LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008.

Par Jean-Yves Naudet. La clé de lecture de toute la doctrine sociale de l'Église est une juste conception de la personne humaine. Dans le travail, l'homme, être de relations, poursuit l'œuvre du Créateur, et se fait serviteur de ses frères, en produisant des biens utiles au service de tous.

IL NOUS A SEMBLE IMPORTANT de commencer ce colloque par le rappel des textes essentiels et, en particulier, de ce que dit le Compendium de la doctrine sociale de l'Église sur la question du travail. Nous reviendrons au cours de nos échanges sur l'une des principales encycliques sociales consacrées au travail, Laborem exercens de Jean-Paul II, avec Jean-Marie Fèvre, qui donnera le point de vue de l'économiste sur ce texte, mais il nous a semblé que le Compendium était une bonne façon de présenter les choses, puisqu'il fait en quelque sorte la synthèse de toutes les encycliques sociales et des autres textes du magistère, depuis Rerum novarum, jusqu'aux dernières analyses de Jean-Paul II, avec Centesimus annus.
La question du travail est abordée dans la deuxième partie du Compendium, puisque le chapitre VI tout entier est consacré au travail humain . C'est un chapitre assez substantiel, puisqu'il comprend dans l'édition française près de trente-cinq pages. Il n'est pas question ici de présenter la totalité de ce texte très riche, ni même toutes ses grandes lignes, mais il m'a semblé utile d'insister sur quelques aspects essentiels, et de suivre pour cela le plan en sept points qui est proposé par le Compendium lui-même sans chercher à les développer tous.

Dominez la terre

Le premier paragraphe est consacré aux aspects bibliques et notamment à la consigne, donnée par Dieu au premier couple humain, de soumettre la terre et de la dominer, ce qui est un thème qui sera repris par tous les grands textes de la doctrine sociale et qui sera notamment le cœur de Laborem exercens. Les réalités créées, bonnes en elles-mêmes, existent en fonction de l'homme et le travail appartient à la condition originelle de l'homme et précède sa chute. Il n'est donc, précise le Compendium, ni une punition, ni une malédiction ; il devient simplement fatigue et peine à cause du péché d'Adam et Eve. L'homme est appelé à cultiver et à garder la création, ce que l'on synthétise souvent par l'expression Dominez la terre .
Le paragraphe 257 précise le travail doit être honoré, car il est source de richesse ou du moins de dignes conditions de vie et, en général, c'est un instrument efficace contre la pauvreté. Mais il ne faut pas céder à la tentation de l'idolâtrer, car on ne peut pas trouver en lui le sens ultime et définitif de la vie. Le travail est essentiel, mais c'est Dieu, et non le travail, qui est la source de vie et la fin de l'homme .
Le Nouveau Testament ne modifie pas cet enseignement biblique et le Compendium rappelle que dans sa prédication, Jésus enseigne à apprécier le travail et en particulier que Jésus condamne le comportement du serviteur paresseux, qui enfouit sous terre le talent . Le travail représente donc une dimension fondamentale de l'existence humaine, comme participation à l'œuvre non seulement de la Création, mais aussi de la rédemption (n. 263).
Le Compendium ajoute (n. 264) que

la conscience du caractère transitoire de la scène de ce monde ne dispense d'aucun engagement historique, et encore moins du travail, qui fait partie intégrante de la condition humaine, bien que n'étant pas l'unique raison de vivre. Aucun chrétien, du fait qu'il appartient à une communauté solidaire et fraternelle, ne doit se sentir en droit de ne pas travailler et de vivre aux dépens des autres.

La dignité du travail

La deuxième section du chapitre VI du Compendium insiste sur la valeur prophétique de Rerum novarum et sur ce que l'on appelait à l'époque la question sociale, ou la question ouvrière, mais aussi sur le problème non moins grave de l'exploitation idéologique – socialiste et communiste – des justes revendications du monde du travail . En effet, (n. 268) Rerum novarum est avant tout une défense chaleureuse de l'inaliénable dignité des travailleurs à laquelle elle relie l'importance du droit de propriété, du principe de collaboration entre les classes, des droits des faibles et des pauvres, des obligations des travailleurs et des employeurs et du droit d'association .
Dans ces conditions, c'est tout naturellement que la section 3 de ce chapitre du Compendium aborde longuement la question de la dignité du travail. En effet, le travail humain (n. 270) revêt une double dimension objective et subjective .
Dans un sens objectif,

c'est l'ensemble d'activités, de ressources, d'instruments et de techniques, dont l'homme se sert pour produire, pour dominer la terre [...]. Le travail au sens subjectif est l'agir de l'homme, en tant qu'être dynamique, capable d'accomplir différentes actions qui appartiennent au processus du travail et qui correspondent à sa vocation personnelle. [...] C'est en tant que personne que l'homme est sujet du travail.

