LA NOTE DOCTRINALE signée par le cardinal Ratzinger à propos de la mission politique des catholiques est en parfaite continuité avec l'enseignement de l'Église sur la question. Néanmoins elle est à lire selon le contexte contemporain des sociétés démocratiques laïques et pluralistes.

L'un des messages principaux du document est le rejet de l'identification du pluralisme au relativisme. Est pluraliste une société dans laquelle s'expriment et se concurrencent diverses opinions sur un sujet donné. Tout l'enjeu est la nature de celui-ci, c'est-à-dire le domaine concerné par cette diversité de points de vue. En effet, " cette conception relativiste du pluralisme n'a rien à voir avec la légitime liberté qu'ont les citoyens catholiques de choisir parmi les opinions politiques compatibles avec la foi et la loi morale naturelle, celle qui correspond le mieux aux exigences du bien commun, selon leur critère propre " (Note, n. 3). Ainsi cette multiplicité doit s'inscrire dans des limites communes qui elles, en revanche, sont soustraites à l'appréciation singulière des divers points de vue. Au-delà, on entre justement dans le relativisme pour lequel rien ne vaut absolument sauf la liberté d'appréciation.

Ainsi la Note exhorte les fidèles laïcs à s'engager en politique en réaffirmant sa dignité et sa nécessité, mais elle rappelle que l'agir politique doit être éclairé par la conscience morale discernant le bien et le mal. Or le critère du bien moral est la vérité sur l'homme, sur ce qui le réalise objectivement. Cela requiert une formation de la conscience et une recherche de la vérité sur la nature de l'homme. D'où la référence à la loi morale naturelle qui ne peut être remplacée par aucune opinion lui étant contraire.

Dans la stricte ligne des encycliques Veritatis splendor et Evangelium vitæ, le texte que nous étudions ramène l'agir, ici politique, au bien moral, et le bien moral lui-même à la vérité sur l'homme. Dès lors ceux qui identifient la démocratie à " l'idée relativiste selon laquelle toutes les conceptions du bien de l'homme ont la même vérité et la même valeur " (n. 3) ne peuvent accepter le caractère intransigeant des positions de l'Église. De là le discours polémique incessant en France sur l'ordre moral, prétexte aux croisades anticléricales toutes plus fanatiques les unes que les autres ! Au lieu de nier ce clivage ou de laisser croire au malentendu, le cardinal manifeste les raisons et les enjeux d'une telle question. C'est à ceux-ci qu'il nous faut être attentifs.

 

Retour sur deux débats : moralisme et machiavélisme

 

En effet, une des critiques les plus fortes que l'on peut adresser à ce texte est de nier tout simplement la spécificité du politique. Si tel est le cas, il est intrinsèquement contradictoire et il détruit son objectif au moment même où il veut nous y conduire. En affirmant que l'engagement et l'agir politiques doivent être subordonnés à la loi morale intangible et absolue, le cardinal Ratzinger ne sombre-t-il pas dans une forme de moralisme ?

Est moraliste celui qui, refusant d'aborder le politique en fonction de ses contraintes propres, projette sur lui des normes et des exigences relevant exclusivement du devoir-être. Ainsi Aron traite-t-il Sartre de moraliste lorsque celui-ci s'aventure sur des sujets politiques . " La belle âme " est celle qui refuse la contingence, la complexité et l'inconfort du réel pour se réfugier dans ses positions de principe qui sont par nature définitifs et non négociables. Bref, le moraliste a " les mains propres mais il n'a pas de mains " pour reprendre le fameux jugement de Péguy sur la morale de Kant. Or un politique qui n'a pas de mains n'agit plus, donc n'est plus politique tant ce domaine semble être lié à l'effectivité et non à la simple déclaration d'intention.

