Résumé : Face aux nouvelles menaces qui agitent le monde, de la dislocation des mœurs aux fondamentalismes religieux, avec toutes leurs conséquences, la démocratie libérale n'est pas une solution, mais un problème.

Où trouver les ressources nécessaires pour surmonter ses défaillances ?

 

 

 

 

 

LA SCENE PUBLIQUE semble être aujourd'hui le théâtre d'une sorte de Jugement dernier laïque soumettant toutes les grandes réalités collectives léguées par l'histoire à la question : qu'est-ce que l'islam : est-il violent et intolérant ? Qu'est-ce que le catholicisme et qu'en est-il de son hypocrisie en matière sexuelle ou de sa fascination pour la souffrance ? Qu'est-ce que le christianisme : est-il une secte irrationnelle ? Qu'est-ce que l'Europe : est-elle indissolublement bureaucratique et décadente ? Qu'en est-il de l'Amérique, de ses mœurs violentes et de son penchant expansionniste ? Qu'est-ce que l'Occident : est-il fondamentalement cupide et impérialiste ?

Étrangement pourtant, au milieu de toutes ces interrogations, un certain nombre d'idées abstraites, forgées au long de notre histoire occidentale, semblent demeurer intouchables. Nous leur conservons notre confiance, tout en nous méfiant de la façon dont elles ont été transmises. Ainsi est-il rare que nous nous interrogions sur des concepts tels que la démocratie libérale ou les droits de l'homme, alors que nous admettons que les réalités collectives dont nous avons hérité pourraient menacer de bien des manières l'expansion actuelle et future de ces idéaux. Aux États-Unis, par exemple, nombreux sont ceux qui déplorent l'amorce de transformation de la république fédérale en un empire et l'abandon de la démocratie aux mains d'une élite peu scrupuleuse. Mais on se demande moins si la république et la démocratie, dans leur modalité américaine, n'ont pas nourri elles-mêmes l'impérialisme et l'oligarchie.

L'histoire que nous nous racontons à nous-mêmes est la suivante : Depuis 1945, et davantage encore depuis 1990, les noirs démons du passé ont été mis en déroute. Pourtant, ils reviennent depuis peu sous la forme d'attitudes religieuses fondamentalistes qui produisent une dangereuse mutation parallèle de l'islam et du conservatisme américain. À nouveau, l'irrationnel refait surface. Cela n'a rien de vraiment surprenant : les hommes ont toujours été sujet à la superstition, et les Lumières sont un fruit encore trop récent et fragile de l'histoire. Nous devons donc rester vigilants, comme les lumières de la raison nous le permettent depuis le XVIIIe siècle.

Il y a d'ailleurs deux manières d'être vigilant : la première, la voie franco-allemande, fait l'apologie de la vigilance en développant de manière intensive des régulations économiques et des institutions juridiques. La seconde, la voie nouvelle empruntée par l'Amérique, fortement inspirée des œuvres de Léo Strauss et Carl Schmitt, est celle du vieil héroïsme militaire, animé et préservé de ses propres inclinations par l'esprit libéral.

Je ne crois pas à cette histoire somme toute relativement rassurante. Non pas que je me refuse à débattre des traits essentiels de notre héritage collectif : cela est nécessaire. Mais je voudrais montrer que la démocratie libérale, qui nous semble au-dessus de tout reproche, doit maintenant faire l'objet de notre part d'un examen attentif.

 

La source du libéralisme laïque : le problème théologico-politique

 

Demandons-nous, en premier lieu, pourquoi le libéralisme a vu le jour en Occident. Non pas pourquoi en Occident et nulle part ailleurs , ce qui reviendrait à admettre qu'il aurait pu apparaître ailleurs tôt ou tard, mais bien plutôt pourquoi l'Occident a donné naissance à une notion aussi singulière qu'improbable.

Singulier et improbable, le libéralisme l'est parce qu'il commence par inventer un être humain totalement artificiel, qui n'a jamais réellement existé, et qu'il prétend ensuite que nous appartenons tous à cette espèce imaginaire : l'individu. Le pur individu est obtenu par abstraction du genre, de la naissance, des fréquentations, des croyances, etc. Plus encore, et cela est déterminant, le pur individu abstrait ne peut être observé que par un observateur s'étant lui-même abstrait de ses opinions religieuses ou philosophiques, comme celle de savoir si cet individu est une créature de Dieu, ou bien seulement un amas de matière, ou encore le fruit d'une évolution naturelle, et ainsi de suite. L'individu libéral n'est pas seulement asocial, il est aussi a-psychologique ; son esprit est absolument indéterminé, quelle que soit la dimension considérée. À cette entité vierge on attache des droits , par exemple le droit d'être libre de la peur ou d'être libre à l'égard des besoins matériels. Et si parmi les individus qui ont réellement existé on compte des héros et des ascètes, ces qualités semblent trop substantielles pour être retenues.

Le pur individu libéral, comme Rousseau et Kant l'ont finalement conclu, est plutôt le détenteur d'une volonté libre. Non pas une volonté orientée vers le bien ou encore prête à choisir entre ceci ou cela, mais une volonté de vouloir. La pure nature de cet individu réside dans sa capacité à se détacher de toute nature donnée, même s'il s'agit pour lui de vouloir contre lui-même. Par voie de conséquence, le libéralisme imagine tout ordre social, soit comme un artifice — le résultat des nombreux contrats passés entre des individus abstraits (Hobbes et Locke) — soit comme la résultante de la façon dont les individus se projettent eux-mêmes par leur imagination dans la vie des autres (c'est à peu de choses près la vision des Lumières écossaises).

 

Les fins du christianisme en conflit

 

Pourquoi donc les penseurs occidentaux — de Machiavel à Montesquieu en passant par Hobbes et Locke — se sont-ils lancés dans une description visiblement aussi irréelle de la sociabilité humaine ? Selon Pierre Manent, qui est un penseur politique catholique et libéral, ce fut en raison de ce qu'il appelle le problème théologico-politique légué par le christianisme . Le Moyen Âge occidental a hérité de Platon, Aristote et Cicéron, l'idée que la vie politique est naturelle, et qu'une vie politique civilisée contribue avant tout à l'épanouissement de la nature pratique de l'homme lorsqu'elle lui permet de prendre part au processus politique, de lier amitié avec son semblable et de parvenir à une indépendance économique équilibrée par la générosité envers le prochain. Dans la cité, l'homme de bonne naissance demeure un propriétaire respecté tant qu'il est un judicieux et généreux bienfaiteur. En outre, le christianisme plaça au-dessus de ce but politique, naturel à l'homme, une fin surnaturelle : pour le juste, la fin ultime est la vie céleste et la vision béatifique. Selon P. Manent, ces deux buts, naturel et surnaturel, entrèrent en conflit de trois manières différentes.

Premièrement, le christianisme était relativement indifférent à la forme de l'ordre politique séculier et à sa dignité : son œuvre se limitait à discipliner le péché et à mettre en ordre les réalités temporelles. Deuxièmement cependant, par manière de compensation, la supériorité de l'ordre surnaturel pouvait servir à justifier des interventions de l'Église dans le fonctionnement du temporel. À cet égard, la doctrine de la plenitudo potestatis (la plénitude de pouvoir) du pape légitimait une suprématie en dernier recours sur les rois, quelles qu'en soient la matière ou les circonstances (cela dit, avant 1300 environ, ce pouvoir suprême du pape n'était pas destiné à être coercitif et n'était pas fondé sur la revendication d'un dominium primordial et universel, comprenant les biens matériels ; et après 1300, ces revendications furent le fait de quelques papes seulement ). Troisièmement, aux yeux de P. Manent, la magnanimité et l'humilité ne peuvent pas siéger aisément côte à côte : la chrétienté occidentale était partagée entre l'admiration pour l'orgueil du héros et la valorisation du renoncement du saint .

Dans ces conditions, l'ordre chrétien médiéval ne pouvait pas trouver de stabilité. Les royaumes et les cités-États, domaine des guerres féodales et du commerce, ne cessaient de ronger leur frein, en quête d'espaces plus séculiers. Mais tout le monde ou presque demeurait chrétien ; la supériorité du surnaturel était acceptée, et l'on ne pouvait réaffirmer l'autonomie de la politique à l'égard des considérations théologiques et du contrôle ecclésiastique sans avoir l'air de retourner au paganisme. Car si on était attaché à la participation politique promue par les païens, à l'héroïsme, à l'amitié et à la magnanimité, on ne manquait pas d'y voir, selon l'expression d'Augustin, des vices brillants , tant que leur manquaient l'humilité surnaturelle, la patience, la tolérance, la miséricorde, la foi, l'espérance et la charité.

Dès lors, le temporel ne pouvait étendre son espace vital, ni dans l'ordre de la nature, ni dans l'ordre de la grâce. C'est précisément pour cette raison, d'après P. Manent, qu'apparût la nécessité de recourir à une troisième voie, artificielle, bâtie sur la considération non pas de l'humanité telle qu'elle existe réellement, ni non plus telle qu'elle pourrait devenir idéalement, mais plutôt dans ce qu'elle a de plus général, de plus abstrait, de plus minimal. De la sorte, aucun idéal rival n'était opposé au christianisme, même si l'on ouvrait malgré tout une voie concurrente à la réflexion théologique traditionnelle, une voie a-morale au sens d'étrangère à la valeur morale d'un acte. Le domaine de la politique en vint ainsi à être pensé non pas comme la réalisation d'un telos naturel, ni non plus comme le cheminement vers un telos surnaturel, mais simplement comme la plus efficace co-ordination de volontés concurrentes et leur agrégation en une seule volonté commune, une puissante volonté collective. D'un point de vue théologique, cela signifiait que l'individu n'était plus pensé comme une créature, comme un don divin, défini par sa participation et sa ressemblance avec les attributs divins d'intelligence, de bonté et de gloire, mais plutôt comme un étant nu, n'existant pas plus ni moins que Dieu — lui-même considéré comme une possibilité abstraite, et non pas comme le Créateur. La seule chose qui distinguait dès lors cette existence dépouillée d'un brin d'herbe ou d'un astéroïde était la capacité réflexive à se mouvoir soi-même : la volonté, orientée de manière équivalente vers le bien ou vers le mal.

