LES RECENTES ACTIONS TERRORISTES dont les effets vont durablement marquer notre temps ont fortement relancé les images, les hypothèses et les scénarii de guerre, avec une extension de la notion et des formes de guerre au-delà de ce que le monde avait jusqu'à présent connu.

La question des conséquences immédiates et plus lointaines de cette " ambiance " de guerre sur l'économie mondiale et locale se trouve posée avec d'autant plus d'insistance que l'économie est souvent regardée comme un élément déterminant, voire le but majeur des sociétés occidentales. Cependant, les rapports entre la guerre et l'économie réelle, particulièrement l'économie que nous qualifions d'" évolutive ", c'est-à-dire celle qui se transforme par son vécu en prenant ses distances avec les théories ou les situations classiques, méritent d'être largement repensés. Pour ne pas céder à la tentation d'une réaction trop conjoncturelle quant aux faits récents, une analyse se référant aux réalités vécues dans des périodes significatives de guerre et d'économie sous-jacente ou résultante peut s'avérer féconde.

Les grandes conflagrations armées comme les petites guerres, les conflits internes et locaux aussi bien que les guerres mondiales, ont entretenu avec l'économie des rapports étroits. Les faits mis en avant et les interprétations humaines ont conclu, durant toute la période d'économie classique, à des rapports plutôt positifs entre l'activité guerrière et l'activité économique.

Tout le courant marxiste ne considère-t-il pas les intérêts économiques capitalistes comme la source première de la guerre, et les retombées de cette dernière comme fatalement profitables à tous les maîtres de l'économie, à tous les dominants ? Quant au courant libéral, avec son amoralité déclarée, ne voit-il pas dans la guerre un cas particulier des conflits d'intérêts qui sont la source même de la vie économique ? Les besoins engendrés par la guerre, les destructions et reconstructions, les inventions propulsées par l'effort de lutte... paraissent sans nul doute profitables à l'économie.

Au fond, si la guerre peut, selon les consciences, être méprisable ou catastrophique humainement, elle est apparue indiscutablement bénéfique économiquement. Voilà l'ambiance de l'économie classique qui se prolonge jusqu'à nous, faisant de la guerre un facteur de dynamique économique, et considérant l'économie elle-même comme une vraie situation de guerre avec ses divisions et son nerf favori (l'argent !). Or sur ce point encore la seconde partie du XXe siècle et le début du XXIe offrent de cinglantes déconvenues qui invitent à se tourner vers d'autres pistes de réflexion et d'action.

 

CONSTAT. SURPRISES ET (ME)FAITS DE GUERRE

 

Le premier bruit d'envergure dans le concert tranquille des liens positifs entre la guerre et l'économie fut certainement la seconde période de la guerre du Vietnam. De 1964 à 1968, les motivations et les retombées économiques paraissent, comme de façon classique, au rendez-vous pour les États-Unis comme pour la majorité du monde industrialisé, qui déplorent tous l'" horreur des combats " mais bénéficient d'une activité soutenue. À partir de 1968 cependant, la guerre devient progressivement contre-productive. Face à quelques marchands de canons et autres fournisseurs " malins " qui s'enrichissent, il y a de plus en plus d'acteurs ou d'activités qui en supportent les coûts croissants, sans les avantages... Si bien que la paix, alors devenue impérative, sera, cinq ans plus tard, autant salvatrice sur le plan humain et politique, qu'économique.

Cette conclusion de la guerre du Vietnam est à notre sens le premier signe à l'échelle mondiale de la discordance entre la guerre et l'activité économique ; elle en est le premier témoin. Mais, " témoin unique, témoin nul "... Les acteurs n'ont retiré de cette première déconvenue aucun concept de fond et n'y ont vu aucune obligation de renoncer à l'idée classique d'alimentation mutuelle de la guerre et de l'économie.

 

Révélatrice guerre du Golfe

 

Poursuivant dans la voie de cette dernière certitude, le monde s'est retrouvé en 1990 au seuil de la guerre du Golfe. Quelques voix isolées et honnêtes s'élevèrent au début pour en appeler au respect du droit international, de l'intégrité territoriale, etc. Mais rapidement un réalisme de fond s'imposa : quelles que soient les raisons superficiellement invoquées, cette guerre sera faite pour des motivations économiques ; elle sera exécrable humainement, mais, persistait-on à croire, d'un intérêt majeur économiquement. Les principaux acteurs des pays industrialisés s'étaient à l'évidence lancés dans la bataille en partageant cette croyance. Les résultats furent stupéfiants.

Dès les premières semaines, et malgré des communiqués engageants, les lumières du monde économique faiblirent. À la troisième semaine de guerre, les hôtels, les restaurants, les spectacles se vidaient ; la quatrième semaine, les lignes aériennes étaient désertées par les hommes d'affaires comme par les inactifs ; la cinquième semaine, plus personne dans les négociations, les plans et les contrats internationaux... À la fin de la sixième semaine, la guerre militaire prit fin. La suite nous réserva bien peu de résultats ; les feux s'éteignirent laissant place à des " trous noirs " économiques, à la récession durable, parfois la dépression...

Cette guerre, comme le disent certains naïfs, aurait-elle duré trop peu longtemps pour produire ses effets bénéfiques ? Au contraire, nous nous apercevions qu'au fil des semaines, et malgré des destructions massives et des dépenses gigantesques comparées à celles des guerres précédentes, l'activité et les perspectives économiques se trouvaient compromises. Si bien qu'il est permis, au vu de la conjonction de la victoire militaire et du désastre économique, de soutenir le point de vue inverse : la guerre du Golfe, fort heureusement, n'a duré sur le terrain militaire que six semaines ! Eût-elle duré davantage ? L'économie mondiale se serait enfoncée plus profondément et pour bien plus longtemps...

