ne faut pas attendre qu'il trouve un jour sa réalisation ici-bas. Les deux cités restent mélangées, jusqu'au jugement dernier, et le mélange est, à l'intérieur de l'Église, figure bien pauvre de la cité de Dieu.

Augustin ne croit pas à une paix généralisée pour l'Église en ce monde, car la paix serait-elle réalisée à l'extérieur (foris), elle continuera à être troublée à l'intérieur (intus). " Quand les ennemis du dehors cessent de sévir, la paix semble régner, et elle règne en effet, apportant de nombreuses consolations, aux faibles surtout ; pourtant, il s'en trouve toujours à l'intérieur et même en grand nombre qui, par leurs mauvaises mœurs, torturent le cœur de ceux qui vivent saintement ; par eux, en effet, le nom chrétien et catholique est blasphémé...Ainsi, en ce siècle, en ces jours mauvais, depuis la présence corporelle du Christ et de ses apôtres, et même depuis Abel, le premier juste, qui mourut victime de l'impiété de son frère, de là jusqu'à la fin de ce siècle, l'Église de l'exil poursuit sa marche parmi les persécutions du monde et les consolations de Dieu " (XVIII, 51, 2). Rien n'est donc définitivement acquis, et le rêve d'une histoire apaisée n'a jamais effleuré Augustin.

C'est pourquoi, il n'attend pas un âge meilleur, dans le cadre de l'histoire humaine. Seule certitude : les persécutions ne manqueront pas à l'Église, ce qui a pour rôle de la tenir " en haleine ". Quant à l'avenir qui l'attend, il reste " en suspens " (VIII, 52, 2). Au terme de ce sixième âge, il y aura le jugement final. Alors s'ouvrira, pour ceux qui l'auront mérité, l'éternel repos, que saint Augustin appelle le sabbat : " Ce septième âge sera notre sabbat, et ce sabbat n'aura pas de soir, mais il sera le jour du Seigneur et, pour ainsi dire, un huitième jour éternel : car le dimanche, consacré par la résurrection du Christ, préfigure l'éternel repos, et de l'esprit, et du corps. Là, nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin, sans fin. Et quelle autre fin avons-nous, sinon de parvenir au Royaume qui n'aura pas de fin ? " (XXII, 30, 5). Dans cette condition d'éternité, l'homme jouira enfin d'une paix définitive, sans être divisé, vivant dans un état d'harmonie parfaite. " En cette paix finale, Dieu commandera à l'homme, l'âme au corps, et l'on éprouvera autant de douceur et de facilité à obéir que de félicité à vivre et à régner. Voilà ce qui là-haut, en tous et en chacun, sera éternel et nous serons certains que cela sera éternel, et c'est pourquoi la paix de cette béatitude ou la béatitude de cette paix sera le souverain bien " (XIX, 27).

Au terme de ce parcours sur les âges du monde, on peut constater combien la perspective d'Augustin est différente de nos visions modernes de l'histoire. D'abord, telle qu'il la comprend, l'histoire culmine dans un événement central, le Christ, par rapport auquel le passé est figure, " ombre des richesses à venir, et non la réalité elle-même ", et qui ne laisse place à aucun autre avenir qu'à celui qu'il esquisse dans sa propre résurrection, un avenir où se brise la ligne temporelle par l'irruption de l'éternité, le surgissement de la cité d'en haut. C'est donc toujours à partir de la figure centrale du Christ que saint Augustin fait l'exégèse du temps, à la fois du temps en amont de sa venue et en aval. Il est cependant important de remarquer qu'il ne parle jamais en termes d'absorption de la cité terrestre par la cité de Dieu : celle-ci n'a aucune inscription définitive dans l'espace et le temps, pas même sous la figure de l'Église. Le destin des deux cités en ce monde demeure lié, la paix même ou la guerre ici-bas frappant indifféremment l'une et l'autre. S'il y a, dans le temps de l'histoire, une différence essentielle entre les deux cités, c'est par le choix que chacun fait, en toute liberté.