Choisir entre bien et mal ne concernait donc plus la politique. Ou plus exactement, comme le relève P. Manent, de Machiavel à Hegel en passant par Hobbes et Montesquieu, la voie était ouverte à la primauté du mal . Le respect du bien était désormais perçu comme une réalité quotidienne sans caractère exceptionnel, et non plus comme la réalité normative servant de référence : la référence était bien plutôt trouvée dans ces moments de crise où la normalité se voit exceptionnellement suspendue, révélant une vérité plus profonde, celle sur laquelle reposent les actes fondateurs de la vie civile. Cette vérité émerge dans des circonstances de pure anarchie et de menace sur la cité ou sur ses gouvernants : le mal devient alors prioritaire précisément dans sa confrontation avec la violence. Mensonges, subterfuges et ultimes recours permettant de s'opposer à la violence y reçoivent leur justification. P. Manent est le seul libéral qu'il m'a été donné de lire qui reconnaît que le libéralisme est au fond sadique et satanique. (Cela sonne étrangement chez un catholique, mais il faut croire qu'un reste de catharisme sommeille parfois dans le catholicisme français...)

Ce qui frappe dans la généalogie établie par P. Manent est son insistance sur la contingence du libéralisme occidental. Tout en étant lui-même libéral, le libéralisme n'est pas pour lui ce résidu sain de sens commun, qui demeure une fois qu'on l'a débarrassé de ses superstitions extravagantes. Le libéralisme aurait plutôt été modelé par la crise du christianisme médiéval, raison pour laquelle il demeurerait perpétuellement hanté par lui.

 

Le libéralisme laïque n'est pas le fruit d'une tension médiévale entre un telos naturel et un telos surnaturel

 

Je pense néanmoins que P. Manent n'approfondit pas suffisamment son analyse. Il est étrange que sa thèse centrale gravite autour de la religion et de la théologie sans dire grand chose de l'une ou de l'autre. En particulier, son étude du Moyen Âge est hâtive et, dirai-je, inexacte s'agissant de certains domaines importants. Passons en revue les trois aspects de cette crise théologico-politique qu'il décrit.

Les deux premiers concernent les divergences entre fin naturelle et fin surnaturelle. Ici, P. Manent attribue à l'âge baroque les efforts de conciliation entre les deux, alors qu'au contraire, s'il est certain que l'âge baroque a tenté cette conciliation, ce fût seulement pour cicatriser ses propres plaies, et non pas les blessures médiévales. Surtout, la recherche du XXe siècle en histoire de la théologie a confirmé que le Moyen Âge n'essaya pas d'établir une distinction réelle (par opposition à formelle) entre une fin naturelle et une fin surnaturelle. Politiquement parlant, cela signifie que P. Manent exagère l'indifférence du clergé à l'égard des formes séculières de gouvernement : si les formes politiques permises dans la chrétienté pouvaient être aussi bien aristocratique que monarchique, avec une certaine indifférence compte tenu d'un contexte démocratique tout relatif, cela était tout autant le cas dans la pensée païenne. En revanche, on attachait de l'intérêt à l'exercice réel de la justice, et on pratiquait une sorte de tolérance luthérienne envers toute politique de paix armée, même si cette paix était formelle.

P. Manent se situe donc sur un terrain beaucoup plus sûr quand il souligne l'immixtion continuelle des perspectives surnaturelles dans le champ des réalités naturelles : dès saint Augustin, l'Église manifesta son désir d'influer sur les pratiques de la guerre, du châtiment, du commerce et de la tenure féodale par la pratique de la tolérance et de la clémence. Même dans l'exercice de la justice, on peut prétendre que le christianisme eut un impact novateur : Oliver O'Donovan fait valoir avec vraisemblance que saint Paul, le premier, soutint que l'action de rendre la justice (reposant sur la disposition à l'équité) était la seule assise légitime du pouvoir, et non la protection des terres, que le paganisme avaient toujours favorisée. Cela eut pour effet de rendre le pouvoir plus agissant et bienfaisant qu'en réaction et sur la défensive (autre trait par lequel saint Paul se montre plus nietzschéen que Nietzsche lui-même). Et si le christianisme requit de l'État une plus grande pratique de la miséricorde et de la justice, en contrepartie, dès le début, ses fidèles prirent part à la fonction politique de la paideia (l'éducation), c'est-à-dire à l'entraînement aux vertus fondamentales .

De plus, aux époques patristique et médiévale, le salut n'était pas seulement une affaire individuelle : la charité rédemptrice, par exemple, s'exerçait entre les hommes, et n'était donc pas une vertu pratiquée par un individu isolé. L'Église elle-même était une institution multiforme et complexe, et pas simplement la machinerie administrative destinée à sauver les âmes qu'elle tendra à devenir plus tard. Dès lors, évoquer des intérêts laïques s'opposant aux intérêts religieux pour caractériser cette période peut conduire à oublier que les monastères étaient aussi des fermes, que l'Église participait à l'entretien de ponts promus à la double fonction de points de passage et d'oratoires de la Vierge, et que les laïcs exerçaient souvent des fonctions économiques, caritatives et festives au sein de confréries aussi liées à l'Église que les paroisses, occupant ainsi un espace temporel sans équivoque.

En effet, les premières associations librement organisées dans l'Occident chrétien furent le plus généralement religieuses : les différents ordres religieux ou laïcs n'estimaient pas que l'établissement d'une règle (pas plus que la loi canonique elle-même) était contradictoire avec l'idée que l'association ainsi créée était elle-même un don divin et un effet de la grâce. S'il est donc vrai que le christianisme, à la différence du judaïsme et de l'islam, n'impose pas des règles religieuses détaillées, mais qu'il introduit plutôt une loi de charité par-delà la légalité du permis et du défendu, la société laïque n'en retira pas l'autonomie que l'on imagine souvent. Car la plus grande liberté accordée à la créativité de l'homme en matière sociale par le débordement de la notion de loi divine hors du centre de la conscience religieuse profitait autant, voire davantage, à la sphère religieuse qu'à la sphère non directement religieuse.

À l'égard du monde, le christianisme, même s'il le faisait de façon relative et nuancée, rangeait plutôt hors du champ de la rédemption ce qu'il considérait comme l'usage regrettable mais nécessaire de la contrainte — usage auquel l'Église recourait aussi. Mais les exigences posées par la théologie pour le juste exercice de la contrainte, qui s'appliquaient autant à l'Église qu'au pouvoir séculier, revenaient en définitive à intégrer cet exercice dans un processus de rédemption. De plus, si le sacerdotium (l'ordre sacerdotal) pouvait se montrer coercitif, il arrivait à l'inverse que le regnum fasse preuve également de sollicitude pastorale dans son domaine (l'ordre temporel), car il dépendait assez largement de l'ecclesia .

Il convient également de se souvenir que les dignitaires laïcs – les rois – étaient sacrés et assumaient l'idée qu'ils avaient reçu une charge christique différente de celle du sacerdoce à cause du Nouveau Testament, d'après lequel le Christ a accompli les charges de prêtre, de prophète et de roi .

C'est pourquoi il est problématique de parler d'un monde séculier au sens où nous l'entendons aujourd'hui – c'est-à-dire sécularisé – à propos du Moyen Âge. À cette époque, le Sæculum n'était pas un espace mais le temps précédant la fin des temps : sans doute, quelques problèmes plus mondains relevaient davantage de ce temps, mais ceci n'impliquait pas la note d' indifférence et de neutralité religieuses que nous-mêmes plaçons sous le terme de séculier. On peut même aller plus loin : les intérêts temporels et surnaturels étaient d'essence différente, mais tous deux possédaient un même caractère religieux car ils relevaient les uns comme les autres du jugement divin . P. Manent s'exprime trop comme si le séculier, le laïc, au sens où nous les entendons, ayant été écartés durant le Moyen Âge avaient lutté en permanence pour se faire reconnaître, attendant leur heure. Lui-même pourtant avance avec lucidité que le séculier, toujours au sens où nous l'entendons aujourd'hui, n'existe pas en dehors du libéralisme, ce qui signifie qu'avant l'avènement de ce dernier, il ne pouvait souffrir de ne pas parvenir à s'exprimer . (La même logique s'applique en matière de tolérance religieuse . Celle-ci non plus n'était pas mise à l'écart au Moyen Âge ; elle était tout simplement inconcevable et incompatible avec l'ordre social et politique de l'époque. Hormis le judaïsme — que la chrétienté, ainsi que l'islam, considérait comme un cas complexe et unique — aucun autre point de vue religieux ne cherchait à s'exprimer. Les hérésies étaient le fait de minorités elles-mêmes en quête d'hégémonie, et les formes qu'elles adoptèrent souvent — par exemple le catharisme — parurent menacer non seulement l'autorité de l'Église, mais aussi le caractère sacré du corps, le sens de notre vie sur terre, l'offre du salut pour tous ou encore la médiation générale du sacré par la nature, l'image, la parole et les événements.)