Que s'est-il donc passé ? Les principes de la vie économique classique ont-ils changé à ce point ? D'autres exemples viennent se joindre aux précédents et s'engouffrer dans la faille : le bilan des guerres du Moyen-Orient s'est aussi révélé progressivement très contraire à l'activité économique : encore incertain après la guerre des Six Jours, il devient indiscutablement mauvais après celle du Kippour, et chacun s'accorde aujourd'hui pour penser que seule la paix dans cette région pourrait alimenter l'économie, non seulement locale mais mondiale... Encore plus près de l'Europe, nous suivons le misérable spectacle de l'ex-Yougoslavie, de la Bosnie, du Kosovo..., dans lequel la guerre durable ou larvée est bien loin d'alimenter une vie économique interne ou externe !

Ces situations convergentes, qui constituent maintenant un socle suffisant pour une conceptualisation neuve, permettent de comprendre comment le bilan s'est inversé : pour quelques dizaines ou centaines d'acteurs qui s'enrichissent dans les conflits, ce sont des millions ou des centaines de millions qui s'appauvrissent. Le problème n'eût pas été si aigu dans une économie plus ancienne, où quelques leaders isolés pouvaient entraîner une masse impressionnante de " moutons " et s'enrichir de leur appauvrissement... Il devient en revanche capital lorsque l'enrichissement des uns passe, dans une proportion écrasante, par l'enrichissement des autres.

 

Les faux-semblants des vertus de la Guerre froide

 

Juste avant d'en venir aux explications, faisons un dernier constat dans la seconde moitié du XXe siècle : celui de la période de Guerre froide qui a duré quarante ans entre l'Union soviétique et les États-Unis.

La Guerre froide a-t-elle avantagé l'économie ? La question mérite d'être analysée sur la longue période qui va de 1947 à 1987, et en comparant cette situation à celles de guerre chaude, ainsi que de paix annoncée ou réelle. La fin de la Seconde Guerre mondiale a ouvert deux sortes de chantiers : un immense chantier de reconstruction chez les belligérants européens et japonais, en même temps qu'un large champ de rivalité et de compétition hargneuse entre l'Est et l'Ouest.

Sur le premier chantier, les vaincus de cette guerre, l'Allemagne, l'Italie et le Japon, ont été contraints, en tant que prisonniers sous haute surveillance, de renoncer à toute préoccupation guerrière. Malgré des passés, des cultures et des modes d'organisation fort différents, il en a résulté un formidable miracle économique dans les trois cas ! Comme si l'éloignement, forcé au départ mais progressivement ancré, de toute velléité guerrière, de tout effort de préparation d'une nouvelle guerre d'envergure, poussait l'élan économique à surmonter la relativité culturelle et spatiale. Au contraire, les millions de dollars déversés dans des pays " en développement " à fortes visées idéologiques ou guerrières ont abouti à des impasses économiques, quand bien même leur montant global était supérieur à celui du plan Marshall, ruinant ainsi le réalisme de ceux qui auraient voulu faire de l'importance du flux d'argent, la clé du développement.

D'autres formes de scepticisme ont voulu faire croire, dans le cas de l'Allemagne et du Japon notamment, que les vaincus de la Seconde Guerre mondiale étaient devenus au fil du temps les vainqueurs d'une troisième guerre mondiale qui se serait déplacée du terrain militaire vers le terrain économique... Assertion séduisante qui fit mouche instantanément, en stimulant les réactions reptiliennes face à la guerre, mais qui s'avère à l'analyse profondément manipulatrice.

Ainsi donc, l'Allemagne et le Japon auraient " obtenu par des moyens pacifiques ce qu'ils n'étaient pas parvenus à obtenir par le militarisme ", et plusieurs commentateurs n'ont pas hésité à qualifier cela de guerre mondiale... Loin d'être subtil, ce détour est un véritable sophisme. Qu'on nous pardonne ici le rappel d'une évidence première, mais vivace : les humains ne savent pas encore faire la guerre... par des moyens pacifiques ! Et c'est tant mieux ! Quelles qu'en soient les formes, les guerres exigent deux ou trois éléments de fond incontournables : l'élimination de l'ennemi, la possibilité pour le vainqueur de savourer sa victoire (qui va de pair avec le " repos des guerriers "...), la stabilisation au moins momentanée des frontières, des territoires ou des domaines gagnés ou perdus. Or, comme nous le verrons un peu plus loin, aucun de ces éléments ne peut rendre compte de la pratique de l'économie évolutive ni de la période où les vaincus de la Seconde Guerre mondiale se sont hissés aux premiers rangs de l'économie mondiale.

Mais avant cela, observons le second champ de rivalités annoncé : celui de la guerre froide entre l'Est et l'Ouest, et plus particulièrement entre les États-Unis et l'Union soviétique de l'époque. Au début, tout semble se passer selon les prédictions classiques. La Guerre froide stimule la compétition entre Américains et Soviétiques, qui " se lèvent tôt et se couchent tard " pour s'affronter sur les domaines du nucléaire offensif, du spatial, de la balistique intercontinentale... Les résultats matériels apparents et surtout le fait que personne ne gagne, n'élimine ou ne détruise l'autre, mais au contraire poursuive une surenchère soutenue, font croire à une capacité économique forte des deux côtés et à une évolution résultante positive.

