Soldats américains au Moyen Orient

Après des semaines d’emballement manichéen, plusieurs organes de presse expriment des doutes sur l’intérêt de l’engagement de la France au côté des rebelles syriens. Il était temps.

Dans cette affaire, Laurent Fabius poursuit strictement la politique d’Alain Juppé,  caractérisée par un parfait  alignement sur les Etats-Unis et la volonté de jouer un rôle en pointe, tant à l’ONU que sur le terrain, pour renverser le régime du président Assad. Comme s’il fallait à tout prix que la France soit, en avant de la meute,  le plus rapide des chiens courants. Tout cela pourquoi ?

Les droits de l’homme ne sont, bien sûr, qu’un alibi. La dictature de la famille Assad existe depuis 40 ans sans qu’on s’en soit jamais ému ; elle s’était plutôt libéralisée ces derniers temps. Des dictatures, au demeurant, il y en a beaucoup dans le monde et des pires, à commencer par l’Arabie saoudite et le Qatar, nos alliés dans le conflit syrien. Des atrocités, il y en aurait eu bien moins si la prétendue rébellion n’avait été renforcée par des éléments étrangers, notamment d’Al Qaida, dotés d’armes sophistiquées par l’OTAN et les pays arabes. Les méthodes des rebelles, pénétrer dans les quartiers centraux pour y prendre en otage la population, y contribuent particulièrement. Les massacres ne sont évidemment pas tous  à mettre sur le seul compte du régime.

La France aurait-elle là un intérêt particulier ? Elle avait certes reçu un mandat de la SDN en Syrie de 1919 à 1945. Or la mission multiséculaire qui justifiait sa présence dans la région, était la protection des minorités chrétiennes. Reniant cette mission historique, elle s’évertue aujourd’hui à détruire le seul régime arabe qui les protège encore et beaucoup fuient déjà les atrocités des  rebelles à leur encontre. Un changement de régime à Damas  signifierait l’accession au pouvoir des islamistes, et donc, comme en Irak, l’exode des deux millions de chrétiens et d’autres minorités.

Allons  plus loin : quels sont les intérêts d’Israël et des Etats-Unis ? Il en existe, certes, mais aucun de décisif au point de justifier les risques ultimes. Détruire un allié de l’Iran ? Le contentieux avec l’Iran est essentiellement nucléaire, un sujet sur lequel l’alliance syrienne n’a guère d’impact. Isoler le Hezbollah ? Mais faut-il mettre tout un pays à feu et à sang pour cela ? L’intérêt d’Israël est-il de voir la Syrie entre les mains des  islamistes ? Est-il de laisser s’approcher des Lieux saints les Turcs qui les ont contrôlés pendant  700 ans et ne l’ont pas oublié ?

Quelque bon motif que l’on puisse trouver à l’intervention indirecte, et peut-être demain directe,  des Etats-Unis  et de la France dans cette affaire, aucun ne paraît à la hauteur du risque encouru.

Ce risque est très clairement celui d’un conflit majeur avec la Russie.

Ne pas se méprendre sur l’attitude de Moscou

Avec quelle naïveté, les capitales occidentales espèrent  « contourner le véto » russe à une action du Conseil de sécurité (dont la France vient de prendre la présidence) en Syrie ! Il est vrai que  Moscou avait envoyé, en début de conflit, des signaux ambigus, laissant entendre par exemple que Bachir-el-Assad n’était pas irremplaçable. Mais ce qu’on a pris pour de la modération était-il autre chose que de la politesse diplomatique ? Pour dissiper toute équivoque, la Russie adresse depuis quelques semaines des signaux clairs qui montrent qu’avec l’appui de la Chine – et aussi des autres BRICs -,  elle ne lâchera pas le régime Assad : envois d’armes et de conseillers militaires, gesticulations maritimes, dernières déclarations de Poutine lui-même.

La Russie, géographiquement proche du Proche-Orient et qui a, elle, le souci de défendre les chrétiens orthodoxes, s’accroche très fort à sa dernière position dans la région. Comment s’en étonner ? Le port de Tartous, sa seule base en Méditerranée, a pour elle un caractère vital. C’est avec beaucoup de légèreté que Washington,  Paris et Londres espèrent la faire céder.   

On ne mesure pas par ailleurs à quel point l’affaire libyenne a été vécue comme une humiliation et une tromperie par les Russes et les Chinois. Ils considèrent que les Occidentaux ont largement outrepassé le mandat que l’ONU, avec leur accord, avait donné et qu’on ne les y reprendra pas.

L’acharnement mis par Washington à vouloir à tout prix renverser le régime Asssad ne semble plus relever d’une rationalité ordinaire mais de l’hybris d’une grande puissance irascible qui ne supporte pas qu’on lui résiste. Celui de la France à lui emboîter le pas est, lui,  parfaitement incompréhensible.

Au temps de la guerre froide, on savait que la divergence des points de vue entre les deux blocs ne devait pas laisser place aux malentendus. Si la paix a pu être alors préservée, c’est que personne n’était dupe de sa propre propagande. Acceptant leurs différences, les uns les autres pouvaient pratiquer le crisis control.  Le manichéisme hystérique, illustré par les récentes déclarations de Juppé, traitant l’attitude des Russes de « criminelle », le permet-il encore ?

« Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre ». Est-ce ce qui arrive aujourd’hui à l’Occident ?   

En poursuivant avec tant d’insistance leur offensive en Syrie  par mercenaires interposés, par des sanctions et par une campagne médiatique sans précédent en temps de paix, les Américains et les Français se sont mis eux-mêmes devant le risque de n’avoir bientôt plus à choisir qu’entre une reculade humiliante et un conflit frontal  avec la Russie dont  les conséquences seraient  incalculables.