On trouve une illustration directe de ce qui vient d'être dit lorsque P. Manent prend pour exemple les cités républiques d'Italie. Pour lui, leur nature laïque, néo-païenne ne fait aucun doute : elles s'efforçaient d'échapper au contrôle de l'Église du fait qu'elles s'intéressaient essentiellement à des préoccupations séculières comme l'industrie, le commerce, la politique et la guerre. Mais de récentes recherches, par exemple celles de A. Thompson o.p., contredisent totalement cette thèse : les premières républiques italiennes ne furent pas fondées sur des modèles païens. Elles ressemblaient plutôt à des confréries de confréries : la liturgie baptismale conférait le droit de cité (ainsi qu'en attestent encore de nos jours les baptistères séparés des églises des villes italiennes), et leurs habitants participaient à la vie liturgique locale au même titre qu'ils participaient à la vie de la cité (à la physionomie bien souvent étonnamment démocratique) puisque ces dernières étaient imbriquées au point d'être inséparables. La méfiance à l'égard du pape et même du clergé n'aboutit pas ici à la sécularisation comme la piété moderne du conservateur français P. Manent le laisse entendre. De plus, l'apparition, avec Machiavel, d'une forme de république beaucoup plus calquée sur le modèle païen coïncida avec l'évolution vers des régimes de principauté et d'impérialisme local .

Nous commençons alors à percevoir que le libéralisme est encore plus contingent que P. Manent ne l'admet. Après tout, il n'est pas si évident que le Moyen Âge ait été le théâtre d'une irréductible tension. Car si une tension était avérée, il nous faudrait répondre à la question suivante : qu'est-ce qui empêchait alors de réaffirmer l'autonomie des vertus païennes ? Lorsque P. Manent proclame cette impossibilité, il semble bien admettre qu'à l'époque l'idée d'une fin naturelle entièrement indépendante n'existait tout simplement pas. Il est vrai que certains penseurs, en particulier Dante, ont essayé de l'affirmer. On peut bien sûr prétendre que cette tentative a échoué, mais il est plus probable qu'elle n'aboutit pas parce que l'idée d'une fin naturelle ayant sa consistance et son autonomie ne rassemblait pas beaucoup de suffrages. (Et l'on pourrait ajouter que, comme le montre l'exemple de Dante, même une telle fin purement naturelle conservait un caractère religieux .)

Finalement, P. Manent peut seulement insister sur l'incompatibilité entre la magnanimité et l'humilité, mais il dénie alors explicitement l'opinion contraire de saint Thomas d'Aquin . De fait, P. Manent pense que la vertu chrétienne consiste dans la réception servile du don divin. Saint Thomas, au contraire, pense que nous devrions reconnaître que la grandeur de notre âme est le plus décisif des dons de Dieu — puisqu'il engage notre participation à la loi de générosité divine. Lorsqu'il possède la grandeur d'âme, la magnanimité, l'homme peut même se croire capable de grandes choses , mais seulement s'il considère les dons qu'il tient de Dieu . Pour ce qui nous concerne, à cause de notre faiblesse, nous n'avons pas à nous vanter car nous nous abusons si nous pensons être assurés de l'étendue et de la permanence de notre grandeur. Nous avons plutôt à reconnaître la magnanimité chez les autres, et sa source en Dieu, puisque nous en sommes les bénéficiaires — et qu'elle nous aide à recevoir la grâce divine en nous. Si saint Thomas caractérise en quoi la magnanimité est bonne, c'est donc davantage à partir de la charité que de l'humilité : la plus grande vertu éthique consiste désormais à ne plus se croire indépendant de l'aide et de l'assistance des autres. Pour être juste, P. Manent remarque aussi ce point, mais, curieusement, il ne fait pas le lien entre charité et amitié. Or, pour saint Thomas, ce n'est plus l'amitié qui sert d'ornement à la magnanimité (comme dans la sagesse antique) mais au contraire la magnanimité qui est recherchée parce qu'elle favorise l'amitié . Pour lui, la question ne tient donc pas tant au fait qu'une tension existerait entre humilité surnaturelle et magnanimité, mais elle tient plutôt dans le fait que la charité surnaturelle élève et parachève l'amitié naturelle (aristotélicienne), soulignant davantage sa réciprocité et son champ d'action – vers le bas, c'est-à-dire vers l'humanité, et vers le haut, jusqu'à Dieu. L'exemple de saint François et d'autres montre qu'un nouvel accent mis sur les fraternelles créatures ( frère soleil , sœur lune , etc.) était lié à des pratiques sociales transformées par la grâce.

 

Les origines religieuses du libéralisme laïque

 

Mais avec de telles perspectives, le mystère de l'invention du libéralisme s'épaissit. Quelles suggestions ou plutôt quelles modifications peut-on apporter à la thèse de P. Manent ? Il conviendrait, d'abord, de s'intéresser davantage au point de vue de Charles Péguy, évoqué par P. Manent, selon lequel, malgré les ponts et les confréries, les ordres de chevalerie et les cultes de l'amour érotique plus ou moins bien baptisés, l'Église médiévale n'incarnait pas correctement le christianisme dans le domaine laïc et la vie matérielle. Car pour les laïcs, le chemin du salut passait pour plus périlleux que pour le clergé ; et progressivement, les laïcs furent écartés de tout ce qui concernait spécifiquement le clergé et les sacrements (souvent à juste titre pour combattre la corruption, mais il n'y en avait pas moins exclusion). Il était difficile d'aligner la vie laïque sur la vie religieuse en soutenant que, puisque la vie humaine trouvait son plus haut accomplissement dans la contemplation, alors le loisir qui favorise la contemplation (l'otium antique) devait devenir le fondement de la culture non seulement pour tout individu mais aussi pour la société toute entière. Il y avait là un hiatus entre la théorie et la pratique, qui empêchait de concevoir que le travail comporte une part de contemplation. Et ce hiatus provenait d'une faille dans la compréhension de ce qu'est le christianisme. Il fallut, au XIXe siècle, des écrivains comme Chateaubriand, Victor Hugo, A. Pugin et J. Ruskin, pour faire ressortir que la contemplation médiévale avait été aussi l'œuvre des bâtisseurs d'églises, des compositeurs et des poètes du Moyen Âge. En résumé, cette époque ne réalisa jamais tout à fait que si la liturgie l'emporte sur tout, elle reste toujours une œuvre humaine (associant au bout du compte toute la société, laïque et cléricale) autant qu'un don de Dieu ; elle appelle à faire autant qu'à voir, à agir autant qu'à contempler.

Ainsi le christianisme, pourrait-on affirmer par delà la thèse de P. Manent, ne conduisait pas de soi au dualisme. Ce dernier fut plutôt favorisé par l'évolution contingente du système clérical.

Un deuxième aspect est lié au premier. Plus le clergé tendait à se percevoir comme seul capable de traiter des questions de salut et de sacrements, plus la médiation du transcendent par les symboles, la nature, la société et la raison était mise en sourdine. À la place, l'Écriture, la tradition, la hiérarchie, les signes et les sacrements commencèrent à être regardés comme autant de faits établis, donnés, révélés. Dans cette perspective, le clergé devint comme une caste de magiciens — il était l'interprète direct de faits quasiment bruts . Cette attitude alla de pair avec l'émergence d'une nouvelle théologie qui insista sur l'aspect impénétrable de la volonté divine. Il s'agissait toujours d'une volonté qui dispense, d'une volonté généreuse, mais on percevait moins combien le bien-être matériel ou la rédemption qu'elle accordait révèlent la vie intérieure de la Trinité. La vie sur terre et l'accomplissement du salut apparaissaient donc d'autant moins comme à une entrée dans la vie trinitaire .

Pour notre époque, il importe ici de ne pas perdre de vue que ces nouveaux développements suggèrent quelques influences de l'islam médiéval — même si, paradoxalement, on cherchait justement à échapper à cette influence. Tout d'abord, la différence entre la Parole révélée et la raison grecque était beaucoup plus importante dans l'islam, qui n'accéda jamais à la synthèse réalisée par saint Thomas d'Aquin : ce dernier en effet, comme la plupart des penseurs de l'Occident latin, ne se présenta jamais lui-même comme un philosophe au sens des grands commentateurs arabes d'Aristote et des néoplatoniciens. Ensuite, le monde islamique a tenté de résoudre cette tension entre Parole et raison dans le champ politique, en minimisant le rôle de la justice naturelle : la parole impénétrable du calife faisait loi, parce qu'il avait été désigné sur l'ordre impénétrable d'Allah. Cette approche volontariste de la politique s'imposera bientôt en Occident, où elle encouragera l'absolutisme, d'abord papal puis royal.

Il peut nous sembler qu'absolutisme et libéralisme soient antinomiques, mais en fait ils ont les mêmes racines, puisque tous deux découlent de la primauté accordée à la volonté. Aux débuts de la modernité, la rivalité entre les volontés individuelles fut surmontée en développant l'idée que chacun remettait le pouvoir dans les mains d'une seule volonté souveraine. Cette théorie fonctionnait que l'on considérât la volonté souveraine comme de droit divin, comme fruit d'un contrat, ou les deux, qu'elle soit perçue comme l'expression de la volonté du prince ou de celle, démocratique, du peuple. Cette tendance générale qui fait écho à l'islam tout en annonçant les Lumières, est moins surprenante si nous avons à l'esprit que l'islam se considère lui-même comme une religion plus achevée que le christianisme, comme un monothéisme manifestement plus universel, dépouillé de tout aspect mystérieux, mystique et impénétrable (Trinité et Incarnation), rétablissant en pratique l'ordre légal là où règne l'anarchie de l'amour. C'est ainsi qu'un effort d'unité aussi rationnel que pieux contribua paradoxalement à promouvoir l'arbitraire d'une volonté où tout s'origine, depuis Mahomet jusqu'à Montesquieu — il s'agit là d'un des exemples les plus forts d'unité. Il paraît donc quelque peu superficiel de prétendre que l'islam a aujourd'hui besoin des Lumières par lesquelles est passée la chrétienté . D'une certaine manière, on peut dire que, alors que l'islam ne parvenait pas à s'ouvrir à l'altérité et entrait en déclin, le christianisme, lui, s'ouvrait à l'altérité musulmane, ce qui aura des conséquences nombreuses. Même les Lumières (pensons au déisme) sont, à un certain point, le résultat d'une subtile islamisation . (Certains philosophes [en français dans le texte – NdT] ont éprouvé ça et là une certaine admiration pour les despotes musulmans, tout comme ils admirèrent le rationalisme supérieur de l'islam et du judaïsme ).