 

Sous le double signe de la prescience divine et de la liberté humaine

Si Augustin essaie de saisir le sens de l'Histoire, lieu où se déroule la quête du bonheur, c'est pour indiquer à l'homme la " voie " susceptible d'y parvenir. L'homme étant essentiellement libre, l'histoire devient le lieu où il décide de son salut ou de sa perte. Mais la liberté est-elle réelle, ou n'est-elle qu'une illusion ? Dès lors que l'on évoque la liberté, on se heurte à un ensemble d'apories redoutables. De quelle efficience jouit la liberté humaine, alors qu'elle est aliénée dans le péché ? Si, par ailleurs, comme le dira Augustin, l'efficience de la liberté relève entièrement de la grâce, peut-on encore parler de liberté ? Il ne saurait être question de reprendre chacune de ces interrogations. Le conflit entre liberté et grâce, qui se durcira avec les pélagiens, est présent dans la Cité de Dieu sous un autre angle. Il s'agit ici du rapport entre la liberté humaine et la prescience divine. Si l'histoire, telle qu'elle se déroule sur la longue durée, est connue d'avance de Dieu (et même déterminée par sa volonté), comment peut-on encore soutenir qu'elle est ouverte au jeu de la liberté humaine ? Et si les deux, prescience et liberté, sont en jeu, comment les articuler ? Qui est responsable en fin de compte de l'avenir ? La réponse d'Augustin peut se décomposer en deux temps.

Dans un premier temps, préoccupé d'exonérer Dieu du mal dans l'histoire, il met en cause la volonté de l'homme, certes une volonté pervertie par le désir de dominer — la libido dominandi — mais qui n'est pas moins responsable de ses actes, notamment des guerres. " Il y a le désir de vengeance appelé colère, le désir d'avoir de l'argent qui est l'avarice... De tous ces désirs multiples et variés, quelques-uns ont un nom approprié, d'autres n'en ont pas : on aurait bien de la peine, en effet, à donner un nom au désir de dominer, si puissant pourtant dans l'âme des tyrans, comme l'attestent les guerres civiles " (XIV, 15). C'est encore l'homme qui est responsable de l'esclavage, lequel n'est pas naturel. Augustin commente ainsi la Genèse : " Il est dit : qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et les reptiles qui rampent sur le sol. Il (Dieu) a donc voulu que l'être raisonnable fait à son image ne dominât que sur des êtres irrationnels, non pas l'homme sur l'homme, mais l'homme sur la bête. [...] Aussi ne trouvons-nous nulle part le mot d'esclave dans l'Écriture avant que le juste Noé ne l'emploie pour réprouver la faute de son fils. C'est donc la faute qui a mérité ce nom, et non pas la nature " (XIX, 15).

La solution qui consiste à mettre le mal au compte de la liberté présente une sérieuse difficulté : comment la liberté peut-elle introduire le mal dans une création bonne, où le mal n'avait initialement aucune place ? Et comment la liberté elle-même créée bonne a-t-elle pu se pervertir ? Questions redoutables, dont Augustin se tire à l'aide de sa notion du mal comme déficience. En commettant le mal, la volonté ne crée pas, elle fait œuvre de décréation, cédant au néant dont elle est issue. " Que personne ne cherche donc la cause efficiente de la volonté mauvaise, car cette cause n'est pas efficiente, mais déficiente. Déchoir, en effet, de l'être souverain vers ce qui a moins d'être, c'est commencer à avoir une volonté mauvaise " (XII, 7). Le mal n'est pas dans l'objet, mais dans la volonté elle-même qui agit mal. " Je sais encore que dans l'être où se produit une volonté mauvaise, cela n'arriverait pas s'il ne le voulait pas. Ses défaillances sont donc volontaires et non fatales...Quand on déchoit en effet, le mal n'est pas dans l'objet, mais dans la manière d'agir ; car il n'y a pas de mauvaise nature, mais l'agir désordonné parce qu'on se détache, contrairement à l'ordre naturel, de l'être souverain, pour aller vers ce qui a moins d'être " (XII, 8). Mais en plaçant le mal dans la volonté humaine, Augustin ne fait que reculer la difficulté.