Mais le début des années 70 sonnera le glas de ces croyances. Car à l'heure des bilans, les gigantesques déficits budgétaires américains et soviétiques, avec pour corollaire le recours massif à leur planche à billets respective, vidait progressivement de sa valeur leur instrument de financement de la Guerre froide, en même temps que la confiance s'affaiblissait dans les zones d'influence des deux ennemis. La montée progressive du chômage aux États-Unis, le plein emploi " bidon " en URSS, la surabondance structurelle de dollars et de roubles, la démotivation montante, la crise du pétrole (payé en dollars dépréciés) sont les signes clairs, dans les années 70, de la faillite économique de la Guerre froide...

Mais la suite est encore plus édifiante. Comme à la fin des années 70, cette guerre froide n'a pas encore clairement de vainqueur ou de vaincu, il faut la poursuivre. De part et d'autre, les monnaies étant affaiblies et les déficits budgétaires colossaux, l'un des protagonistes va tenter de gagner la guerre par un chemin inverse : celui du renforcement monétaire. On sait peu de chose sur l'Union soviétique à ce moment-là, sinon que ce nouveau défi sera difficile à relever. En revanche, c'est tout l'objet du renouveau reaganien, toute la substance de sa " politique de l'offre ", que de faire remonter le dollar et assainir les déficits ! Et Reagan (aidé par Paul Volcker) va réussir ; il va finalement gagner la Guerre froide, devant une Union soviétique gorbatchévienne qui " jette l'éponge ", mais pour le plus grand mal de l'économie américaine !

Car la hausse du dollar programmée, voulue, et réussie pour des raisons de géopolitique guerrière, a terriblement affaibli l'économie américaine et secoué l'économie mondiale, en faisant éclater les absurdités et les injustices. Elle a fait remonter la valeur du pétrole, ce qui a alors favorisé une explosion des surabondances d'extraction pétrolière, laquelle a ensuite structurellement ramené le pétrole à ses plus bas niveaux ; elle a rendu gigantesque le poids de la dette des pays débiteurs en dollars, les réduisant à une pauvreté structurelle qui annonce un appauvrissement des riches (qui ne peuvent plus rien leur vendre) ; elle a mis les produits américains dans une position concurrentielle extrêmement défavorable face aux compétiteurs mondiaux, particulièrement asiatiques, et précipité la chute de pans entiers de l'industrie traditionnelle américaine ; elle a favorisé la montée des idéologies parmi les pauvres et les déçus, dans les pays en développement, dans les pays de l'Est, mais aussi aux États-Unis même... Peut-on au bout de ce bilan soutenir que la guerre — fût-elle froide — a alimenté l'économie ?

Si la guerre s'avère dans la seconde partie du XXe siècle plutôt contraire à l'économie que porteuse de bénéfices, c'est en raison de causes structurelles qui concernent autant la nature même de l'économie évolutive que les attitudes humaines à son égard.

 

EXPLICATIONS. L'EVOLUTION IMMATERIELLE ET LES PLANS SUR LE FUTUR

 

 

 

Les guerres ont pu avantager l'économie lorsque cette dernière était fondamentalement axée sur l'agriculture et l'industrie, et en grande partie fermée sur elle-même. Les guerres stimulaient les productions agricoles et industrielles, faisaient, comme l'on dit, " tourner les usines ", sous réserve que la mobilisation ne fût pas trop massive et durable. Les guerres étaient propices aux inventions techniques, dont les retombées pacifiques étaient incontestables après la cessation des hostilités. Ceux qui n'avaient pas péri sur les champs de bataille retrouvaient une activité assainie et prête à la reconstruction, dans une ambiance de cohésion accrue, aussi bien chez les vainqueurs que chez les vaincus...

 

L'évolution immatérielle

 

Il n'en va plus ainsi lorsque l'économie se concentre majoritairement sur les services et qu'elle s'ouvre au monde, non pas en vertu d'un quelconque principe altruiste, mais sous peine d'asphyxie. Or l'évolution nous apprend que les services, quels qu'ils soient, prouvent à un moment ou à un autre leur caractère de relation authentique, faute de quoi ils périclitent ou s'éteignent. Tous les services que l'on a cherché à industrialiser selon l'approche classique sur la base d'une formule qui paraissait au point — les services de transport, bancaires, de loisir, de communication, de traitement informatique, de e-business... — entrent dans une phase d'échec dès que la volonté de leur " industrialisation " devient évidente. Ceux qui savent rester (ou revenir) dans une relation authentique survivent et se développent ; les activités qui persistent dans la reproduction industrielle de services — fussent-ils très élaborés — en pâtissent lourdement. IBM, Air France, le Club Méditerranée, McDonald's, le Crédit Lyonnais et Microsoft lui-même méditent, chacun dans leurs défis actuels, cette leçon...

La guerre détruit ou réduit très sérieusement les formes de relation authentique, au profit de relations réflexes ou de non-relation. Elle attaque donc très durement les économies majeures, dont la vie dépend et résulte désormais des services.

Elle pourrait à l'extrême continuer d'avantager les économies non développées, celles qui sont encore très axées sur l'agriculture et sur une industrie naissante, mais ce serait oublier que nous vivons dans un système progressivement global. La guerre pourrait, théoriquement, stimuler l'agriculture et l'industrie localement protégées des pays en voie de développement, mais ces effets s'estomperaient à raison de leur dépendance internationale. De plus, nombre de pays en développement vivent aujourd'hui des services de tourisme.