Dès lors, bien que P. Manent ait raison de faire ressortir l'importance pour le libéralisme du culte néo-païen, cher à Machiavel, de la vertu d'héroïsme et de la république libre mais mortelle, il a tort d'ignorer les racines ecclésiastiques et théologiques du libéralisme. Même si ce dernier inclut, en fin de compte, une sécularisation, l'apparition d'un pouvoir laïque autonome est peut-être principalement le fruit paradoxal d'un certain type de théologie. Cette théologie tend à perdre de vue le fait que l'être créé n'est qu'un don, qui n'existe qu'en participant à l'existence divine, en empruntant constamment son existence à cette existence première. Au lieu de cela, Dieu est aujourd'hui considéré dans la théologie dominante comme une espèce d'énorme fait brut, qui a posé à côté de lui d'autres faits bruts à qui Il accorde une certaine autonomie, un espace de décision totalement libre — tout comme un régime politique décidant que, normalement , la police ne peut entrer chez un particulier ou édicter ce qui devrait s'y faire (le terme normalement décrit d'ailleurs bien la nature de cette théologie). Il s'agit là d'une conception idolâtrique. Les mêmes règles de non-ingérence prévalent maintenant entre individus : déjà Duns Scot avait remplacé le bien commun par des accords contractuels offrant des garanties suffisantes pour la paix civile .

Le libéralisme ne témoigne donc pas d'une sorte de vérité tragique ni d'un christianisme manichéen imaginaire. Il atteste plutôt de l'échec de l'Église à l'égard des fidèles laïcs et du développement d'une théologie positiviste et formaliste de la toute-puissance divine, qui contribua à l'invention du libéralisme. Manifestement, P. Manent ignore l'écho de cette théologie chez Hobbes et Locke qui ne furent pas à proprement parler des penseurs laïques, mais bien plutôt des chrétiens hérétiques .

 

Les menaces du libéralisme laïque

 

Mais où est le défaut du libéralisme né de cette théologie ? Je n'ai ici rien à ajouter à la perspicacité de P. Manent, qui est décidément un libéral sans illusions . Notons ceci avec lui : le libéralisme suppose que le mal est plus réel que le bien ; le libéralisme commence par se passer de l'âme, ou plutôt il s'appuie sur une psychologie grossière, surtout pour des raisons de commodité administrative. Comme le diagnostiquèrent des libéraux tels que Rousseau, Constant et Tocqueville, il écartèle dans la pratique la conscience, en affirmant qu'elle doit se soumettre à la tyrannie de ce qui n'est qu'une opinion, étant entendu que pour lui aucune opinion n'est en elle-même bonne ou mauvaise. La conscience est donc en permanence indécise et continuellement détournée de sa propre opinion. En outre, ainsi que Montesquieu l'a fait remarquer avec ironie, en période de libéralisme, puisque seul ce qui est largement représenté est publiquement admis, le spectacle des représentations domine toujours le peuple censément représenté, garantissant que ce qu'il pense est toujours, et déjà, exactement ce qu'on se représente qu'il pense. Ainsi Tocqueville a noté qu'aux États-Unis, la société la plus libre au monde, il y a moins de débats publics qu'ailleurs, et que, plus que partout, s'exerce la tyrannie de l'opinion générale . Au lieu d'un débat, comme le fait également remarquer P. Manent, se déploie la concurrence, dans les domaines non seulement économique, mais aussi culturel. Faute de règles collectives, ou même d'une recherche collective de règles, la seule norme est un agôn (combat) régi par des procédures formalisées.

Sous tous ces malheurs du libéralisme se cache un point fondamental : l'absence de toute norme extra-humaine ou extra-naturelle, et cette lacune explique que le libéralisme tourne en rond dans un cercle vide. Comme le soutient P. Manent, pour le libéralisme, si c'est la nature seule qui donne, elle n'a cependant pas le pouvoir d'ordonner ni d'autoriser, car ce pouvoir relève de l'intervention de l'État. À l'inverse, l'État souverain, ou le marché libre lorsqu'il règne vraiment, peuvent seuls ordonner, mais sans pouvoir donner : ils définissent simplement des limites ou encore proposent des produits ou des opportunités. Apparemment ils ne nous imposent rien, mais il faut ajouter également qu'ils ne nous fournissent rien. L'État légifère et le marché échange pour le compte de la nature humaine qu'ils représentent, mais cette nature humaine n'est pas vraiment autorisée à se faire représenter par d'autres que le marché et l'Etat.

Représentants (l'Etat ou le marché) et représentés (les individus abstraits) composent donc une galerie de miroirs vide : au centre, on pensait l'y trouver, mais la conscience de l'humanité n'est plus là. Et puisqu'il n'y a plus de consciences possédant destins et objectifs propres, il n'y a plus de projets possible : les opinions ne sont plus autorisées à avoir d'influence. Théoriquement, l'Église peut offrir ses préceptes de charité et de fraternité ; pratiquement, sa liberté d'action en la matière reçoit ses limites de l'État souverain. Ni l'État ni le libre marché n'admettraient par exemple que les citoyens de New York choisissent de faire marcher leur ville au rythme de la vie liturgique (que suggèrent si curieusement ses gratte-ciels gothiques, car Manhattan offre bien l'image d'un gigantesque château-cathédrale), avec un tiers de l'année consacré à la prière et à la fête. Apparemment, le libéralisme autorise une diversité complète de choix : dans le même temps, il génère une véritable conspiration qui garantit toute absence de choix. Tocqueville déjà notait qu'aux États-Unis rien ne se passe réellement : le dynamisme apparent de ce pays cache un immobilisme extraordinaire.

Sans conscience ni buts, tous également victimes de la manipulation générale, les personnes n'ont plus rien à partager. Sous le régime du libéralisme, on ne rencontre pas vraiment les autres ; on établit certes des relations, mais on se lie beaucoup plus rarement d'amitié, comme nous l'ont répété tant de romanciers. Dépourvu de société et d'amitié, l'homme libéral s'attache à dominer la nature, comme l'Adam décrit par Locke. Mais même alors, il n'échappe pas à une circularité vide. Sa relation avec la nature consiste à être guidé par elle, par le biais d'une science précise ; et puisque cette connaissance n'est jamais achevée, l'homme libéral la complète en fantasmant sur des histoires de génétique évolutive dont la portée réelle est de conforter des entreprises infinies d'auto-transformation et d'amélioration de la biosphère. Or, même en admettant que toute sa connaissance lui paraisse complète, comment le sens de l'évolution apprendrait-il à l'homme en quel sens il doit se modifier lui-même ? Comment l'homme pourrait-il être sûr que le sens de l'évolution ne contient aucune finalité, à moins que ce qu'il cherche en secret soit justement de légitimer une modification aléatoire, objet d'un pur choix ?

 

La nature de la souveraineté : l'échange de dons

 

P. Manent, comme beaucoup d'autres, oppose ces phénomènes à l'antique recherche de la vertu naturelle mais également à l'idée augustinienne du règne de la grâce. Celle-ci, dans les Confessions, est à la fois un don et un commandement : elle ordonne ce qu'elle donne et donne ce qu'elle ordonne . Or, tout comme le marché distingue entre l'échange purement contractuel et le don fait sans espoir de retour, de même l'état libéral sépare le pouvoir qui ne donne rien mais sert d'intermédiaire de façon formelle et désintéressée, du don gratuit qui n'a aucune prise sur autrui. D'un point de vue chrétien, tant le pouvoir que le don se trouvent ici dénaturés. Pour les théologiens au contraire, gouverner signifie apporter un ordre juste , ce qui revient à apporter, à donner quelque chose. Chez saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, gouverner signifie donner du pouvoir, communiquer une partie du pouvoir que l'on possède. Lorsque mon esprit gouverne mon corps, mon corps apprend à se contrôler, mon corps se gouverne lui-même. De façon semblable, pour saint Thomas d'Aquin le gouvernement politique est fait pour communiquer, pour transmettre une part de son pouvoir dès que cela est possible car le pouvoir artificiellement conservé se pourrit . Cela signifie que dès lors qu'on gouverne, on perd une part de son pouvoir, sans perdre toutefois la capacité de gouverner puisque, en réalité, cette capacité s'accroît par son exercice. Cela s'applique même à Dieu, qui ne perd rien en faisant participer à son gouvernement puisque gouverner est par définition un mode de participation. Dieu, le souverain suprême, est déjà en Lui-même communication, du Verbum (Verbe) et du Donum (Don). Mais tel n'est pas le pouvoir libéral : en ne donnant rien, il se réserve tout à l'instar d'une sinistre mare d'eau stagnante n'ayant nulle part où se déverser.

Illustrons brièvement ce contraste. Avant 1548, les rois de France avaient accordé des privilèges au commerce et à l'industrie de la ville de Lyon, à l'issue d'une visite au cours de laquelle des présents et des spectacles pompeux avaient été offerts par la cité. Bien qu'étant son souverain, le roi avait alors remis une partie de son pouvoir à la ville. Ainsi donc, lorsqu'il déléguait un pouvoir de gouvernement à la cité, il recevait quelque chose en retour. La façon de régner de ces rois considérés traditionnellement comme sacrés ne consistait pas seulement à donner, mais se traduisait également par un échange de dons qui, en somme, obligeait les rois. Mais en 1548, Henri II décida de cesser ce type de relation : il resta à Paris, ne reçut rien et se contenta d'accorder simplement ses privilèges sous forme de documents écrits. La cité de Lyon en déduisit qu'elle aurait pu aussi bien ne rien recevoir, qu'elle n'était plus gouvernée mais commandée, et que les privilèges dont avait été gratifiée n'étaient plus des présents, mais de simples moyens d'une politique d'État manipulée par des politiques (en français dans le texte - NdT), de surcroît meurtriers .