La question qui se pose, en effet, c'est celle justement de la possibilité pour la volonté de se pervertir, alors qu'elle a été créée dans un état de bonté originelle. Cette question lancinante, Augustin l'avait déjà affrontée dans les Confessions, pour nous faire part justement de sa perplexité : " Mais je reprenais alors :"Qui m'a fait ? N'est-ce pas mon Dieu, qui est non seulement bon, mais le bien même ? D'où me vient donc de vouloir le mal et de ne pas vouloir le bien ?... Si le démon en est l'auteur, d'où vient le démon lui-même ? Et si, même lui, par une volonté dévoyée, de bon ange s'est fait démon, d'où est venue en lui aussi la volonté mauvaise qui devait le faire démon, puisqu'il avait été fait ange tout entier par un créateur très bon ?" " (Confessions VII, 3, 5). La régression vers l'initiateur premier du mal (Adam, le démon) dans le monde renvoie finalement à l'insondable mystère de Dieu. Le mal n'a pas livré son secret, sauf qu'il s'avère incompatible avec un Dieu bon.

Quoiqu'il en soit de cette impasse dans l'interrogation sur le mal , Augustin se trouve confronté, dans un deuxième temps, à une autre question, tout aussi redoutable : comment concilier la liberté humaine et la prescience divine ? Si la volonté humaine joue un rôle essentiel dans le déroulement des événements historiques, il reste vrai que rien de ce qui s'y produit ne s'y produit au hasard. Dieu y joue sa partition. Mais si les événements se déroulent selon la prescience divine, notre destin n'est-il pas scellé d'avance ? Une fois encore, comme lorsqu'il affrontait les manichéens, Augustin se bat pour sauvegarder la liberté humaine, mais sans rien retrancher à la prescience divine. C'est au livre V, 1-11 qu'il traite de cette question, dans un débat serré avec Cicéron, dont il partage le plaidoyer en faveur de la liberté, contre les astrologues qui prétendaient lire le destin de l'homme dans les étoiles (V, 1-7), mais dont il se sépare dans la mesure où Cicéron, au nom même de la liberté humaine, nie la prescience divine. Augustin formule ainsi le dilemme de Cicéron :

 

Qu'a donc redouté Cicéron dans la prescience de l'avenir pour vouloir l'ébranler par sa détestable argumentation ? C'est que, si les événements à venir sont tous prévus, ils s'accompliront dans l'ordre même où ils ont été prévus. S'ils viennent dans cet ordre, l'ordre des choses est déterminé pour la prescience divine...Par suite, rien ne dépend plus de nous et il n'y a plus de libre arbitre...

Cicéron enserre l'âme religieuse dans un angoissant dilemme : de deux choses l'une, ou notre volonté a quelque pouvoir, ou il existe une prescience de l'avenir. Elles s'excluent, estime-t-il : admettre l'un, c'est nier l'autre ; choisir la prescience, c'est supprimer le libre arbitre ; choisir le libre arbitre, c'est supprimer la prescience. Voilà pourquoi ce grand esprit qui de tant de manières et avec tant d'art a pourvu aux intérêts de la vie humaine, a dans cette alternative, choisi le libre arbitre ; mais pour l'établir solidement, il nie la prescience de l'avenir et par là, en voulant faire les hommes libres, il les a faits sacrilèges (V, 9, 2).

 

Refusant ce dilemme, Augustin ajoute aussitôt : " Or l'âme vraiment religieuse choisit l'un et l'autre... " Mais comment les concilier ? Soucieux de choisir l'une et l'autre thèse, et de montrer leur compatibilité, Augustin propose, contre Cicéron, trois séries de considérations. D'abord, il dénonce la confusion entre le fatum, au sens de destin, et la volonté de Dieu qui, dans sa prescience, a sans doute " prévu nos propres volontés ", mais sans les déterminer (V, 9, 3) : " Toute cause n'est pas fatale. " Ensuite, il établit un lien entre volonté et pouvoir : en Dieu, voluntas et potestas sont en parfait accord, alors que la potestas, en l'homme, est une aide qui lui vient de Dieu, et que l'homme peut ne pas " vouloir " : " De même en effet qu'il est le Créateur de toutes les natures, de même est-il le dispensateur de tous les pouvoirs, mais non de tous les vouloirs " (V, 9, 4). Enfin, il modifie le concept de la nécessité de manière à le rendre compatible avec une volonté libre : il faut comprendre la nécessité non pas comme " force " qui échappe à notre pouvoir et s'impose à elle, malgré nous, mais comme " condition " pour parvenir à une fin (V, 10, 1). Telle est la volonté de Dieu par rapport à la liberté : elle offre la condition du choix, sans l'imposer. Quels que soient la valeur des arguments produits, la conclusion d'Augustin est sans réplique :