Le travail est donc (n. 271) une expression essentielle de la personne, il est actus personae et ne pourrait donc être considéré comme une simple marchandise. En effet, la personne est la mesure de la dignité du travail .
Dans ces conditions, le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail (n. 272).
Ce travail possède aussi une dimension sociale intrinsèque, comme l'avait souligné Jean-Paul II dans Centesimus annus, cité par le Compendium au n. 273. En effet plus que jamais aujourd'hui, travailler c'est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c'est faire quelque chose pour quelqu'un . Si l'homme dans le travail est créateur, comme on l'a vu avec l'expression dominez la terre , il est également dans le travail serviteur, puisque son travail ne prend sa vraie signification que lorsqu'il est tourné vers les autres.
Bien entendu, cette conception large du travail inclut l'activité de l'entrepreneur, celle dont Jean-Paul II avait dit dans Centesimus annus (n. 32) qu'

organiser un tel effort de production, planifier sa durée, veiller à ce qu'il corresponde positivement aux besoins à satisfaire, en prenant les risques nécessaires, tout cela constitue aussi une source de richesses dans la société actuelle. Ainsi, devient toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité d'initiative et d'entreprise.

L'entrepreneur est donc lui aussi un travailleur et comme tel il est créateur et serviteur.
On notera aussi avec intérêt, dans cette section 3, que le Compendium reprend, même s'il trouve l'expression pas tout à fait appropriée , le terme de capital humain , utilisé par les économistes pour désigner les ressources humaines, ce qui relativise l'opposition traditionnelle entre travail et capital.
Si l'on revient aux termes plus anciens et à la distinction entre les deux, le Compendium précise (n. 277) que le travail a une priorité intrinsèque par rapport au capital et surtout qu'il doit y avoir une complémentarité entre le travail et le capital , reprenant la formule célèbre de Léon XIII dans Rerum novarum : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital .
Finalement, la principale ressource en matière économique, c'est l'homme lui-même :

Le monde du travail, en effet, est en train de découvrir toujours plus que la valeur du capital humain trouve une expression dans les connaissances des travailleurs, dans leur disponibilité à tisser des relations, dans leur créativité, dans leur capacité d'entreprise, dans leur habilité à affronter consciemment la nouveauté, à travailler ensemble et à savoir poursuivre des objectifs communs (n. 278).

Par ailleurs, le travail est lié à la propriété privée, qui s'acquiert avant tout grâce au travail et qui doit servir au travail. Cette propriété devient illégitime, comme l'avait rappelé Jean-Paul II, quand elle n'est pas valorisée (n. 282). La propriété se justifie moralement dans la création de richesses pour tous.
Enfin, mais nous aurons l'occasion d'y revenir tout au long de la journée, le Compendium rappelle que le repos des jours fériés est un droit (n. 284). Certes, des nécessités familiales ou des exigences d'utilité sociale peuvent légitimement exempter du repos dominical, mais elles ne doivent pas créer des habitudes dommageables à la religion, à la vie de famille et à la santé .

Le droit au travail

La section 4 du chapitre VI du Compendium est consacrée au droit au travail et rappelle que (n. 287) le travail est un droit fondamental et qu'il est nécessaire pour fonder et faire vivre une famille . Le texte du Compendium insiste sur un point, que nous reprendrons plus loin, qui est la nécessité de vaincre le chômage et insiste sur le rôle de l'Etat, mais aussi et surtout de la société civile dans la promotion du droit au travail. Il est rappelé que

le devoir de l'Etat ne consiste pas tant à assurer directement le droit au travail de tous les citoyens, en régentant toute la vie économique et en mortifiant la libre initiative des individus, mais plutôt à soutenir l'activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d'offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante, ou en la soutenant dans les périodes de crise (n. 291).

De même le travail est le fondement sur lequel s'édifie la vie familiale qui est un droit naturel et une vocation pour l'homme (n. 294) , et le texte de passer en revue certains aspects, notamment la question du travail des enfants :

Bien que consciente, du moins pour l'heure, que la contribution apportée par le travail des enfants au budget familial et aux économies nationales est incontournable et que de toute manière certaines formes de travail, accomplies à temps partiel, peuvent être fructueuses pour les enfants eux-mêmes, la doctrine sociale dénonce l'augmentation de l'exploitation du travail des enfants, dans des conditions de véritable esclavage (n. 296).