Les manières traditionnelles de gouverner consistaient à partager la souveraineté, et c'est en cela qu'on gouvernait. La souveraineté — qu'il s'agisse de celle d'un roi médiéval ou d'un sénateur romain — ne se résumait pas à une parole solitaire et impuissante, prononcée avant d'agir ; elle était aussi dès le départ une action : le roi se rendait vraiment à Lyon. Et dans ce sens, il exerçait déjà un pouvoir exécutif. Les autres moyens d'exécution, qui étaient nombreux et lui étaient subordonnés, médiatisaient les ordres de la couronne. Mais il en va autrement sous le libéralisme ayant atteint sa maturité –– celui qui commence avec Montesquieu : le pouvoir du souverain est apparemment tempéré, par l'installation au cœur du système politique, d'un exécutif indépendant . Cette évolution est-elle raisonnable et bénéfique ? Pas tout à fait : sous un certain angle, elle a quelque chose de profondément néfaste. Car le fait de centraliser l'exécutif n'atténue pas l'installation du monopole du pouvoir souverain au centre du système politique, il la confirme. Plus encore, cette confirmation institutionnelle est une officialisation : le souverain commande sans plus véritablement gouverner, c'est-à-dire donner. Parce que la parole royale est absolue et vide, ne parlant que de liberté de l'individu et de la sienne propre, aucun de ses mots ne signifie quelque chose, aucun par conséquent n'implique une action. C'est précisément pour cette raison que la souveraineté du souverain requiert l'aide de l'exécutif. Ce dernier doit à la fois interpréter et agir, alors même que ces deux démarches ne peuvent manquer, dans ces circonstances, d'impliquer un certain arbitraire individuel. L'exécutif moderne ne partage pas lorsqu'il ordonne, et c'est pourquoi ce qu'il donne est aveugle, banal et creux, comme l'est un pur fait ou une existence sans qualités.

Dès le début — malgré les protestations des ailes politiques liées à John Adams et Thomas Jefferson — la séparation des pouvoirs aux États-Unis eut pour but de faire contrepoids aux forces oligarchiques et de limiter le pouvoir des masses. Les fédéralistes, tout comme Machiavel, concevaient une république maintenant sa force et sa liberté par un soutien implicite aux antagonismes internes (pour cette raison, Léo Strauss faisait erreur en prétendant que la doctrine américaine était opposée à celle de Machiavel .) Il n'est pas surprenant que la république, définie par sa liberté régulée, ait besoin d'ennemis extérieurs, ni que le maintien des antagonismes internes conduise à la recherche ininterrompue de frontières nouvelles. Déjà dans la Rome antique, comme l'avait vu saint Augustin, l'empire avait certes corrompu la république, mais c'était pourtant la république qui, avec sa compréhension axée sur le conflit et la protection, avait engendré l'empire (en tout cas, parler d'un empire républicain remonte, aux États-Unis, à une origine lointaine, par exemple à certains écrits de Walter Whitman ).

Naturellement, j'évoque à mots couverts les raisons pour lesquelles la démocratie libérale, en vertu, et non à l'encontre, de sa propre nature, peut devenir oppressive à l'intérieur et expansionniste à l'extérieur de ses frontières. Mais, ce faisant, je laisse de côté toute une dimension des soubresauts qui agitent actuellement notre monde : celle due au nouveau rôle de la religion. Quel est le rapport entre cette dimension religieuse et le cheminement historique du libéralisme ?

 

Les errements du libéralisme laïque

 

Là encore P. Manent nous est d'un grand secours. Il prétend, comme nous l'avons vu, que les libéraux eux-mêmes ont à un moment ou l'autre pris conscience du phénomène de la galerie des miroirs vide que j'ai déjà évoqué. Il prend pour exemple le cas déterminant de la pensée française entre la Révolution et 1848. Brusquement, durant cette période, toute pensée politique — conservatrice, libérale puis socialiste — devint, de quelque façon, religieuse jusqu'à l'obsession .

Comment expliquer cette rupture avec le XVIIIe siècle ? P. Manent soutient qu'après que Rousseau eut défini l'individu libéral comme une pure volonté, il devint clair que cette volonté était de trop, que ce soit pour le marché économique (la société civile), ou pour l'État souverain. Tous deux en effet ne veulent rien, ou plutôt ils se veulent l'un l'autre de manière circulaire. Ce que voulait la volonté générale de Rousseau devint alors : la nation, l'histoire, la société ou la culture. Du fait que l'on commençait à réaliser (spécialement chez Tocqueville — avec des parallèles chez les Britanniques et les Allemands) que la politique ne pouvait avoir aucun objet sans la reconnaissance de normes transcendantes, la nation, l'histoire, etc., commencèrent à se teinter d'une valeur quasi-religieuse. Ces normes, Charles Péguy devait plus tard les mettre à mal. Ainsi, lorsqu'il démontra que l'historicisme supprime le caractère relativement inexplicable de tout évènement en prétendant épuiser l'ensemble de ses circonstances ou de ses causes, dans une idolâtrique parodie de la pensée de Dieu. De même, Péguy comprit que l'idée même de sociologie s'appuyait sur le fantasme d'une espèce de société éternelle dont la valeur normative permettait de se passer de Dieu .

P. Manent suit Péguy lorsqu'il refuse les quasi-religions de l'historicisme, de la sociologie, de l'éducation (Bildung) et de la croissance nationale. Cependant, ses hypothèses relatives au soi-disant dilemme chrétien impliquent qu'il continue de considérer, comme Leo Strauss dont on perçoit l'influence mais pour des raisons quelque peu différentes, à la fois le libéralisme et l'économie politique comme supérieurs à toute autre alternative, même si, à nouveau avec Strauss, l'antique polis dirigée par une élite reste pour lui le modèle le plus conforme à la nature humaine. On a malgré tout envie de demander à P. Manent et à Strauss si cela signifie que l'esclavage (sous quelque forme qu'on l'entende), n'en devient pas une condition nécessaire pour révéler la véritable nature humaine et poursuivre la recherche d'une authentique perfection qui ne se limite pas à une liberté négative. Et pour quelles raisons une recherche plus largement répandue de la perfection, une recherche qui ne serait pas l'apanage de cercles aristocratiques, ne serait-elle pas possible ? Pourquoi, à l'extérieur de la bulle protégée des campus américains, devrait-on se résigner à la poursuite générale d'une liberté purement négative, d'une liberté se résumant à l'absence d'entraves ?

À cela, on peut ajouter que P. Manent, tout en refusant les quasi-religions de la sociologie et de l'historicisme, continue de souscrire à celles de la république de Machiavel et de Hobbes et à la transposition opérée par Hobbes et Locke du volontarisme théologique. Par contraste, l'attention nouvelle portée au début du XIXe siècle à la société, à l'histoire et parfois à la culture — songeons à Coleridge, au Mouvement d'Oxford, à l'École de Tübingen, à Chateaubriand, à Lamennais et Ballanche en France, ou encore aux socialistes chrétiens français et anglais (Pierre Buchez, Ludlow, Ruskin, Thomas Hancock) — impliquait un véritable redécouverte du christianisme, marquée par la poésie et l'idée patristique de l'Église comme nouvelle forme de société . Ces efforts furent repris par Péguy, et si l'on met de côté son nationalisme souvent injustifiable, il est difficile de suivre P. Manent lorsqu'il avance que Péguy confond mystique et politique. P. Manent est ici trompé par sa propre incapacité, à percevoir comment au Moyen Âge la grâce servait déjà à sanctifier le temporel ; de ce fait, il ne parvient pas non plus à comprendre qu'une grande partie du mouvement néogothique du XIXe siècle essaya de poursuivre dans ce sens. Le christianisme a progressivement redéfini la vertu comme existant d'abord dans la charité et l'échange des dons, que ce soit à travers l'univers et dans la société humaine, ou dans les rapports entre la Création et son Créateur. C'est ainsi que l'irruption de la grâce a conduit à démocratiser la vertu ainsi qu'à vouloir incarner plus profondément cette vertu graciée dans l'ordre social, ce qui constituait un véritable projet chrétien. Sans une telle perméabilité à la grâce, comment la vie quotidienne pourrait-elle en effet s'élever sans cesse vers le surnaturel ?

 

La réponse médiévale aux défaillances du libéralisme laïque

 

Déjà, au Moyen Âge, John Wyclif affirmait que puisque Dieu est Un, en même temps qu'Il accorde ses dons naturels Il nous fait bénéficier de ses dons surnaturels . S'appuyant sur les éléments les plus valables de la tradition franciscaine, il alléguait que toute propriété et toute autorité étaient dues à la grâce de Dieu (par emprunt à Dieu), et trouvaient leur justification dans la distribution : ainsi que le prêtre reçoit le don de dispenser les sacrements dans le but d'amener autrui à une vie commune de la grâce, de même le propriétaire possède afin de faire profiter autrui d'un mode de vie matérielle commun, de même enfin celui qui gouverne détient-il le pouvoir en vue de conduire les autres vers une vie sociale commune . Wyclif radicalisait ainsi la pensée augustinienne, et il est regrettable qu'en séparant, à la manière franciscaine, la propriété spirituelle de la vie intérieure de la grâce d'avec le dominium matériel, il ait rétabli une dualité que sa théorie du dominium par grâce tendait à supprimer. Du fait de cette dualité, il fut conduit à soutenir un douteux érastianisme interdisant à l'Église la possession de tout bien matériel .