Si le bon politique est jugé sur ses actes mais que les conditions qui rendent possibles ceux-ci sont inadéquates aux règles de la morale naturelle et chrétienne, alors les catholiques ne doivent plus s'engager en politique. De fait, ils ne le font pas souvent et quand ils le font ce n'est plus, la plupart du temps, en tant que chrétien — identité strictement privée qui ne doit pas influer sur leurs décisions politiques. Ceux qui agissent ainsi (ou qui n'agissent pas...) ne le font pas en profitent en général pour accabler ceux qui s'engagent et pour vilipender l'hypocrisie et les compromissions que la vie politique semble charrier inexorablement. La Note Ratzinger encouragerait chacun dans sa logique, le point commun de ces lignes opposées étant que la politique de nos jours est devenue une activité bien peu catholique. Après un rapide discernement, le fidèle laïc désirant sincèrement s'engager choisira le salut de son âme plutôt que l'efficacité politique.

Cette Note dont nous avons dit qu'elle était dans la continuité de l'enseignement ecclésial est-elle alors un vœu pieux, irréaliste par principe en voulant articuler théoriquement ce qui s'oppose pratiquement ? Il y aurait là une sorte de sublimation de l'échec de l'Église dans le monde politique actuel en lui offrant un substitut : l'appel utopique à une réconciliation future que " la vérité sur l'homme " dont l'Église qui en est gardienne serait chargée d'anticiper sur le mode théorique et de sauvegarder contre les démentis réitérés du réel. Finalement, les chrétiens peuvent échouer en politique, un jour ou l'autre, et en tout cas au dernier, les " cyniques " seront face au seul ordre d'efficacité qui vaille absolument, celui de la justice et de la charité divines. Qui pourrait affirmer que jamais un pareil ressentiment ne lui a traversé l'esprit à propos du comportement de tel ou tel politique ?

Pour saisir la cohérence politique de la Note du Magistère, il convient donc d'approfondir l'objection de moralisme qu'on peut lui appliquer et pour cela revenir sur la fameuse querelle du machiavélisme : l'articulation entre agir politique d'une part, morale naturelle et chrétienne d'autre part, est-elle impossible ? Cette querelle est née avec l'œuvre de Machiavel lui-même, mais nous prendrons un des derniers développements en raison de sa proximité, toujours avec Aron. Il s'agit du débat avec Maritain, dont l'origine se situe en 1943 mais qui mobilise dans ses présupposés deux conceptions radicalement distinctes de la solution. Proximité temporelle et culturelle mais plus encore proximité intellectuelle. En effet, Aron représente ce qu'il y a de plus intégré et de plus excellent dans le domaine de l'analyse du politique au XXe siècle occidental. Il est machiavélien non pas par choix mais par souci du réel qu'il cherche à connaître dans son effectivité, c'est-à-dire dans sa vérité. On peut dire qu'il le devient par les forces des choses politiques qu'il tente de rejoindre dans leur spécificité, sans les réduire à l'économie ou à la morale. Maritain quant à lui, nous intéresse dans la mesure où il partage avec le Magistère romain une conception philosophique et théologique largement commune, celle dont les principes sont ordonnés par saint Thomas d'Aquin. L'étude de leur confrontation va nous aider à approfondir le problème posé. La mise à jour des présupposés de Raymond Aron et leur devenir actuel nous permettra peut-être par contre-coup d'identifier en quoi cette Note doctrinale est éminemment politique.

 

Y a-t-il une morale spécifique au politique ?

 

C'est dans la revue France libre, en 1943, que Raymond Aron publie un article sous le pseudonyme de René Avord, " La querelle du machiavélisme ", analyse critique d'un texte de Maritain intitulé " End of Machiavelianism " publié en 1942 dans Review of politics, synthèse d'une conférence prononcée à Chicago en 1941 . Aron reviendra sur ce débat en 1982 lors d'un colloque de l'Unesco consacré à Maritain et réaffirmera ses réserves.