Quant à l'espoir de voir l'entretien de petites guerres ici ou là dans des pays pauvres, relancer l'économie de ceux des pays développés qui éventuellement les attisent, souvenons-nous de ce que nous avons dit des espoirs déçus de la guerre du Golfe. Pris au piège de leurs services dominants, les pays industrialisés n'ont en aucun cas pu en retirer les bénéfices que certains espéraient ; c'est au contraire la crise qui s'est approfondie.

À l'appui de la guerre, l'invention elle-même ne saurait davantage être invoquée. L'innovation transgresse aujourd'hui les barrières et les frontières, elle s'alimente à des équipes pluridisciplinaires et se porte d'autant mieux qu'une relation authentique se noue entre des équipes différentes (qu'on se remémore les résultats désastreux des manquements à ce principe dans les premières périodes de la recherche contre le SIDA...). L'invention aujourd'hui suppose au minimum l'importation de données et d'informations en provenance du monde entier, et l'espionnage a dans ce domaine montré ses limites — que ce soit celui des ex-Soviétiques, des Japonais ou des Chinois... Et nous dirons un peu plus loin ce que nous pensons du nouveau souffle de l'espionnage ou de la vigilance hostile entre pays développés, désigné par le terme évocateur d'" intelligence économique ". La guerre, en brisant ou en tout cas en limitant les courants d'échange mondiaux ne saurait maintenant se prévaloir d'être le moteur des inventions majeures. Ici encore ce serait plutôt la situation inverse qui prévaudrait, dans le repliement et l'urgence.

L'État d'Israël, qui paraît avoir maintenu, voire accru, son inventivité alors même qu'il vivait en guerre permanente, n'a pu produire ce résultat qu'à travers un tissu relationnel interne et externe, dont la profondeur historique exceptionnelle a fait qu'il ne s'est pas brisé durant les périodes de guerre. L'inventivité israélienne a continué de puiser à la relation mondiale. Pour quelques liens qui se sont brisés, d'autres se sont créés ou renforcés. Israël qui, pour des raisons historiques, conjuguait à la fois des aspects de pays en voie de développement et une forte proportion de services, n'a pu faire coexister guerre et services évolués que grâce à une relation mondiale — humaine et économique — capable de résister à l'état de guerre. Situation qui, admettons-le, reste exceptionnelle et fort improbable pour la majorité des acteurs économiques mondiaux. En outre, il est clair que la majeure partie des Israéliens considère maintenant la guerre comme largement anti-économique. Ceux des belligérants qui veulent la poursuite de la guerre ne la souhaitent sûrement pas pour des raisons économiques ! Et il est significatif de voir que la notion de guerre anti-économique concerne autant l'économie locale aux aspects agricoles et artisanaux assez traditionnels, que l'économie de tous les secteurs à vocation mondiale. Ce vieux slogan humaniste des années 70 qui disait qu'" au Moyen Orient, seule la paix est révolutionnaire " trouve ainsi un champ au moins aussi étendu en économie qu'au regard de l'humain. Il n'existe plus en effet d'économie — traditionnelle ou non — qui ne soit aujourd'hui fortement dépendante dans son développement de relations de services approfondies, ouvertes et finalement authentiques.

 

Paris sur l'avenir, économie du futur

 

L'économie ancienne regardait le passé et (un peu) le présent. Elle était très attachée aux courbes d'expérience et dépendante d'elles. L'une des vertus les mieux mises en avant était d'avoir " les pieds sur terre ", ce qui confinait les paris sur l'avenir dans des limites étroites. Le faible développement du crédit traduisait cette préférence des acteurs pour les choses déjà faites, pour l'acquisition des biens à partir de moyens existants... Au contraire, l'économie évolutive, dans son principe biologique d'expansion vers les grands nombres et les limites du monde, est conduite à des paris constants et de plus en plus ambitieux sur l'avenir. Nous jouons maintenant le présent dans une perpétuelle relation au futur, dont nous ne pouvons douter de l'élargissement, sous peine de rupture.

Faisant irruption dans ce contexte, la guerre détruit la croyance en l'avenir, en un futur élargi qualitativement et progressant vers les grands nombres. Ce sont tout à la fois les idées de progrès de l'humanité et celles de développement des marchés qui s'effondrent dans la guerre. Les acteurs sont de moins en moins enclins à tirer des plans sur le futur, ils rentrent dans leur coquille, retrouvent la vie au jour le jour... La guerre ne se contente pas de détruire le futur, elle affecte aussi les calculs les plus rationnels. Les taux d'actualisation (ou de dépréciation du futur) se trouvent démesurément gonflés, réduisant très vite à néant la rentabilité des investissements envisageables et contraignant les acteurs au repli ou à l'attentisme. Une économie qui n'aurait pas joué sa vie au futur n'en serait pas outre mesure affectée ; mais il n'en va pas de même pour nos économies qui ont très largement dépassé les seuils d'équilibre entre présent et futur, et font que dans les yachts comme dans les plus humbles chaumières, la vie au présent dépend largement des plans que nous avons tirés sur le futur.

Nous comprenons ainsi peut-être mieux pourquoi le bilan de la guerre en économie évolutive met en balance quelques dizaines de producteurs et marchands d'armes qui s'enrichissent, évitant le chômage à quelques milliers d'exécutants, pour des millions d'autres acteurs — riches et moins riches — qui s'appauvrissent.

Nul retour en arrière n'est possible. À tous ceux qui croient encore que les guerres lourdes et durables pourraient relancer l'économie comme par le passé, il faut rappeler que le poids de l'économie immatérielle a tout changé. Quand les acteurs dans leur majorité devaient, à l'issue des guerres gagnées ou perdues, redevenir agriculteurs, artisans et ouvriers, pour reconstruire, alors l'évolution matérielle était claire ; mais l'issue des guerres modernes ne ferait pas revenir vers la terre et l'industrie l'écrasante majorité de ceux qui sont nés dans les services et n'ont appris que cela. Dans un contexte différent, mais instructif par son absurdité, on a pu juger des résultats de l'expérience khmère rouge voulant faire revenir aux champs les " improductifs " de l'économie immatérielle...