La même dualité favorisera encore la logique volontariste héritée d'autres franciscains anglais à laquelle Wyclif s'opposait en général : si l'Église est trop parfaite pour détenir des biens, on en conclut que toute possession est déshonorante et on encourage l'existence d'un domaine radicalement sécularisé . À l'opposé, si la richesse est un don de la grâce, l'acquisition honnête de biens légitime une authentique propriété privée, une propriété qui ne sera pas déshonorante et dont la référence sera (saint Thomas d'Aquin ne dit pas autre chose) la situation d'Adam au Paradis . Le même raisonnement vaut pour la question du gouvernement, lorsque sa mise en œuvre de manière non-coercitive est liée à une possession dépendant des capacités naturelles : un tel gouvernement aurait pu être celui exercé par Adam avant la chute.

Toutefois, les penseurs anglais plus tardifs John Fortescue (au XVe siècle) et Richard Hooker (au début du XVIIe siècle), tentèrent avec beaucoup de créativité de concilier les idées de Wyclif relatives à la propriété et au pouvoir conféré par grâce et communication de dons, avec celles de saint Thomas sur la possession naturelle et la hiérarchie naturelle. Ce qui leur permit plus tard de parachever la propre synthèse que saint Thomas avait réalisée entre Aristote et saint Augustin : il existe une propriété naturelle établie sur l'usage et un gouvernement politique existant avant la chute, fondé sur la sociabilité, sur des dons particuliers de compétence et d'association mutuelle (la composante whig [libérale] que saint Thomas attribue déjà à Aristote). D'un autre côté, une propriété quelque peu arbitraire et un pouvoir royal sont des conséquences nécessaires de la chute originelle. Mais quoi qu'il en soit, pour Fortescue et Hooker, propriété et pouvoir découlent du droit naturel et non du jus gentium, parce qu'ils prolongent, dans la situation moins favorable d'une humanité pécheresse, le dessein originel d'une communication des biens matériels et les bienfaits d'un ordre pacifique. Il en est de même du principe naturel du consentement tacite dans le domaine politique, dont l'importance est soulignée par ces deux auteurs et qui trouve son prolongement dans les parlements, conseils et autres assemblées (Hooker). Ici donc, une certaine ligne doctrinale de la théorie politique anglaise rencontre les principes de libre association de la common law allemande ainsi que le réalisme de l'équité objective des latins — tout en écartant le rationalisme barbare du nominalisme et du volontarisme. Cette même synthèse (comprenant l'apport de saint Thomas) évitait aussi l'ambiguïté du spiritualisme de Wyclif issu de celui de la tradition franciscaine, avec sa dérive (certes moins affirmée que chez Occam) vers la notion d'un droit subjectif sans objectivité .

Les idées de Wyclif avaient des conséquences politiques radicales : l'héritier d'un roi qui n'aurait pas gouverné en donnant devrait être déposé ; l'héritier d'une propriété dont les fruits n'auraient pas été distribués devrait en être exproprié. Dans ce scénario, l'effet de la grâce n'était donc pas totalement étranger à notre monde, et cette conclusion était dans la continuité logique des principes augustiniens.

 

La réponse socialiste aux défaillances du libéralisme séculier

 

De nombreuses manières, les socialistes chrétiens du XIXe siècle ont repris des idées de Wyclif : mais là où ce dernier parlait de gouvernement et de propriété comme d'une réception et d'une transmission du don de Dieu, ils appliquèrent la même analyse à l'ouvrier et à son habileté. Ils en vinrent à soutenir que tout pouvoir humain, toute richesse, toute culture et tout commerce sont des formes de travail, qu'ils ne consistent pas seulement dans la réception du don de créer mais qu'ils deviennent une extension du processus divin de création . Cette thématique est parfaitement résumée par Péguy .

En tout cela, P. Manent semble ne voir qu'une contamination de la religion, tentant de combler le cœur vide du libéralisme avec les pseudo religions de la société, de l'histoire et de la culture. C'est précisément sur ce point que le socialisme chrétien peut contester le libéralisme chrétien, subtil et atténué, de P. Manent. Car si l'on tient que le Moyen Âge pratiquait et encourageait déjà un pouvoir politique fondé sur le don, un mode de liberté consistant à donner ce que l'on ordonne et à ordonner ce que l'on donne, alors aucune difficulté inhérente au christianisme ne nécessitait l'invention libérale de cette liberté négative et vide dont on affuble un individu mythique. La grâce peut tout à fait être incarnée dans un échange de dons, où ce qui doit être donné et ce qui doit être reçu font l'objet d'une découverte commune jamais achevée. En façonnant et en confectionnant de nouveaux dons, nous ne cessons de redécouvrir notre finalité humaine. Ici non plus, P. Manent ne réalise pas que le christianisme avait déjà pris en compte la dimension historique de la nature humaine : pour le christianisme la nature humaine ne parvint à sa plénitude qu'avec l'avènement de Dieu fait homme, pour ensuite se déployer dans la vie de l'Église. Le christianisme n'incite pas nécessairement à la démocratie libérale ; il devrait plutôt toujours encourager une forme de démocratie liée à l'idée de la présence infaillible du Saint-Esprit dans l'Église et, par extension, dans l'humanité en tous temps et en tous lieux (puisque toute société humaine préfigure l'ecclesia et, dans cette mesure, est toujours un moyen de communication de quelque grâce surnaturelle.) À l'inverse de la démocratie libérale, la démocratie au sens chrétien du terme préserve une dimension hiérarchique : d'une part, elle assure la transmission dans le temps du don de la vérité, et d'autre part elle prévoit l'exception d'une sphère éducative non démocratique tournée vers la recherche de la vérité, sans soumission à l'opinion majoritaire. Sans cette sphère particulière, la démocratie ne pourra pas débattre de la vérité, mais sera toujours dominée par l'endoctrinement : les représentants du peuple ne représenteront jamais qu'eux-mêmes, pas les représentés. La démocratie chrétienne devrait aussi être un socialisme — pas à l'image de celui, limité, que nous présentent les partis démocrates-chrétiens (ou pourrait-on dire qu'elle devrait être une démocratie sociale chrétienne , en ajoutant qu'une démocratie juive ou islamique pourrait aussi exister, et que dans de nombreux endroits du monde — peut-être en France prochainement — le besoin se fera sentir de systèmes hybrides. Je crois que, du sein des trois monothéismes dans ce qu'ils ont de plus ouvert à la métaphysique réaliste de Platon et d'Aristote ainsi qu'à la mystique, pourrait jaillir un fondement social largement partagé). Cette démocratie chrétienne ne devrait pas se résigner à l'existence d'une pauvreté entendue comme un domaine réservé à la charité individuelle ; elle devrait plutôt considérer l'éradication de la pauvreté comme la meilleure chance de parvenir à des échanges faits de charité et de bonheur.

J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'écrire sur la nature du renouveau religieux au XIXe siècle et ses liens avec les problèmes posés par le libéralisme. C'est à la fin de ce siècle que le caractère quasi-religieux de ce renouveau fut le plus marqué, et que l'on parvint au paradoxe des religions séculières, notamment celles du positivisme et du socialisme marxiste. S'agissant de ce dernier, Marx prolongea la tentative de Rousseau de dégager quelque chose de substantiel dans les éléments constitutifs du libéralisme : pour lui, l'écart entre l'individu et l'État pouvait être comblé parce que la volonté générale de produire était identique à la volonté individuelle de produire. La vacuité, l'absence de finalité et la transparence illusoire de la notion de production en tant que telle en ressortait affermies : cette chasse généralisée à la production ne pouvait qu'aboutir à la tyrannie, et ne constituait en définitive qu'une variante de l'économie politique libérale.

Le positivisme était à la fois plus honnête et plus sinistre : il promouvait en même temps la science libérale et l'impossibilité théorique d'échapper au règne de la volonté, tout en restant indifférent au contenu de ce qui était voulu. Le positivisme se mua fatalement en fascisme, en nazisme, et en stalinisme. Ces phénomènes relèvent bizarrement autant de l'ultra-modernité que d'un atavisme mystique. Mais cette contradiction n'est que la variante extrême et la plus éloquente des tentatives de remplir le cœur vide du libéralisme avec des valeurs transcendantes comme la société, la culture, l'histoire, etc. Aujourd'hui, c'est avec du pur immanent, aussi immanent que le libéralisme lui-même, que l'on essaye de remplir le cœur vide du libéralisme, de manière explicitement arbitraire, même pour nombre de ses zélateurs. Vouloir pallier à la vacuité formelle du libéralisme est un rêve, c'est un mythe de vacuité apocalyptique, un mythe de la volonté et de la volonté de pouvoir, qui nous renvoie à notre animalité (et à ses déterminations raciales).

 

L'instabilité de la souveraineté libérale américaine

 

Toutes ces dérives tyranniques appartiennent maintenant au passé et, depuis 1945 et 1990, la démocratie libérale a été restaurée. Qu'est donc devenue la grande tentative entreprise entre 1800 et 1865 pour donner un contenu psychique et physique à la galerie des miroirs du libéralisme ? Cet effort semble avoir été discrédité par le totalitarisme. C'est en partie pourquoi, depuis 1970, nous avons assisté au retour des versions XVIIIe siècle du libéralisme, celles de la chambre à échos totalement vide.

Cette reconnaissance mutuelle, libérale, des droits de l'homme peut-elle entraîner quelque stabilité, quelque aboutissement hégélien de l'histoire ? La réponse est négative et ce pour plusieurs raisons. D'abord, entre 1945 et 1990, la présence du communisme assurait en partie la stabilité de la démocratie libérale en Occident, car la crainte de l'alternative communiste contraignait le capitalisme à raison garder, elle obligeait à protéger les droits des syndicats et l'Etat-Providence. Elle assignait aussi un but à l'Occident : s'opposer au gigantisme des régimes totalitaires.