 

Il ne s'en suit pas qu'il n'y ait rien au pouvoir de notre volonté du fait que Dieu a prévu ce qui se passerait en elle. Car en prévoyant cela, il a prévu quelque chose. Or, si en prévoyant ce qui se passerait dans notre volonté, il a prévu non certes un pur néant mais quelque chose de réel, assurément selon sa prévoyance même, quelque chose dépend de notre volonté. Rien par conséquent ne nous oblige, soit à supprimer le libre arbitre en maintenant la prescience divine, soit de nier la prescience divine (ce qui serait sacrilège) en conservant le libre arbitre. Nous embrassons au contraire ces deux vérités, nous confessons l'une et l'autre fidèlement et sincèrement, l'une pour bien croire, l'autre pour bien vivre. Car on vit mal quand on ne croit pas de Dieu ce qu'il faut croire. Loin de nous donc, pour rester libre, de nier la prescience de celui dont le secours nous donne ou nous donnera la liberté (V, 10).

 

Même le péché entre dans la science de Dieu, sans que la prescience divine puisse se transformer en excuse pour la liberté du pécheur, car " si l'homme pèche, ce n'est pas parce que Dieu a prévu qu'il pécherait. Il sait fort bien, au contraire, que c'est lui qui pèche quand il commet un péché ; car celui dont la prescience est infaillible a prévu que le péché ne serait commis ni par le destin, ni par la fortune, ni par rien d'autre, mais par le pécheur lui-même. Assurément il ne pèche pas, s'il ne le veut pas ; mais ce refus de pécher, lui aussi, Dieu l'a prévu. " (V, 10, 2). Si Dieu sait d'avance tout ce qui se produira, sa volonté a d'avance aussi intégré le bien comme le mal dans le cours de l'histoire, en sorte que celle-ci progresse non au rythme du hasard, mais bien sous la régulation et le contrôle de Dieu. " Dieu, affirme saint Augustin, n'aurait créé aucun des anges, que dis-je ? aucun des hommes même dont il aurait prévu la malice future, s'il n'avait connu également les moyens de les faire servir à l'avantage des justes ; et ainsi d'embellir comme par certaines antithèses l'ordre des siècles comme on le fait pour un splendide poème " (XI, 18).

Comment entendre finalement la prescience divine en ce qui concerne l'avenir ? La question est évidemment fondamentale. Du point de vue humain, il existe une asymétrie entre le passé et l'avenir, puisque le passé est clos, alors que l'avenir reste ouvert à des choix alternatifs. Il revient à la liberté de faire exister les événements futurs. Dans la mesure où l'avenir reste ouvert, il est aussi impossible de le connaître comme avenir, puisqu'il relève de décisions à venir, humainement imprévisibles. Mais le savoir de Dieu est différent du savoir humain, car le passé, le présent et le futur existent sous ses yeux de toute éternité au présent. Du point de vue de l'éternel présent, passé et avenir sont parfaitement symétriques. Dieu connaît le futur à la manière dont nous, nous connaissons le passé, c'est-à-dire comme déjà réalisé. Pour étayer la pensée d'Augustin sur cette symétrie du regard de Dieu sur le passé et l'avenir, Siegbert Peetz invoque deux textes, l'un tiré du De libero arbitrio, et l'autre de l'ouvrage qui nous occupe, le De civitate Dei.

 

De même que toi par ton souvenir, tu ne forces pas les événements passés à s'être réalisés, de même Dieu par sa prescience ne force pas les événements futurs à se réaliser. Et de même que tu te souviens de certains actes sans avoir pourtant accompli tout ce dont tu te souviens, de même Dieu connaît d'avance tout ce dont il est l'auteur, sans pourtant être l'auteur de tout ce qu'il connaît d'avance . Texte auquel fait écho la Cité de Dieu : Il n'y a pas en Dieu comme chez nous la prévision de l'avenir, la vue du présent, le retour vers le passé ; c'est une autre façon de connaître dépassant de loin et de haut nos pensées habituelles : Il voit par un regard absolument immuable, sans porter sa pensée d'un objet sur un autre. Par suite, ce qui se déroule dans le temps comporte certes, et des événements futurs qui ne sont pas encore, et des présents qui sont déjà, et des passés qui ne sont plus ; mais lui les embrasse en sa stable et éternelle présence (XI, 21).