N'oublions pas aussi de répondre à tous ceux qui persistent à voir dans les guerres un remède aux difficultés économiques, un moyen solide de résoudre les crises économiques. Ici encore l'évolution est édifiante. Regardons l'histoire à partir de la crise de 1929. Il est clair que malgré quelques programmes économiques inspirés des idées keynésiennes préconisant l'action étatique, c'est au fond la Seconde Guerre mondiale qui a sorti le monde de la crise de 1929. Mais à quel prix ? Sans user d'un cynisme excessif, on peut constater qu'il fallait au XIXe siècle quelques centaines de milliers de morts dans les guerres mondiales de l'époque pour surmonter les crises économiques ; il en fallait quelques millions lors de la Première Guerre mondiale, il a fallu atteindre le chiffre de 50 millions de morts dans la Seconde Guerre mondiale pour sortir de la crise de 1929... L'explication est claire : lorsque l'on demande à un phénomène extra économique (la guerre) de résoudre un problème bien économique (la crise), il faut alors que le phénomène extra économique prenne une ampleur immense, pour que ses effets, qui agissent indirectement, puissent avoir quelque chance de retombées suffisantes en économie. La crise de 1929 fut la première crise de surproduction de l'histoire à l'échelle mondiale ; c'était le premier signe annonciateur des surabondances structurelles qui allaient représenter le séisme économique majeur de la fin du XXe siècle.

Encore plus déboussolées que par les crises précédentes, et ne pouvant en sortir ni par les remèdes classiques, ni par les balbutiements keynésiens, les nations se laissèrent aller à une guerre totale qui, sur le plan économique, devait avoir quelque vertu. L'idée implicite était que la guerre devait ramener des situations de manque sur tous les plans, permettant de se retrouver dans des contextes classiques régénérant toutes les ardeurs économiques... On avait peut-être seulement omis de considérer l'échelle des forces concernées et l'ampleur de la déflagration devant se produire pour obtenir l'effet économique adéquat. Même les plus durs furent éberlués par l'ampleur du cataclysme nécessaire à la " remise des compteurs à zéro " ! En poursuivant aujourd'hui sur cette voie, il serait possible de soutenir qu'une " bonne " ou une " vraie " guerre pourrait encore résoudre la crise actuelle, relancer l'économie mondiale, à ceci près qu'il faudrait pour cela détruire les trois-quarts de l'humanité... Destruction dont ne feraient évidemment pas partie les supporters de cette option !

Ainsi, quand la mathématique reprend ses droits pour signifier aux humains les limites de l'absurde dans leur volonté de conserver des solutions guerrières en ignorant l'évolution du monde, il est temps de réviser ou de reconnaître les fondements de l'action commune en économie.

 

LA VANITE DE LA NOTION DE GUERRE EN ECONOMIE

 

Les êtres humains ont accepté sans réticence et souvent sans nuances la notion de guerre en économie ; non seulement, comme nous venons de le voir, dans les rapports apparemment bénéfiques de la guerre et de l'économie, mais bien plus encore, puisque l'économie elle-même devenait une véritable guerre. Le succès de l'expression " guerre économique " témoigne de l'acquisition réflexe de cette notion par la majorité des êtres pour lesquels l'économie devenait une préoccupation majeure, progressivement organisatrice de leur société.

Comme les collectivités humaines n'avaient jamais fait dans l'histoire d'expérience étendue et durable de l'économie comme fin, il leur était difficile de savoir si des formes évoluées d'économie capable de relever ce défi étaient ou non tributaires de la notion de guerre entre acteurs... En revanche, l'activité qui avait le mieux mis les êtres en mouvement collectif, celle qui avait su plus que toute autre les faire " se lever tôt et se coucher tard ", fut bien, historiquement, la guerre. Si bien que, pourvus de cette génétique guerrière, les humains ont assez naturellement, dans un premier temps, tenté de transposer les langages et les comportements hérités de la guerre dans ce nouveau champ de passion, de repérage social et de hiérarchie mondiale qu'est l'économie.

 

Foncièrement antidestructrice

 

L'économie montre à la longue qu'elle ne saurait en aucun cas être assimilée à une guerre, sous peine de rupture de son mouvement entraînant la perte de tous les " belligérants " qui s'étaient un peu trop crus sur des champs de bataille... Mais les réflexes primaires sont tenaces, et quantité d'acteurs continuent à se comporter en économie comme s'ils étaient en situation de guerre classique, aidés en cela par des caisses de résonance médiatiques davantage tentées par le langage à sensations que par les réalités nuancées. On bascule alors aisément de l'émulation dans la gesticulation, de la compétition dans la destruction, et l'on a tôt fait de voir alors dans l'économie une guerre éliminatrice du plus grand nombre pour le plus grand profit de quelques vainqueurs... Mais que valent ces vainqueurs lorsqu'ils sortent de leurs batailles, tellement endettés ou polarisés sur leurs combats d'hier, qu'ils ne peuvent plus suivre l'évolution du monde ? Que valent ceux des vainqueurs qui se sont tellement enrichis qu'ils ont créé autour d'eux des cimetières, annonçant à terme leur propre dénuement ?