Après la chute du communisme s'instaura une période de douze courtes années de stabilité de la démocratie libérale qui, semble-t-il, ne put maintenir plus longtemps son hégémonie. Privé de l'alternative du socialisme d'État qui contraignait le libéralisme à évoluer et contre lequel ce dernier se définissait, l'aporie majeure du libéralisme refait surface : qu'est-ce qui doit primer, de l'État représentatif ou du marché ? En Europe, une fois encore le rapport entre société et histoire a connu une nouvelle interprétation, dans un projet européen dont la nature et l'avenir demeurent très incertains. Mais, à nouveau, s'est fait jour un certain particularisme néogothique : l'Europe a en peu d'années réussi à devenir un déconcertant dédale d'institutions qui se chevauchent et s'entrecroisent, rappelant par certains côtés la complexité de la chrétienté –– avec un mépris relatif à l'égard des souverainetés nationales, même si la question d'un traité constitutionnel demeure irrésolue. Pendant ce temps, les États-Unis, qui ne furent jamais qu'un État-nation tentant d'inventer une nation blanche , trouvaient finalement leur équilibre politique et leur hégémonie économique tout en faisant face à une crise désastreuse : ils furent affaiblis par l'émergence des nations en pleine croissance ou par les problèmes politiques transnationaux, par les sociétés internationales et par celles qui profitent de la liberté des marchés et de la communication uniquement pour subvertir ce même marché ainsi que l'échange des connaissances . La réaction des États-Unis, peut-être inévitable du fait de leur histoire et de la nature de leur politique, consista à se protéger en exportant leur modèle et leurs produits, à devenir une réalité globale omniprésente. Dans le cas présent, l'économie, la politique et la domination symbolique sont inséparables. Si la croissance du libre marché est potentiellement fragile pour les pays qu'elle désavantage, alors il faut l'étendre partout ; et puisqu'elle est vulnérable et perméable, il faut aussi l'imposer partout par la politique et la réglementer résolument.

En fin de compte, puisque ni le marché ni la réglementation ne peuvent agir sur l'opinion ou l'empêcher de s'exprimer, le fonctionnement du marché américain, le spectacle qu'offre son capitalisme, doivent être sans cesse diffusés avec ses produits comme avec toute initiative politique. C'est la meilleure solution dans la mesure où l'Amérique est de moins en moins un véritable pays avec des racines et une histoire, et de plus en plus un microcosme virtuel du monde entier. Selon certaines statistiques, c'est la nation la plus puissante du monde, mais selon d'autres — par exemple la statistique de la mortalité infantile — elle n'est qu'un pays du Tiers-Monde. Aux États Unis, une masse de démunis reste fascinée par une image de l'Amérique où se mêlent le désir de s'élever socialement, l'idée que leur échec est leur faute et, paradoxalement, l'espérance de lendemains dorés.

 

Forces et faiblesses religieuses du mythe américain

 

Le mythe de l'Amérique, le mythe du marché, ne suffisent pourtant pas. L'Amérique et son marché doivent avoir un sens — faute de quoi le fascisme refera son apparition. Il est évident que nous n'en sommes pas là, et que nous vivons une ère nouvelle et différente. Le socialisme d'État, le positivisme, le fascisme et le nazisme ont tous adhéré, avec de sérieuses adaptations, aux valeurs du marché et de la théorie de la production. Mais depuis 1970, nous connaissons un libéralisme revivifié et purifié, un néocapitalisme. Celui-ci, dans sa version postmoderne, triomphe ouvertement dans la galerie des miroirs du libéralisme. Un pur vide ne peut pourtant pas avoir de reflet, il faut au moins quelque valeur positive symbolique, à défaut de valeur réelle, pour obtenir une ombre. C'est pourquoi le néolibéralisme ne cherche pas, comme le fascisme, à remplir de ténèbres l'âme vide du libéralisme ; tout en se réjouissant plutôt de cette vacuité, il essaye encore malgré tout de lui échapper quelque peu. Non pour le remplir mais pour pouvoir célébrer le cercle vicieux des représentants et de la représentation.

À mon sens, c'est ici qu'intervient le rôle du protestantisme fondamentaliste ou évangélique radical. Un renouveau de ce dernier a partout accompagné l'apparition du néocapitalisme ; à moins que des parodies juive, islamique et même bouddhiste et hindoue de l'évangélisme protestant ne soient venues faire le travail . Ce fondamentalisme tire en partie ses racines d'un volontarisme théologique — ce qui correspond bien à un certain retour aux racines religieuses du libéralisme lui-même : Dieu nous a donné la Création pour notre propre usage ; Il nous a remis en propriété privée un monde matériel et social, sans contrepartie, pour le réguler de façon purement formelle et conventionnelle, et cette régulation arbitraire fait écho à son Alliance arbitraire établie pour nous sauver. Un contrat se doit d'être littéral et dénué de toute ambiguïté. Il en est de même de la Parole de Dieu. Ici, la liberté de l'État et celle de l'individu demeurent, et restent indépendantes l'une de l'autre ; et elles sont sacralisées car elles renvoient à la souveraine liberté de Dieu. Il ne s'agit pas d'un fascisme ordinaire, mais si l'on voulait parler d'un nouveau fascisme religieux du marché , je ne m'y opposerais pas.

Ce n'est pas par accident si cette tendance est plus marquée aux États-Unis qu'ailleurs, et si elle y a son siège. Car d'une certaine façon, les États-Unis n'ont jamais eu leur XIXe siècle — ils n'ont jamais connu l'historicisme, ni pratiqué le culte du social , de la culture ou du populisme socialiste. D'une certaine manière, ils ont conservé jusqu'à présent quelque chose du XVIIIe siècle, mais d'un XVIIIe siècle spécifique, différent, celui décrit par Tocqueville. Cette différence s'est elle-même accentuée : d'un côté Tocqueville faisait remarquer que le pays le plus libéral n'était en fait pas du tout libéral — qu'il ne se laissait pas mener principalement par les lois du marché, ni par l'État, ni même par le commerce policé . Au fond, comme les Américains étaient les véritables colons du Paradis, ils avaient désavoué le libéralisme en montrant que dès les débuts existait non pas l'individu isolé, mais l'art de s'associer — toujours dans un but concret et religieux. Les États-Unis furent avant tout une bizarre, néo-gothique, multitude plurielle d'Églises et de sectes. C'est là que réside la source d'un authentique républicanisme chrétien et de l'échange réel de dons. Et cette origine perdure encore.

Cependant, Tocqueville pointa aussi du doigt le goût de la religion américaine pour les ersatz : le peuple adhérait à la religion, souvent, pensait-il, pour des raisons pratiques à demi avouées — c'est la façon américaine de combler le cœur vide du libéralisme . Pour lui la religion aux États-Unis tend à être simplifiée, elle n'est pas intellectuelle, elle est populaire plutôt qu'instruite (alors que, de nos jours, on assiste au phénomène inverse en Europe) ; elle agit comme soupape de sécurité pour garantir que les Américains, au contraire des Français et des femmes, ne font pas usage de leur liberté pour contester l'éthique bourgeoise qui, il est vrai, s'est davantage banalisée en Amérique. Dans ce pays, la religion avait décidé d'avance quelles réponses devaient être données aux grandes questions, ce qui tendait (et tend toujours) à étayer l'idée étrange selon laquelle la constitution américaine a tranché à jamais sur toutes les grandes questions politiques.

Comme je l'ai déjà indiqué, il existe actuellement des équivalents partiels dans l'islam et le judaïsme de ce fondamentalisme dont la quintessence est protestante. Le fondamentalisme islamique tend à gagner les villes et les classes moyennes ; il s'oppose à la médiation matérielle et sacramentelle du sacré, il est pro-capitaliste et pour une interprétation littérale des textes sacrés. De même, le sionisme conservateur modifie le judaïsme pour le rendre compatible avec un Etat moderne fondé sur la race, avec une économie de marché sans restriction et avec une lecture de la Bible où les prophéties sont toujours reliées à la possession perpétuelle de la Terre.

Tous ces fondamentalismes sont modernes. La science moderne insiste sur le littéralisme des faits, et le fondamentalisme protestant naquit, vers 1900, d'une analyse de la Bible mettant en parallèle l'univers des faits révélés et le domaine des faits naturels . Par contraste, le catholicisme et l'orthodoxie insistent sur le fait que les vérités éternelles de l'Ancien Testament sont allégoriques : la violence des mots annonce en figures la révélation future de la paix incarnée dans le Christ . En sciences, l'objet brut, littéral, la chose observable, invite à la dissection, à la vivisection, à l'immobilité et à la mort ; cela seul permet le contrôle et la régularité. De même en religion, dès lors qu'il est à la fois arbitraire et littéral, tel mot révélé ne peut être expliqué que s'il ne communique aucun don, que s'il s'impose avec violence, comme la fin et la mort de toute explication. Lorsque l'une et l'autre sont ainsi compris, science et fondamentalisme conspirent aisément entre eux.

Aujourd'hui et de plus en plus, notre monde est dominé par une coalition redoutable de lecteurs littéralistes des textes hébraïques et de nihilistes scientifiques intransigeants, libéraux et postmodernes qui, sans aucune vergogne, applaudissent à la désagrégation ininterrompue non seulement de toute tradition enracinée, mais encore de ces racines et habitudes qui appartiennent à notre nature.