Ce que d'emblée Aron perçoit dans la critique de Machiavel par Maritain est la tentation du refus de l'ordre pratique et concret. Il abonde pourtant sur bien des points. Il admet que la fin de la politique n'est pas l'accroissement de la puissance pour elle-même mais in fine, il soutient que le réel humain étant ce qu'il est, on ne peut par principe refuser comme le fait Maritain toute transgression de la loi morale commune. Ou alors, on se condamne à rester dans un ordre strictement théorique : " Une fois acceptée cette philosophie antimachiavélique, les difficultés pratiques ne font que commencer. Si nous supposions que, d'un coup tous les hommes fussent convertis, le problème serait résolu. Mais si nous restons sur la terre, si nous prenons les hommes et les nations tels qu'ils sont, il reste à se demander comment devra, comment pourra agir le gouvernant, sincèrement désireux de rompre avec les pratiques du machiavélisme . " La critique d'Aron est donc très radicale car elle laisse sous-entendre que Maritain s'arrête là où le problème réel commence. Dès lors l'analyse de Maritain n'a aucun poids, car elle rate son objet, reste en deçà, d'où sa facilité à trancher définitivement. Si au contraire le problème ne peut être posé qu'à partir du moment où le machiavélisme dans l'ordre des moyens n'est pas a priori refusé, on assiste à un dialogue de sourds entre deux logiques qui à aucun moment ne peuvent se croiser.

Aron se positionne par rapport au comment, l'action étant nécessaire à poser puisque le politique est contraint d'affronter les sujets sur des terrains et dans des termes qu'il n'a que rarement choisis. Il ne reste plus alors qu'à chercher au cas par cas la solution la meilleure, en renonçant à toute universalité, et en suivant au plus près la démarche même de l'homme politique. C'est donc bien à une casuistique qu'il fait appel, en récusant toute solution a priori. L'impossibilité d'un jugement universel vient du fait que le politique est coincé entre deux pôles : l'objectif d'efficacité qui fait de lui un être responsable assumant sa fonction de gouvernant, et les conditions contraignantes dans lesquelles l'action doit se déployer. On peut toujours déplorer telle ou telle circonstance mais les faits sont là et ils sont têtus. L'efficacité ne peut être obtenue qu'en s'y ajustant et en les prenant en compte. " Cette antinomie entre les conditions éventuelles de l'action efficace (au moins à courte échéance) et les impératifs moraux n'apparaît pas seulement dans des circonstances exceptionnelles. Elle est liée à l'imperfection de la nature humaine, aux données fondamentales de l'action politique . "

L'existence politique est ainsi essentiellement tragique, aucune réconciliation définitive ne peut être espérée si l'on en reste à l'accueil du réel humain tel qu'il s'expérimente. On voit bien ici comme un certain réalisme récuse la subordination de la politique à la loi morale jugée utopique, naïve, bref inconsistante.

On ne peut pas dire qu'Aron s'en réjouisse, bien au contraire. Paradoxalement, il semble se mettre d'accord avec Maritain sur l'impossibilité strictement humaine d'une telle subordination : " Cet aspect dialectique ou, pour mieux dire, dramatique, de l'existence humaine en tant qu'elle est politique, Maritain, au fond, ne l'ignore pas puisqu'il proclame que privé de foi dans la Providence, on ne saurait échapper entièrement à la tentation du machiavélisme. Une moralité purement naturelle ne suffirait pas à nous fournir les moyens de mettre ses propres lois en action . " Une telle assertion est fort grave car elle tendrait à confirmer l'aspect irréaliste de l'attitude non-machiavélique en politique. Ce qui serait conforme à la nature dans un tel domaine serait l'attitude de Machiavel qui prend les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être. Nous lisons effectivement dans le texte que commente Aron : " Une morale politique purement naturelle ne suffit pas à nous fournir les moyens de mettre en pratique ses propres règles. La conscience morale ne suffit pas, si elle n'est pas en même temps une conscience religieuse. Ce qui est capable d'affronter le machiavélisme, ce n'est pas une politique purement naturelle, même qui se veut juste, c'est une politique chrétienne . "

