Par François de Lacoste Lareymondie,
Liberté politique n° 49, été 2010.

SANS ETRE TOTALEMENT NEUF dans la doctrine sociale de l'Église, le concept de société civile a pris une dimension centrale avec la dernière encyclique de Benoit XVI, Caritas in veritate. Il figure même dans le titre du chapitre III, Fraternité, développement économique et société civile , chapitre central où le pape développe l'un des aspects les plus originaux de son enseignement pour le monde de notre temps, celui qui porte sur l'esprit du don .

De façon très explicite, s'inscrivant dans la lignée de Jean Paul II qui a placé la charité au fondement de la communauté, plutôt que dans celle de Pie XII qui insistait davantage sur la loi naturelle et sa mise en œuvre par la sagesse politique, Benoit XVI commence par rappeler que la charité est un don que tous reçoivent (n. 34). C'est d'elle que, par conséquent, émane la logique du don , qui certes n'exclut pas la justice ni ne se substitue à elle, mais qui conditionne le caractère authentiquement humain du développement : le principe de gratuité comme expression de la fraternité (n. 34).
Rappelant ensuite que Jean Paul II, dans Centesimus annus, avait relevé la nécessité d'un système impliquant trois sujets : le marché, l'État et la société civile , Benoit XVI souligne que son prédécesseur avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité , sans néanmoins l'exclure des autres domaines (n. 38).
Voilà le point où s'origine la réflexion que l'Association des Économistes catholiques et l'Association pour la Fondation de Service politique ont engagée, avec la participation d'Ichtus, lors de leur dernier colloque commun sur la doctrine sociale de l'Église, réflexion en forme d'appel à libérer la société civile .
Entre le donner pour avoir du marché, et le donner par devoir de l'État, il faut rouvrir un large espace à l'agir gratuit parce que, en fin de compte, c'est lui qui donne sens au reste et qui, plus largement, tisse le lien social. Benoit XVI l'exprime fortement : Le duopole exclusif marché/État étouffe la société (n. 39). Nombre d'intervenants au colloque l'ont souligné et ont aussi mis en lumière les multiples voies qui s'ouvrent pour desserrer l'étreinte : que ce soit au niveau de la famille (Jean-Didier Lecaillon), de l'éducation (Armel Pecheul), de la culture (Aude de Kerros), de la solidarité (Jacques Bichot et Jean-Marie Andrès).
Entre l'éthique et la politique
En amont de ces expériences et de ces ouvertures, plusieurs questions critiques se posent pourtant sur la portée et la profondeur de cette véritable innovation introduite par Benoit XVI. Passée l'évidence immédiate d'une intuition fondamentale, il n'en demeure pas moins que les contours de la société civile et son articulation avec la logique du don sont malaisés à cerner, voire empreints d'une ambigüité qu'il est indispensable de lever.
Jean-François Mattei procède à un retour en arrière, sur la genèse du concept. Rappel salutaire et décapant que celui de ses sources historico-philosophiques, totalement corrélées à la Modernité politique : intellectuellement, la société civile est l'héritière du bourgeois de Rousseau, qui n'est rien , et de la société bourgeoise de Hegel, lequel a perçu et théorisé la séparation du politique et du social. Avec eux, nous sommes aux antipodes de la pensée politique classique qui unifiait alors que la pensée moderne dissocie. D'où la dérive actuelle de la politique qui abandonne le service du bien commun de la cité et le gouvernement des hommes pour l'administration des choses . La société civile se construirait-elle sur le dépérissement de l'État entendu comme société politique ?
Le mérite de Jean-Yves Naudet est de montrer comment l'Église, en s'appropriant le terme au fil des encycliques pontificales, en fait évoluer le sens pour l'apparier à tout ce qui se situe entre l'individu et l'État, autrement dit aux corps intermédiaires. L'apport de Benoit XVI consiste dans l'ajout d'une autre distinction, entre société marchande et société civile, d'où les trois domaines sociaux qu'il discerne. Ce qui fait la spécificité de la société civile telle que le pape l'entend aujourd'hui, c'est son contenu éthique, en ce sens qu'elle est, non la source, mais le vecteur par où les fondements moraux de l'agir économique et de l'agir politique sont diffusés dans la société et en imprègnent tous les acteurs. C'est ainsi qu'il peut placer la société civile au cœur du dispositif et en exiger la pleine liberté, liberté qui est aussi celle de la conscience.
Droit naturel et charité
À cette refondation du concept, Mgr Brouwet ajoute une question : de quelle gratuité parle-t-on ? De celle qui se veut pur don , qui s'envisage de façon unilatérale ? Celle-là ne crée pas de lien et s'avère fausse parce qu'en réalité elle se donne sa propre mesure et se contemple dans une satisfaction narcissique : elle appartient à Dieu seul ; tandis que, revendiquée par l'homme, elle en contredit la nature qui est d'abord accueil et réception. Non, celle qui doit être à l'œuvre est celle de la réciprocité qui implique de recevoir autant que de donner, et qui nous conduit à rendre grâce, à reconnaitre le don qui nous est fait ; en d'autres termes, à admettre que nous ne sommes pas autonomes mais dépendants. La logique du don véritable est une logique de la gratitude .
Reste une question non résolue que, de façon provocante mais nécessaire, pose Philippe Bénéton : elle concerne l'ensemble de la doctrine sociale de l'Église dans ses développements actuels. La radicalisation du message, l'innovation même qui fait de la charité le principe dynamique de toute construction sociale durable et vraie, ne suscite-t-elle pas une sérieuse difficulté dans un monde où le christianisme est largement minoritaire ? La charité est une vertu théologale : peut-elle être proposée comme principe social à tous les hommes de bonne volonté ? Peut-elle être placée au cœur de l'économie et de la politique alors que la justice distributive est le moteur de la première et le bien commun la finalité de la seconde ?
Sans doute faut-il surmonter cette contradiction. Benoit XVI lui-même rappelle que la sagesse de l'Église a toujours proposé de tenir compte du péché originel dans l'interprétation des faits sociaux et dans la construction de la société (n. 34), ce qui veut dire tenir compte aussi (et surtout) de la grâce du salut apportée par le Christ, donc de l'espérance qui nous est donnée comme don absolument gratuit . En ce sens, il dépasse la stricte philosophie naturelle pour s'inscrire dans une perspective eschatologique, celle des derniers temps au sens paulinien, dont nous voyons tous les jours la manifestation. Et dans la perspective des derniers temps, seule la charité demeure.
FR. DE L.L.
© Liberté politique n° 49, été 2010. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes et les graphiques, se reporter à la version papier.

 

 

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