 

Don de Dieu versus Droits de l'homme

 

Si donc existe de nos jours un problème de recrudescence de l'intolérance religieuse, ce n'est pas le libéralisme qui peut le résoudre car il en est plutôt l'auteur. Nous ne pouvons nous y opposer au nom des droits de l'homme, parce que cette notion libérale est circulaire : on affirme que les droits de l'homme sont naturels, mais on conçoit dans le même temps cette nature comme inerte et non-créée, sans se rendre compte qu'une telle nature ne peut qu'être sourde au langage du droit. Les droits de l'homme n'existent, dit-on aussi, que lorsque l'État les rend publics, mais si l'État seul peut les légitimer ils cessent d'être naturels et, de ce fait, universels et objectifs. Ou encore : les droits d'un individu ne deviennent réalité que si un autre les reconnaît. Mais dans ce cas, le devoir de l'autre constitue la réalité intrinsèque du droit. Pourquoi ne peut-on torturer quelqu'un ? Est-ce parce que le droit lui octroie la possession de son corps ? Si c'est le cas, dans les situations d'urgence l'État libéral pourra toujours modifier le droit lorsque les droits de la majorité justifieront de telles atteintes. Ainsi en va-t-il de nos jours s'agissant de la poursuite des terroristes et des prétendus terroristes . Talal Asad a souligné que l'idée libérale selon laquelle la torture enfreint les droits humains n'a jamais empêché presque tous les États libéraux d'y avoir recours. En fait, ce qui les différencie des États non libéraux, c'est qu'ils la pratiquent en secret. Pour Asad, l'explication tient dans l'idée que se fait l'Occident et de la preuve et de la douleur : autrefois, à une époque où ni l'application d'une peine mesurée ni la souffrance qu'elle impliquait (en témoigne la pratique de l'ascétisme) n'étaient ressenties aussi négativement qu'elles le sont aujourd'hui, l'aveu direct était considéré — de façon tout à fait recevable, les faits et les témoignages pouvant toujours être trompeurs — comme la preuve décisive de la vérité.

C'est à partir des Lumières que se développera le sentiment d'horreur devant la douleur et son étalage, lorsque la conception du bonheur sera davantage centrée sur son caractère proche et palpable, et que l'on accordera plus de confiance, étant tributaire d'une sensibilité empiriste, à la valeur probatoire des circonstances ; une confiance qui, depuis, a pu conduire à d'affreuses erreurs judiciaires. Au fond, le libéralisme se préoccupe davantage des ravages exercés sur le corps que des violations de l'esprit. Les premiers cependant, ainsi qu'Asad le précise, sont encore admis, et même à une échelle sans précédent dès lors qu'ils peuvent être quantifiés et introduits dans un calcul utilitaire : c'est ainsi que, avec les temps modernes, la raison d'État a autorisé en temps de guerre des pertes civiles massives, et continue de permettre une pratique occulte (mais reconnue a posteriori) de la torture — en fait, un accroissement des souffrances lorsque les circonstances sont censées les justifier .

En raison de sa valeur intrinsèque, aucun être ne devrait être torturé, car il est l'image de Dieu (des doctrines équivalentes peuvent être trouvées ailleurs que dans le christianisme). Cette perspective prend en compte le fait que l'intégrité spirituelle et l'intégrité corporelle sont indissociables, et que le corps est plus qu'un objet de possession susceptible d'embarrasser l'âme qui le possède : le corps s'exprimait autant que l'esprit, et c'est pourquoi il ne devait pas être contraint, dans l'intérêt autant de la vérité que du salut. Les religions ont pu avoir souvent recours à la torture, mais seule une religion digne de ce nom, et non pas le libéralisme, peut offrir des raisons d'arrêter la torture.

Pareillement, il n'existe pas de droit à la liberté d'opinion ou d'expression religieuse, comme si la vérité était quelque chose que l'on possède et que l'on pouvait développer à volonté ; au contraire, la vérité requiert une libre adhésion pour être comprise ; et une libre adhésion aux erreurs partielles apporte plus de vérité que lorsque cette dernière est implicitement ou explicitement contrainte, ou lorsqu'elle est le fruit d'une opinion commune répétée mécaniquement. Mais ce principe, selon lequel la vérité requiert le libre consentement, selon lequel une vérité essentielle est irréductiblement subjective, est lui-même totalement religieux : il l'est pleinement et seulement, pourrait-on même soutenir, dans le judaïsme, le christianisme et l'islam. Comme pour l'abolition de la torture, seules les traditions à caractère religieux qui insistent sur l'adhésion du cœur à la vérité garantissent véritablement le libre consentement, car si elle est seulement ce qui nous appartient en propre , un gouvernement s'arrogera toujours la maîtrise de cette propriété en cas d'urgence et pour l'intérêt général — suspendant aussi bien les libertés religieuses que les autres. Asad avance également que, lorsque le matériau génétique humain est la propriété d'entreprises de biotechnologie, seul le marché décide si l'homme se trouve en situation d' appartenance subjective, y compris de ses droits, ou s'il n'est qu'un objet possédé. Il devient alors évident que les droits du capitalisme d'entreprise, eux aussi garantis par les chartes internationales des droits de l'homme, sont les seuls droits à vraiment prendre au sérieux .

Ce qui assure réellement la dignité et la liberté de l'homme, comme je viens de l'exposer, est quelque chose comme l'idée que l'individu est à l'image de Dieu. Chez les chrétiens, cette image est rétablie dans son éclat par le baptême et le Saint-Chrême : l'onction du Christ fait de nous tous des rois, des gouvernants. Etant rois, notre liberté n'est pas impuissante ni sans influence véritable ; en fait, ce qui est plus réaliste, nous sommes dangereusement libres et nos actes ont une influence inévitable. Nous sommes libres comme le sont ceux qui donnent : donner, c'est courir le risque de la violence puisque l'on s'engage dans un rapport d'obligation avec autrui. Mais c'est le sort de tout acte libre qui, procédant vers l'extérieur constitue toujours et un don et quelque chose que l'on impose en quelque sorte à l'autre. Il ne m'a jamais été demandé de dire seulement ceci ou de faire seulement cela , car cela pourrait me froisser à jamais. À l'inverse pourtant, on ne peut être libre tant que l'on se contente d'essayer de dominer : à chaque fois que j'agis et que je donne, je suis d'une manière ou d'une autre lié à ceux qui subissent mes actions et reçoivent mes dons.

Ainsi que Russel Hittinger l'a souligné, c'est pour cette raison que le pape Jean Paul II a mis l'accent dans sa réflexion politique sur la royauté de tous comme clé d'une politique chrétienne, maintenant que les rois chrétiens ont pratiquement disparu. Pour le christianisme, tout être humain est un animal royal (Eusèbe de Césarée) avant d'être un animal politique. Chaque chrétien occupe un munus (une charge), qui est un service corrélatif d'un don, au sens d'un talent. Ce talent est pour autrui autant que pour soi-même — il doit être transmis. Ainsi pour le pape, et d'une façon sensiblement équivalente à Wyclif, l'autorité politique de l'homme ne trouve pas seulement ses origines dans la souveraineté d'Adam sur la nature, mais aussi dans l'offrande mutuelle de soi entre Adam et Eve. Après la chute, cette réciprocité et cette offrande furent empoisonnés, et la femme tout particulièrement fut abaissée et humiliée. Mais le Christ-Roi nous rappelle que gouverner consiste à servir — et Il nous restitue notre munus, notre charge régalienne .

Nous avons aujourd'hui besoin de dépasser la démocratie libérale, de chercher à nouveau le bien commun dans un échange ininterrompu et un développement créatif ; cette recherche pourrait se traduire dans des lois mais, plus fondamentalement et par delà les lois, elle implique la charité. Nos points de références ne devraient plus être le pur individu dont nous rêvons, ni le pur État souverain (naturel ou mondial), ni le pur libre marché. Au lieu de ces abstractions, nous devrions découvrir et former de vrais groupes poursuivant des biens réellement bons et échangeant de véritables dons entre tous et avec chacun, conformément à des critères de mesure intrinsèquement justes. Il nous faut reconnaître la place et l'importance de la famille, de l'école, du voisinage, de la ville, des associations produisant et commerçant de manière authentique (et non pour le seul profit), ainsi que des organismes internationaux . Mais si, pour ce faire, nous en restons à l'immanence et au volontarisme théologique (comme dans les versions calvinistes du corporatisme : Kuyper, etc.), alors ces groupes seront eux-mêmes réduits à des sortes d'individualités liées par des contrats mutuels, et nous serons de retour dans la chambre à échos vide du libéralisme.

Au contraire tous ces groupes ne peuvent communiquer et échanger entre eux que s'ils sont conçus comme œuvrant sous l'effet de la grâce et cela suppose que nous parvenions à voir que ces corps sociaux reçoivent les réalités créées comme des dons objectifs et subjectifs, comme des réalités imprégnées d'une signification antérieure à celle que l'homme peut leur conférer. Encore faut-il comprendre que ces associations accomplissent un ordre naturel : elles œuvrent à rendre à Dieu le don de la création, et il en est ainsi parce que Dieu n'est pas un souverain capricieux mais un donateur, qui peut ordonner ce qu'il donne parce que ce qu'il donne est intrinsèquement vrai, bon et beau.

Seule une politique liturgique peut désormais nous sauver de la violence du littéralisme.

 

J. M.*

 

© Traduction française Liberté politique.

 

 

 

 

 

* Professeur de religion, politique et éthique à l'université de Nottingham (G.-B.), co-fondateur du mouvement théologique Radical Orthodoxy. Parmi ses ouvrages parus dans le domaine de la politique, on retiendra Theology and Social Theory: Beyond Secular Reason (Blackwell, 2e édition 2006). L'ensemble de son œuvre est en cours de traduction française aux éditions Ad Solem (Genève). Vient de paraître : Le Milieu suspendu, Ad Solem-Le Cerf, 2006 .