De même, le texte insiste (n. 297) sur le fait que l'immigration peut être une ressource plutôt qu'un obstacle au développement .
La section 5 de ce chapitre insiste sur les droits des travailleurs qui, comme tous les autres droits, (n. 301) se basent sur la nature de la personne humaine et sur sa dignité transcendante . Cela comprend notamment le droit à une juste rémunération, le droit au repos, le droit à des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et ne blessent pas leur intégrité morale, mais aussi le droit à des allocations chômage ou à la retraite, et bien entendu le droit de se réunir ou de s'associer.
En particulier, et c'est aussi un thème que nous reprendrons (n. 302) la rémunération est l'instrument le plus important pour réaliser la justice dans les rapports de travail . Quant à la grève (n. 304), la doctrine sociale reconnaît la légitimité de la grève, quand elle se présente comme un recours inévitable, sinon nécessaire, en vue d'un bénéfice proportionné, après que toutes les autres modalités de dépassement du conflit se soient révélées inefficaces . En particulier, elle devient moralement inacceptable lorsqu'elle s'accompagne de violences ou encore si on lui assigne des objectifs non directement liés aux conditions de travail, ou contraires au bien commun .
L'avant dernière section, n. 6, de ce chapitre du Compendium, porte sur la solidarité entre les travailleurs et aborde notamment la question du rôle joué par les syndicats et du droit à former des associations dans ce domaine. Le n. 306 précise : La doctrine enseigne que les rapports au sein du monde du travail doivent être caractérisés par la collaboration : la haine et la lutte visant à éliminer l'autre constituent des méthodes tout à fait inacceptables . Dans ces conditions, les syndicats ne peuvent pas être seulement le reflet d'une structure de classe de la société et les syndicats ne doivent pas être soumis aux décisions des partis politiques ou entretenir avec eux des liens trop étroits (n. 307).
Enfin, pour terminer, ce chapitre VI comprend une 7e section qui s'appelle les res novae (les choses nouvelles) du monde du travail. C'est un point intéressant que l'on trouve dans plusieurs chapitres du Compendium, où celui-ci insiste sur certains points en évolution, ou certaines nouveautés. En particulier, c'est le cas ici à propos des problèmes de la mondialisation et des nouvelles formes de la production, sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir, concernant les phénomènes de précarité et de flexibilité .
Cette mondialisation vient notamment de la vitesse de communication extraordinaire et de la relative facilité de transporter les marchandises d'une partie à l'autre de planète. Le texte rappelle (n. 310) que la mondialisation a priori n'est pas bonne, ni mauvaise, en soi, mais qu'elle dépend de l'usage que l'homme en fait .
Le n. 312, et nous sommes au cœur de l'un de nos sujets, rappelle que la mondialisation de l'économie, avec la libéralisation des marchés, l'accentuation de la concurrence et l'augmentation d'entreprises spécialisées dans la fourniture de produits et de services, requiert une plus grande flexibilité sur le marché du travail et dans l'organisation et la gestion des processus de production .
On passe ainsi d'une économie de type industriel à une économie essentiellement centrée sur les services, et dans ces conditions le monde du travail s'enrichit de professions nouvelles, tandis que d'autres disparaissent (n. 313).
Le n. 314 rappelle que la transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un parcours de travail caractérisé par une pluralité d'activités . La décentralisation de la production renforce notamment les petites et moyennes entreprises et de nouvelles formes de travail apparaissent et favorisent un travail indépendant et un élément plus important de risque et de responsabilité. Ces nouvelles formes de travail réclament évidemment un nécessaire discernement et notamment peuvent soulever des problèmes éthiques ou juridiques.

Acteur de son travail

Le n. 317 rappelle que, face à ces changements, l'homme doit rester le véritable acteur de son travail et que cela se traduit par de nouvelles formes de solidarité, en tenant compte des interdépendances qui se créent ainsi. Au total,

les scénarios actuels de profonde transformation du travail humain rendent encore plus urgent un développement authentiquement global et solidaire, en mesure de toucher toutes les régions du monde, y compris les moins favorisées... Les déséquilibres économiques et sociaux dans le monde du travail doivent être affrontés en rétablissant la juste hiérarchie des valeurs et en mettant à la première place la dignité de la personne qui travaille (n. 321).

On notera enfin avec intérêt que le chapitre se termine par une réflexion fort significative sur la mondialisation :

Une considération attentive de la nouvelle situation du travail apparaît toujours plus nécessaire, dans le contexte actuel de la mondialisation, dans une perspective qui mette en valeur la propension naturelle des hommes à établir des relations. À ce propos, il faut affirmer que l'universalité est une dimension de l'homme, non des choses. La technique pourra être la cause instrumentale de la mondialisation, mais sa cause dernière est l'universalité de la famille humaine (n. 322).

Il est en effet essentiel de rappeler que ça n'est pas la technique, l'infrastructure, comme on dirait en termes marxistes, qui est première, mais que c'est l'homme qui est premier et que la mondialisation est bien un reflet de l'universalité de la famille humaine et de la tendance naturelle des hommes à échanger et à établir des relations pacifiques entre eux. En effet, ajoute le Compendium, le travail possède aussi une dimension universelle, dans la mesure où il est fondé sur le caractère relationnel de l'homme .
On le voit, au total, un texte très riche, qui reprend les principaux enseignements des encycliques sociales, de Rerum novarum à Centesimus annus, en passant bien entendu par Laborem exercens et les autres grands textes parlant du travail. Un texte qui nous rappelle que la clé de lecture de toute la doctrine sociale de l'Église, comme nous l'avait rappelé Jean-Paul II, c'est la juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique et que cette personne est un être de relations. Dans le travail, non seulement celui-ci poursuit l'œuvre du Créateur, mais encore il se fait serviteur de ses frères, en établissant des relations avec les autres et en produisant des biens utiles, pour le service de tous.


*Jean-Yves Naudet est professeur à l'Université Paul-Cézanne, président de l'Association des économistes catholiques. Texte de la communication au colloque Humaniser le travail dans une société libre , Paris 10 mars 2007, Association des économistes catholiques, Fondation de Service politique.
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