L'économie n'est pas une guerre et la transposition artificielle de la notion de guerre a fait maintenant suffisamment de ravages pour qu'on en vienne à s'intéresser à ceux des acteurs qui ne pratiquent pas la confusion entre guerre et jeu sportif. Il n'y a pas que la notion de guerre qui implique la volonté de gagner, de faire mieux que l'autre, de forcer l'esprit humain au courage et à l'évolution... L'économie évolutive met aujourd'hui ses acteurs dont la probabilité de vie durable est forte, plutôt dans la situation d'un jeu sportif — éventuellement violent — que dans celle d'un conflit destructeur.

Revenons à cette idée trompeusement séduisante, selon laquelle les vaincus de la Seconde Guerre mondiale (Allemagne et Japon notamment) auraient gagné la troisième guerre mondiale (par l'occupation du champ économique) et au-delà peut-être une quatrième guerre mondiale (par la maîtrise de l'innovation)... Observons donc ces prétendus nouveaux vainqueurs et prenons l'exacte mesure de leur parade de victoire. Le fameux vae victis (malheur aux vaincus) des empires victorieux paraît sévèrement érodé.

Lorsqu'ils sont passés en force pour s'imposer aux premiers rangs économiques par des stratégies guerrières de dumping, de volume-prix, de puissance financière, etc. les Allemands, les Japonais, et à leur suite les Coréens ou les " nouveaux dragons ", n'ont eu d'autre choix que de s'allier avec... les vaincus ! Et de transformer pour cela de fond en comble leur organisation, leur comportement et leurs attitudes ! Imagine-t-on César triomphant demandant l'alliance à Jugurtha le Numide ? Bismarck, Hitler ou Staline, victorieux, demandant l'alliance aux vaincus ? Non pas l'alliance avec un groupe, un gouvernement fantoche ou " vendu " chez les vaincus, mais l'alliance sans sommation, sans contrôle, sans numerus clausus ; l'alliance avec des vaincus qui demeurent des rivaux !

Autre observation capitale : les " vainqueurs " de l'économie évolutive ne sont pas toujours et dans tous les secteurs passés en force pour s'imposer. Ils ne l'ont fait que dans les secteurs traditionnels de la sidérurgie, du textile, de la construction navale, ou seulement dans les aspects basiques de l'automobile ou de la machine-outil... Car dès que l'on se situe dans les aspects qualitatifs et a fortiori dans l'univers des services, les grands, les puissants, les vainqueurs doivent pour se hisser aux premiers rangs mondiaux déployer des trésors de patience, d'ingéniosité, d'écoute, pour comprendre les " vaincus ", savoir ce qu'ils désirent, comment les satisfaire... Plus encore, ceux qui ont gagné doivent toujours être prêts à revoir ou même renier leurs produits, être attentifs aux moindres réclamations, avant même (c'est cela l'anticipation) que ceux sur qui ils " étendent leur domination " ne manifestent un quelconque désintérêt à leur égard.

Soyons clairvoyants : en gagnant la prétendue guerre économique, comme une revanche à la perte de la Seconde Guerre mondiale (bien réelle celle-là), les Allemands et les Japonais sont seulement entrés en fanfare dans un " bain ", dans un jeu sportif, où ils sont alternativement dominants et dominés, guides et serviteurs, inventeurs et imitateurs... Ainsi les Japonais réveillent et menacent d'éliminer Américains et Européens, lesquels, après déstructuration et rénovation, parviennent à faire en sorte que Ford reprenne Mazda et que Renault reconfigure Nissan...

C'est à travers ces multiples changements de facettes des acteurs, par lesquels chacun tient ou retient l'autre, que continue et se développe sous nos yeux le jeu de l'économie évolutive, lequel s'éloigne radicalement de tout ce que les pratiques guerrières ancestrales nous ont appris.

 

Les règles du vivant

 

L'économie est devenue un jeu sans fin et sans victoire déterminante. Chaque succès ne laisse aucune possibilité de " repos des guerriers ", mais au contraire ouvre une nouvelle partie à jouer, plus difficile, plus exigeante, plus délicate que la précédente. Et cela vaut autant pour les grands engagements à l'échelle mondiale que pour des situations plus locales. On a pu croire un moment que l'idéal des grandes surfaces commerciales, des hypermarchés, était de " gagner la guerre " contre le petit commerce et de l'éliminer. On s'aperçoit aujourd'hui de la vanité de cette approche. Les petites comme les grandes surfaces sont soumises à une conduite économique proche des règles du vivant ; celles qui veulent maintenir une position acquise, en ignorant le monde qui évolue autour d'elles, sont condamnées. Les grandes surfaces sont contraintes de faire vivre autour d'elles quantité de petits commerces et d'animer des galeries marchandes, sans lesquelles l'ambiance impersonnelle des grands centres de distribution serait intolérable. Chacun doit y trouver son compte et " positiver " cette alliance entre le " gros " et les " petits ". De surcroît, attaquées sur leur argument traditionnel du prix le plus bas par de nouveaux venus ne s'embarrassant pas des lourdeurs des situations acquises (les hard-discounters), les grandes surfaces se trouvent contraintes de développer la qualité et le service en contenant les prix dans des limites acceptables, ce qui est au fond le défi permanent du petit commerce. Le paradoxe ou la contamination biologique est bien là : en éliminant le petit commerce, non seulement la grande surface est obligée de le régénérer, mais aussi d'en reprendre à son compte quelques principes. Ici encore, nous passons d'une position de victoire à l'immersion dans un " bain " dans lequel il importe surtout de savoir nager et de coordonner ses mouvements avec ceux des autres.