 

La pédagogie de Dieu

Quand on s'interroge aujourd'hui sur le sens de l'histoire, on cherche généralement à désigner d'une part la force motrice qui la fait progresser : " Qui fait l'histoire ? ", et d'autre part la fin — telos — vers laquelle elle tend : " Où va l'histoire ? ". Plusieurs schèmes explicatifs viennent en concurrence. Il y a le schème théologique, qui place toute l'histoire sous la Providence de Dieu — la " main invisible ", la " ruse de la Raison " en forme séculière —, dont les hommes ne sont que les instruments inconscients, et pour qui l'histoire a un fin transcendante : Dieu lui-même, le Bien suprême auquel l'homme est appelé à participer. Il y a le schème humaniste, qui fait jouer un rôle prépondérant aux " grands hommes ", et qui assigne à l'histoire une finalité à hauteur d'homme : le progrès, le bonheur, la liberté, la moralité, l'absurde, etc. Enfin, il y a le schème matérialiste, qui place le ressort de l'histoire dans les forces économiques et qui prévoit au mieux une finalité sociale : la société sans classes.

Saint Augustin ne se laisse ranger dans aucune de ces catégories. La Cité de Dieu a un autre objectif : elle est un effort non pas pour penser le devenir historique de l'humanité, mais pour justifier la foi chrétienne dans un monde où elle se heurte à la contestation. Si Augustin cherche, malgré tout, un sens à l'histoire, c'est pour y déceler la lente pédagogie de Dieu au cœur de l'humanité, préparant un peuple qu'il s'est mis à part, mais aussi l'ensemble de l'humanité, à accueillir le Christ, quand les temps seraient accomplis. Si Augustin fait l'exégèse du passé et de l'avenir, c'est en fonction d'un événement connu ou cru, le Christ mort et ressuscité, annoncé par les prophètes et les sages, et qui ouvre le seul avenir qui corresponde à l'attente du bonheur, au cœur de l'homme. Augustin ne spécule pas sur l'avenir, car l'avenir est au Christ, point culminant de l'existence individuelle comme de l'histoire du monde.

Si l'homme est un " être pour la mort " — une composante de l'existence humaine —, il est aussi habité par un désir d'être, une volonté de durée et de permanence infinies, que vient démentir le caractère éphémère de son existence, mais qui se trouve racheté par le Christ. L'homme est un être fini tourmenté par l'infini. " Tu nous as faits orientés vers toi, et notre cœur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi ! " (Confessions I, 1). C'est de ce foyer qu'est le Christ, voie vers la patrie, qu'Augustin tire sa compréhension du temps et de l'histoire. Les événements du passé comme de l'avenir n'ont de sens que par rapport à lui. Par conséquent l'histoire n'est pas un lieu totalement inintelligible. Elle est pour Augustin le lieu du clair obscur, comme toute réalité de foi. Il s'agit donc de se laisser instruire par l'Écriture laquelle nous dévoile, dit-il, " ce qu'il est utile de savoir et que nous sommes incapables de connaître par nous-mêmes " (XI, 3). Christ est " notre science et notre sagesse ", et nous n'avons pas d'autre source de connaissance de l'histoire.

Augustin relit l'ensemble de l'histoire à partir d'une clef herméneutique qui n'est ni providentialiste, ni humaniste, ni matérialiste, mais spirituelle : la loi des deux amours, qui est à la racine des deux cités : l'une voit son souverain bien dans la domination, l'éphémère bien terrestre ; l'autre voit sa fin en Dieu ou l'éternité. Alors que Caïn fonde une cité dans ce monde éphémère, une civitas hominum, Abel n'en fonde aucune, signifiant par là qu'il est citoyen de la cité éternelle, et qu'il n'est dans ce monde qu'en pèlerinage (XV, 1). La naissance et la mort des grands empires montrent l'impossibilité de fonder quelque chose de durable loin de l'Éternel. Mais nous l'avons vu, Augustin sait que l'histoire est inachevée, et qu'elle est à faire. Qu'il s'agisse de la cité terrestre ou de la cité de Dieu, elles sont confiées à la liberté de l'homme, sans que l'homme puisse " prophétiser " leur avenir, Dieu seul ayant une vue sur ce qu'elles seront.

 

m. n.