Ce texte semble donc bien confirmer les doutes d'Aron car si cette morale politique qui condamne tout recours à un quelconque élément du machiavélisme est déclarée par son porte-parole incapable de donner les moyens d'assumer ses propres règles, c'est qu'elle est nulle et non avenue dans le domaine qu'elle critique. Si l'inefficacité est revendiquée jusque dans ce qu'elle-même requiert de vivre, alors elle ne peut susciter l'intérêt du politique, ni même être audible dans sa critique. Seule la fuite dans la foi religieuse et dans l'espérance d'un monde réconcilié est l'alternative à l'existence politique : c'est le saint contre le héros, l'évasion mystique contre le déchirement intérieur, assumé dans la contradiction propre à la nature humaine. Mais comme les héros sont rares, la subordination de l'agir politique à la loi morale n'est qu'une construction philosophique suspendue à une expérience religieuse surnaturelle.

Ni sainteté, ni héroïsme, la vie politique requiert donc une recherche du meilleur moyen en fonction des circonstances afin d'atteindre les objectifs que la situation politique exige. L'homme politique est immergé dans la relativité grise des choses humaines, et sa grandeur est de l'assumer. " Quel que soit le jugement du philosophe, l'existence historique est faite de combats douteux où nulle cause n'est pure, nulle décision sans risque, nulle action sans conséquences imprévisibles . " Le croyant ne vivant que par rapport à l'absolu en tire une philosophie morale qui n'est valable et efficace que lorsqu'il n'agit que relativement à lui-même dans une situation qu'il a largement contribué à façonner. Il peut ainsi préserver cette unité intérieure entre les principes, les actes et le contexte en supprimant par là tout cas de conscience. Or " ce qui donne à la vie politique sa sombre grandeur, c'est que les hommes d'État en viennent à accomplir des actes qu'ils détestent, parce qu'ils se croient en leur âme et conscience, comptables du destin commun ".

Mais alors qui en lui déteste l'acte qu'il se croit néanmoins tenu de poser ? N'est-ce pas le rôle de la morale d'être ainsi ce juge intérieur qui loue ou qui blâme ? Si tel est le cas, il faut donc admettre deux hypothèses : soit l'homme politique a deux consciences selon le registre, personnel ou politique, dans lequel il inscrit son action, soit il n'a qu'une conscience en perpétuel conflit interne. Dans les deux cas, il n'a guère de repos et on comprend le caractère inconfortable d'une telle existence. C'est pourquoi Max Weber dont Aron présente le texte sur la vocation et le métier de politique, repère le parcours de l'homme qui cherche, avec plus ou moins de succès, à refaire l'unité autour de l'activité centrale qu'il a élue. Ainsi naît la fameuse distinction entre l'éthique de conviction, propre au moraliste ou au prophète, et l'éthique de responsabilité propre à l'homme d'État.

Le politique qui reste attaché à la conviction dont l'objet est absolu, universel et définitif est condamné à l'inefficacité et à l'échec, bref il s'autodétruit. Seul celui qui assume sa responsabilité de chef, liée à sa supériorité dans un rapport de forces, peut être digne de ce métier politique.

C'est bien de forces dont il s'agit dans le monde humain tel qu'il est et celles-ci ne sont pas toujours adéquates à la rationalité morale. L'État s'est institué en monopolisant la violence immanente à la société afin d'établir un ordre politique. Cela signifie que l'agir politique garde cette proximité avec la violence et que l'ordre reste un équilibre entre des forces qu'il convient d'assumer par une raison distincte de la raison morale et que Weber, après bien d'autres, nomme la raison d'État. Le partisan de l'éthique de la conviction voudrait faire l'économie de celle-ci car " il ne peut supporter l'irrationalité éthique du monde. Il est un rationaliste cosmo-éthique ". Rêvant le monde plus que l'accueillant, son action ne peut en aucun atteindre la finalité propre du politique. Il préfère donc s'abstenir. " C'est bien le problème de la justification des moyens par la fin qui voue en général à l'échec l'éthique de la conviction. En fait, il ne lui reste logiquement d'autre possibilité que celle de repousser toute action qui fait appel à des moyens moralement dangereux . "

Le développement du débat Aron-Maritain sur l'indépendance relative du politique par rapport à la loi morale semble bien confirmer la teneur essentiellement morale du texte du cardinal Ratzinger et par là, sa disqualification moraliste, impropre à toute action politique digne de ce nom.