L'économie n'est pas parée de toutes les vertus, mais c'est probablement le seul domaine de l'activité humaine qui réclame de la part de ses acteurs passion et énergie, et où les dominants sont forcés de reconnaître ouvertement leur dépendance du milieu qu'ils ont conquis. À l'égard de la demande, dont ils recherchent à la fois la solvabilité croissante et l'élargissement numérique (beau défi !), et dont ils ne peuvent exclure la diversité, les dominants sont contraints à l'exhibitionnisme, à la disponibilité, à l'ingéniosité..., attitudes qui historiquement étaient le quotidien des bouffons, mais pas des rois !

Face à l'offre, la concurrence tueuse a ses limites (même si ceux qui s'y laissent aller s'en aperçoivent trop tard), car les dominants ne peuvent — même dans le triomphe — briser l'ambiance du secteur auquel ils appartiennent. Qui soutiendrait que les premiers mondiaux de l'acier, de la construction navale, du textile, de la chimie, du pneumatique, de tous les secteurs dans lesquels les combats furent ou demeurent destructeurs, triomphent dans l'allégresse ou tout au moins avec le sentiment de pouvoir profiter de leur victoire ? Leur triomphe marque le plus souvent la fin d'un monde ancien. À peine est-il obtenu qu'il faut déjà inventer l'acier, le pneu, la fibre ou le tanker du IIIe millénaire ! Tout est à rebâtir, tout est à refaire ; les rois guerriers de l'économie évolutive ne règnent pas, ils rejouent !

Tous ceux qui redoutent la guerre, cherchent à l'éloigner ou à la prévenir, ceux qui en excluent la notion même dans des transpositions hasardeuses où ses " formes " auraient changé (notamment en économie), peuvent trouver ici matière à se réjouir. Car la guerre s'arrête ou s'évite maintenant beaucoup plus clairement lorsqu'elle est contraire à l'économie, que lorsqu'elle est contraire à l'être humain. On pourrait, par idéalisme ou angélisme, le déplorer, mais c'est au fond le résultat qui compte. Plus les humains se rendent compte que l'économie évolutive n'est pas alimentée, mais détruite par la guerre, plus les sociétés où l'économie apparaît comme un but majeur s'éloignent de la guerre. Une poignée d'entreprises multinationales ou transnationales ne pourrait — le voudrait-elle ? — jouer durablement à l'encontre de cette réalité, justement parce qu'elle contrôle une part considérable des productions et des échanges, ce qui la rend très dépendante du tout un chacun économique. Les modèles comme ITT ont depuis les années 60 brûlé toutes leurs cartouches politico-idéologico-économiques ; ils ont épuisé toutes les ressources de la manipulation, pour finalement éclater (ce fut le cas d'ITT en 1995, et la question se posera durablement pour Microsoft) et se conduire de façon plus conforme à la vie et à l'ambiance du milieu.

 

" Intelligence économique " à contre-emploi

 

Compte tenu du poids génétique de l'histoire guerrière, chacun admettra la lenteur et les méandres du processus d'évolution. L'un de ces méandres particulièrement caractéristique de la " viscosité " des concepts de belligérance concerne l'émergence que ce que l'on convient, sous l'impulsion anglo-saxonne, de nommer " intelligence économique ". Le souvenir des prestigieux services de renseignements alliés durant la Seconde Guerre mondiale (l'Intelligence Service) n'échappera à personne dans cette expression. Mais, l'acceptation sans réserve de sa transposition dans le domaine économique traduit et induit une somme de réactions dangereusement passéistes.

De quoi s'agit-il en fait ? D'une sorte de guerre de l'ombre que se livreraient les firmes et les nations du monde économiquement développé ? L'arme majeure de cette guerre serait l'information (et la désinformation) : connaître telle recherche entreprise, tel produit à venir, telle stratégie imminente..., ou construire des rumeurs, des plans de déstabilisation, des dossiers compromettants..., seraient les " deux hémisphères " de cette " intelligence ".

Ce n'est pas un hasard si le développement de ce phénomène s'est développé à l'issue de la Guerre froide, à un moment où l'inactivité d'une multitude de spécialistes de la guerre ouverte, simulée ou larvée, était devenue patente. Comment reconvertir cette force impressionnante d'intelligences dont le raisonnement avait été formé en référence constante à l'état ou à la probabilité de guerre, et au maniement dangereusement infantile de la théorie des jeux (ici appliquée à la guerre) ?

Nous nous trouvons à nouveau placés devant un glissement, ou une application saisissante d'une compétence guerrière dans le domaine économique. Ce n'est pas l'économie qui réclame ce transfert, ce sont les constructions à des fins guerrières qui, ne trouvant plus suffisamment le terrain d'expression, se cherchent une nouvelle vie en économie, en tablant sur le maintien du cocktail de brouillard et d'agression que nous propose la notion dépassée de " guerre économique ". L'intelligence économique se veut à l'évidence plus subtile que le traditionnel espionnage économique, dont les effets ont été de plus en plus limités avec l'extinction des Trente glorieuses et du conflit Est-Ouest. Il s'agit maintenant d'actions de déstabilisation des concurrents, d'une prise à contre-pied de la notion de concurrent-partenaire pour revenir à celle d'adversaire à affaiblir, marginaliser, voire éliminer. Si ces actions devaient réellement prendre de l'ampleur, nous serions là en présence d'une réaction strictement inverse aux tendances de l'économie évolutive (communication concurrentielle, stratégies gagnant-gagnant, etc.), mais rien n'indique pour l'instant que les excès de l'intelligence économique ne soient pas assimilables à une réaction de bête blessée d'un monde ancien et redoutable qui s'écroule.

