REVUE | La crise du lien social s’enracine dans les échecs du projet libéral de société né au XVIIIe siècle, qui réduit la morale commune aux échanges marchands. Sortir de l’impasse, c’est refaire de la politique autour du bien commun, et pas simplement de l'économie.

Extrait de Liberté politique n° 66, printemps 2015
Par MATHIEU DETCHESSAHAR, professeur des universités, IEMN-IAE de Nantes. À paraître : L’argent n’a pas de morale. Se libérer du libéralisme (Cerf, octobre 2015).
Sujet : L'impact du libéralisme philosophique sur la crise du lien social.

Dossier : Le réalisme de l’espérance politique

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LES ATTAQUES TERRORISTES que la France a subies en janvier, déclenchées depuis le territoire national par des citoyens français, ont révélé, désormais aux yeux de tous, la crise profonde du lien social dans notre pays, c'est-à-dire la grande difficulté pour nous, Français, à agir et à vivre ensemble de façon pacifique au sein d'un même territoire [1]. Bien sûr, ces attaques ne sont pas des actes soudains et isolés, mais ils constituent au contraire l'acmé, certainement provisoire malheureusement, d'une série d'épisodes violents qui se sont déroulés dans notre pays au cours des dernières années [2]. La crise n'est donc pas nouvelle.

Pour bien comprendre cette crise du lien social et réagir, il faut lui redonner toute sa profondeur historique. Or si celle-ci est liée bien entendu à la crise économique, à la mondialisation et à l'immigration de masse, elle ne l'est que de façon médiate car ces phénomènes sont, eux-mêmes, les conséquences d'un choix de société plus ancien, porteur d'une conception très particulière de ce qui doit faire lien entre les participants à une même communauté. La thèse qui sera défendue dans cet article est que la racine de nos problèmes est à rechercher du côté des échecs du projet libéral de société tel qu'il a été conçu en Europe au cours du xviiie siècle et qui n'a cessé depuis, malgré des moments de reflux, de se diffuser.

Avant de développer plus avant la nature de ce projet, précisons tout d'abord qu'il est bien difficile à placer sur l'échiquier politique tant il a évolué de gauche à droite au cours des deux derniers siècles. Le saisir invite donc à prendre un certain recul avec les catégorisations politiques dont nous sommes aujourd'hui familiers. Précisons ensuite que ce dont il sera question ici, c'est bien du projet de société libérale dans sa globalité, et non de ses formes partielles auxquelles nous nous sommes habitués et qui distinguent un libéralisme moral (liberté des mœurs et des conduites de vie que l'on situe en général à gauche) d’un libéralisme économique (État minimum, libre échange et libre marché que l'on classe en général à droite). Le projet libéral les englobe tous les deux comme deux dimensions indissociables.

1-   Le projet libéral de société

Quel est-ce projet ? À sa racine on trouve une ambition proprement révolutionnaire si on la rapporte à l'histoire longue des sociétés humaines.

Nature du lien social dans le projet libéral

Cette ambition consiste à fonder le lien social sur autre chose que l'histoire partagée, la culture, les valeurs ou les vertus communes — la « conscience collective » de Durkheim — et à le faire reposer essentiellement sur les interdépendances économiques ou marchandes. Dans le projet libéral, chacun coopère de façon pacifique avec les autres membres de la société, non parce qu'il partage avec eux une commune vision du bien, mais parce qu'il a besoin des fruits de leur travail pour conduire son projet personnel d'enrichissement et de bien-être (le boucher a besoin du garagiste pour réparer sa camionnette, le garagiste a besoin du fabricant de pneumatiques, et tous ont besoin du boulanger pour manger chaque jour).

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[1] Communication de l’auteur au colloque de Nantes, « L’espérance politique : Gaudium et Spes », 24 janvier 2015. Le style oral de l’intervention a été respecté (Ndlr).
[2] Voitures folles au cours du mois de janvier dernier, agression de policiers au commissariat de Joué-les-Tours, émeutes de Sarcelles en juillet 2014, folie meurtrière des Merah et Nemmouche, émeutes du Trocadéro de mai 2013, sans remonter jusqu'aux émeutes de 2005 qui avaient conduit le gouvernement à mettre en place l'état d'urgence…