Cependant, il convient de saisir la manière dont les sociétés démocratiques occidentales ont vécu les phénomènes que Weber avait diagnostiqués, et qu'il a en partie contribué à accentuer en leur donnant une justification conceptuelle. En effet, cette distinction des deux éthiques et ses corollaires, le primat de la raison d'État dans le champ du politique et le polythéisme conflictuel des valeurs au sein des individus, et plus encore au sein des sociétés, ont largement contribué à façonner la situation de la morale et de la politique dans nos sociétés démocratiques et laïques. Or c'est de cette situation dont part la Note doctrinale afin d'en manifester les présupposés et d'offrir un remède proportionné à la maladie.

 

Le constructivisme à l'origine du relativisme ébranle le fondement du politique

 

La logique de la raison d'État au service de laquelle se déploie l'éthique de responsabilité a progressivement fait place, après la Seconde Guerre mondiale, la fin de la Guerre froide et les mouvements sociaux post-68, à une logique douce de reconnaissance des droits, droits multiples qu'il s'agit alors de coordonner grâce à des procédures argumentatives. Celles-ci sont régies par l'éthique de la discussion, théorisée par Appel et Habermas, dont la finalité est le consensus démocratique. Ce n'est pas le lieu de revenir en profondeur sur les principes de cette éthique, mais il est néanmoins essentiel à notre propos de saisir la conséquence de ce que nous avons vu chez Aron et Weber .

En effet, l'éthique de responsabilité se présente comme la résolution de la contradiction thématisée par ces deux auteurs. De fait, elle correspond à un état social qui semble apaisé, comme si la guerre des dieux avait été neutralisée dans une démocratie qui dans ce but est devenue fondamentalement relativiste. C'est bien pour critiquer une telle perception que le texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi a été rédigé. Notre thèse est que pour Aron, le grand enjeu politique entre 1930 et 1980 est l'affrontement entre la démocratie libérale et les totalitarismes, notamment la tyrannie soviétique après 1945. Or aujourd'hui, cet enjeu s'est déplacé vers les conditions mêmes de l'ordre politique démocratique. La démocratie sortie victorieuse de sa lutte contre les totalitarismes, ne va-t-elle pas succomber à sa propre victoire ? La crise du politique dans nos sociétés contemporaines a été de nombreuses fois étudiée et encore dernièrement avec beaucoup de perspicacité, mais il nous semble que Ratzinger à la suite de Jean-Paul II va plus loin dans la mesure où il appréhende le politique à partir de sa racine anthropologique. L'enjeu actuel est de savoir si l'être humain est un matériau malléable pour une construction dont la mesure sera l'arbitraire humain, fut-il consensuel et " démocratique ", ou si au contraire il se reçoit dans sa nature humaine, nature qui est alors un donné que la liberté politique doit prendre pour mesure indépassable ?

Ce qu'il faut percevoir est la nature proprement politique d'une telle question, puisqu'il s'agit de la manière dont les sociétés contemporaines se gouvernent elles-mêmes, c'est-à-dire se donnent des limites. Selon quel ordre vont-elles se guider pour les fixer et surtout quel est le champ des questions à traiter ? Autrement dit, qui détermine l'ordre du jour des thèmes à débattre afin que le politique s'adapte aux évolutions de la société ? La première réponse possible consiste à affirmer que cette détermination est issue d'une procédure par laquelle se construit une solution notamment législative, à partir des divers points de vue présents dans la société civile. Les limites intransgressibles sont alors celles des conditions qui rendent possible la procédure, en l'occurrence la discussion en vue d'un consensus. Mais ces limites sont largement formelles ; on en reste à des sujets capables d'argumenter pour défendre leurs revendications en termes de droits et de reconnaissance d'identité. Dès lors, il suffit qu'un thème soit revendiqué comme étant l'expression d'une liberté individuelle pour qu'il devienne objet d'un possible débat. Son exclusion a priori du champ de la discussion est immédiatement considéré comme une discrimination injuste. Le critère du juste est ainsi pulvérisé et la recherche du consensus n'est plus finalisée par la reconnaissance de ce qui est juste, mais par la construction d'une solution négociée entre les divers partis ayant intérêt à la discussion. On voit ici comment cette logique peut aboutir à la dissolution du politique.