Dans les stratégies gagnant-perdant à très courte vue qu'elles suggèrent, les actions de déstabilisation ou de manipulation peuvent se retourner rapidement contre leurs promoteurs. Si, par exemple, ces actions sont menées par un État, comment ce dernier fera-t-il pour avantager telle firme nationale et pas telle autre ? Quel que soit le degré de renaissance idéologique d'un patriotisme (pour ne pas dire nationalisme) économique, il est clair que tous les acteurs d'une nation ne sauraient également en profiter et que la concurrence se maintient de toute façon entre eux.

Si des succès sont obtenus grâce au mensonge, à la compromission, au torpillage des contrats, comment ne pas tenir compte des effets boomerang de telles pratiques ? Le repliement, les mesures de rétorsion, la réciprocité seront la règle, et, avec les moyens dont nous disposons aujourd'hui pour cela, il est clair que l'ampleur finale des " tempêtes récoltées par ceux qui auront semé le vent " serait bien supérieure à celle que nous avons connue dans ce genre de pratique au cours de l'histoire.

Mais laissons de côté les paranoïas, les réactions reptiliennes et le sensationnel lié à l'information lorsqu'elle s'empare de ces thèmes. Au fond, cantonnée dans de justes domaines et proportions, l'intelligence économique peut aussi s'assimiler à un meilleur éclairage de l'information et du renseignement. Elle deviendrait une sorte de régulateur du manque ou de la surabondance des signes d'information qui accompagnent aussi le développement de l'économie évolutive. Qui se plaindrait d'une intelligence économique permettant de faire céder une direction incompétente ou corrompue, de dénoncer des manœuvres frauduleuses, de dénicher le bon contact stratégique, de mettre à jour les forces et les faiblesses des acteurs destinés à devenir partenaires ?

Les brillants cerveaux formés en d'autres temps et circonstances hors de la sphère économique, et en mal de reconversion, peuvent tout à fait (et beaucoup le font déjà) s'atteler à ces impératives missions. Il s'agit simplement de le faire sans oublier que l'oxygène qui nous fait vivre peut aussi, en excès, nous tuer, que la clarté peut devenir aveuglante, et que, comme le disait le monde ancien, " le blé qui nourrit l'homme est aussi son bourreau "...

 

L'économie comme but

 

Finalement il se passe au niveau des rapports entre guerre et économie ce qui s'est passé, voilà un siècle, au sujet des liens de l'esclavage et de l'économie. Malgré tous les efforts (nécessaires et respectables) des humanistes pour l'élimination de l'esclavage, la libération réelle et élargie des esclaves ne s'est faite qu'à partir du moment où les esclavagistes ont commencé à comprendre que les avantages du travail dans la servitude n'étaient plus déterminants dans un monde de productions et de consommations montantes. Pour les maîtres, le sentiment de puissance tiré du règne sur une troupe d'esclaves, ne parvenait plus à compenser les mauvais résultats économiques liés à la faible productivité et au statut de sous-hommes des esclaves.

Pour en arriver là, l'hypothèse d'économie comme but devait avoir largement progressé dans le milieu considéré, sans quoi nous ne verrions pas pourquoi un nouveau calcul aurait remplacé l'ancien (qui s'est fort bien maintenu jusqu'à nos jours dans les sociétés féodales). Et tout en admettant que la libération de l'esclavage sous sa forme primaire s'est traduite par des formes secondaires ou subtiles de nouvelles servitudes, dans la consommation, les modes de vie, les conformismes..., c'est bien en s'apercevant de l'appauvrissement inéluctable des protagonistes au bout de l'esclavage comme au bout de la guerre, que les acteurs ont commencé d'y renoncer.

Terminons par une image optimiste : la navette américaine Atlantis s'arrimant à la station ex-soviétique Mir... Passons sur le symbole de fécondité biologique et tenons-nous en à la fécondité des conduites économiques... C'est à l'évidence la période de guerre froide qui avait alimenté la course à la Lune et permis au premier homme de mettre le pied sur l'astre convoité ; que la guerre ait amené des prouesses technologiques relatives à chaque époque ne fait aucun doute, nous l'avons déjà dit. Sur le plan économique, la course à la Lune fut certainement beaucoup plus coûteuse que profitable. Mais l'essentiel est ailleurs : la concurrence sauvage entre les États-Unis et l'ex-URSS avait, certes, produit un résultat tangible : l'alunissage de l'équipe américaine. C'était là une sorte de point culminant de ce que pouvait produire la concurrence ; au-delà, toute poursuite devenait de plus en plus clairement contre-productive. Il est heureux de voir que, dès avant l'effondrement du bloc soviétique, des alliances, pour des raisons économiques très marquées, avaient fait place à la concurrence sauvage. Et ces alliances n'avaient rien de comparable à un cartel entre Américains et Russes pour s'entendre sur le dos d'un autre acteur...

Progressivement les ex-ennemis irréductibles d'hier ont pris l'habitude de travailler ensemble, et l'efficacité économique et humaine de leurs échanges ne s'est pas démentie. On croyait que la guerre (même froide) était le meilleur propulseur pour atteindre la Lune, et l'on s'aperçoit que la guerre n'est bonne que dans un univers borné (fût-ce par l'atteinte de la frontière Lune). Car le passage de la guerre à la communication " sportive " a permis de dépasser l'objectif Lune et se porter réellement dans l'espace, là où aucune étoile — fût-elle la plus brillante — ne peut se prévaloir d'être le Soleil, de faire les pluies et les beaux temps, leçon que nous apprenons modestement dans l'espace... économique.

 

M. O.