En effet, nous avons vu que les conditions pour avoir accès à la discussion sont certes universelles mais elles sont formelles, c'est-à-dire qu'elles ne s'enracinent pas sur la reconnaissance d'une nature humaine ayant un contenu. Car celle-ci impliquerait des limites qui sont dénoncées comme arbitraires et politiques, donc comme injustes . Autrement dit, la nature a été politisée et par là soustraite au domaine des conditions antérieures et donc " indiscutables " de la discussion démocratique. Plus rien n'empêche que la société débatte, sans en avoir une claire conscience, de ce qui rend possible son existence politique. Or qu'est-ce qui est politique ? Fondamentalement c'est cette chose publique, commune, à laquelle participent tous ceux qui en sont membres. Qu'est-ce qui est alors véritablement commun et sur quoi repose-t-il ?

Dans la version moderne du fondement du politique, le commun est le résultat d'une fiction. Il s'agit de le constituer en manipulant une masse informe d'individus à l'état de nature. Chez Machiavel, puis différemment chez Hobbes et plus tard chez Weber, c'est la monopolisation de la violence immanente à cette masse qui transforme celle-ci et la fait accéder à l'existence politique. Nous l'avons vu, c'est l'État qui est chargé de cette construction artificielle mais qui d'une certaine manière en est également le produit. Car à l'origine de l'État, se trouve la violence brute de l'état de nature qui va réussir à se canaliser, c'est-à-dire à s'auto-limiter. Le commun est donc engendré par l'apparition d'un référent ou d'une tête vers laquelle tous les individus vont se tourner. Par là, ils vont dépasser leur propre singularité et accéder à un monde politique dont le cœur est la loi édictée par cette tête. Ce qu'il faut comprendre, c'est que cette tête est devenue telle par la suprématie qu'elle a acquise sur les autres individus ; autrement dit, la monopolisation de la violence est obtenue par la violence elle-même. Il y a donc une auto-légitimation a posteriori de la violence fondatrice alors que celle-ci, immergée dans les rapports de forces de l'état de nature, était tout aussi arbitraire que les autres. Elle n'avait aucun titre particulier à cette monopolisation. Dans cette tradition, le politique est intrinsèquement marqué par cette genèse. Le droit reste fondamentalement une construction humaine qui a réussi à se dégager de son origine conflictuelle pour acquérir par un procédé fictionnel un statut universel et indiscutable.

À l'évidence, les démocraties libérales fondées sur de tels présupposés sont extrêmement vulnérables aux critiques radicales d'inspiration nietzschéenne qui remettent en cause la soi-disant justice et le soi-disant universel de leur théorie légitimante. Or si ces mêmes démocraties ont réussi à résister victorieusement aux critiques d'inspiration marxiste, elles sont beaucoup plus perméables aux critiques qui épousent en fait une grande partie de leurs présupposés, mais en les retournant par leur radicalisation. Une telle conjonction se voit dans la synthèse libérale-libertaire à laquelle une certaine élite a aboutit dans les années 1980 avec le discours des droits de l'homme poussé au-delà de toutes les limites existantes alors. Ce relativisme s'appuie donc sur un modèle constructiviste que l'on retrouve aussi bien dans les sciences sociales, que dans le positivisme juridique et dans les sciences et technologies du vivant. C'est l'articulation de ces trois domaines qui donne la tournure particulière de nos démocraties contemporaines et qui incite à poser la question : arriveront-elles à se limiter et à reconnaître que le fondement du " commun " est un propre de l'homme qui lui est intrinsèque et donné par sa nature ? Ou bien persévérant sur leur propre discours fondateur ne voudront-elles accueillir comme commun que ce qui aura été construit à partir d'un matériau informe, issu d'un travail de fiction juridique ? Voilà l'enjeu ultime de la Note du cardinal Ratzinger .

Ce texte réaffirme avec force que l'origine du commun, c'est-à-dire du politique, n'est pas une construction humaine par laquelle l'humanité émerge d'un état d'anarchie originelle mais la nature même de l'homme qu'il découvre en lui et ne fait pas. Cette nature a certes besoin d'être " lue " afin d'y discerner ce qui permet à chaque personne de se réaliser dans son bien proprement humain. Cette lecture permet ainsi de découvrir ces inclinations naturelles si souvent incomprises dans leur formulation alors même qu'elles sont immanentes à chaque être humain. Il y a donc une articulation vitale entre vérité anthropologique, bien moral et bien politique.

Il ne s'agit pas de nier la spécificité de l'action politique réglée par la prudence politique qui ne se réduit jamais à la prudence personnelle. Pas de moralisme dans ce texte, sauf à le lire trop vite. Mais un cri d'alarme afin que les chrétiens prennent conscience de la cohérence interne entre chaque action qu'il pose et les principes ultimes qui la régulent. Contrairement à la vulgate actuelle, un principe n'est pas fait pour être transgressé. Toute transgression est un déni de ce principe dans son statut de principe, un refus ou un aveuglement qui plonge dans un désordre objectif, qui déchire la personne mais aussi tout le tissu social et politique dans lequel elle s'insère et auquel elle participe. Admettre la transgression prépare à la négation pure et simple du principe comme tel, ce que l'on a très bien vu ces trente dernières années sur la question du statut de l'embryon. Or c'est l'universalité d'un principe anthropologique ou moral qui fonde le commun et notamment le commun politique, car tous peuvent alors être vus comme réellement participant. À partir du moment où ce principe n'est plus vu que comme une construction, résultat d'une procédure, seuls y participent ceux qui y souscrivent dans la mesure du rapport de forces que ce pseudo-principe arbitraire cristallise. Les limites formant " l'assiette " commune qu'est un corps politique ne sont plus reçues de la nature, principe universel immanent à tous les hommes, puisque celle-ci n'est plus vue que comme le fer de lance d'une idéologie conservatrice (forcément particulière) promouvant un ordre moral liberticide. Ce qui est accessible à la raison humaine est devenu largement opaque pour l'individu contemporain. L'Église, experte en humanité, défend donc ce bien commun de l'intelligence, en affirmant haut et fort que ce texte n'énonce pas des convictions confessionnelles, c'est-à-dire dans le langage actuel, particulières et relatives, mais une saisie d'une vérité rationnelle de droit accessible à tous.

On touche alors ici la difficile question du rapport entre la foi et la raison, et de la possibilité pour l'homme dans sa condition naturelle de reconnaître et de pratiquer le vrai bien moral et politique. Ce n'est pas l'objet de cet article de le développer, mais c'est un présupposé essentiel de la Note . On peut dire analogiquement que ce texte fait pour le politique ce que Fides et Ratio faisait pour la raison humaine. Dans ces temps où les premiers principes de la raison et de l'ordre pratique sont attaqués, il revient aux chrétiens de faire resplendir la beauté et l'intelligibilité de la Création.

Certes, il ne suffit pas de respecter la vérité sur le bien de l'homme pour être un bon politique. C'est même strictement insuffisant. De plus, tout corps politique est particulier alors que nous nous situons ici dans l'universel humain. Mais c'est là que l'on perçoit que le cardinal Ratzinger aborde, comme nous avons essayé de l'expliquer, le politique dans ses conditions les plus radicales et non pas dans les modalités concrètes de la mise en œuvre d'une action prudentielle. Cependant la prudence n'est telle que dans la mesure où elle est ordonnée à la recherche du vrai bien humain. La destruction de celui-ci rend impossible son effectivité et donc toute vie politique proprement humaine.

 

TH C.