Benoit XVI

S’il n’est pas un traître, le majordome de Benoît XVI s’est peut-être sacrifié pour son maître et pour l’Eglise. Oubliant que la fin ne justifie pas les moyens. 

Les photos sont saisissantes. D’abord celle d’un homme crispé, le visage fermé, assis devant Benoît XVI dans la « papamobile » pour le traditionnel « tour de piste » de l’audience du mercredi, Place Saint-Pierre. C’était le matin du 23 mai. Le soir même, Paolo Gabriele, « le majordome du Pape », était arrêté par les gendarmes du Vatican et placé dans une des trois « salles sécurisées » dont dispose le plus petit Etat du monde, à défaut de prison. Les autres photos montrent le visage de Benoît XVI marqué par la souffrance, brusquement vieilli en cette semaine de la Pentecôte, toujours empreint de la même douceur mais une douceur navrée, celle du serviteur souffrant, du Joseph de l’Ancien Testament trahi par ses frères (Jean Mercier, La Vie), de Jésus recevant le baiser de Judas. L’objet de cette souffrance et du délit : un livre : « Sa Sainteté, les papiers secrets de Benoît XVI », publié (en italien) quelques jours plus tôt (le 19 mai) par le journaliste Gianluigi Nuzzi. On y trouve la reproduction in extenso de lettres et de documents confidentiels adressés au pape dont seuls quelques proches de l’entourage de Benoît XVI pouvaient avoir eu connaissance. Parmi eux, son majordome personnel (mais recruté sous Jean-Paul II), un laïc père de famille, estimé de tous, inculpé de « possession illégale de documents secrets » retrouvés à son domicile par les enquêteurs. A eux de découvrir à présent pourquoi le majordome, connu pour sa piété et son attachement viscéral au Pape, aurait trahi son maître et qui l’a aidé à faire « fuiter » la correspondance privée du chef de l’Eglise.

Certes, à ce stade de l’enquête, il n’y a qu’un inculpé : Paolo Gabriele. Il est passible de 30 ans de prison (qu’il effectuerait dans une prison italienne en vertu d’un accord entre le Vatican et l’Italie) pour avoir possédé illégalement des documents appartenant à un chef d'État. Dans une interview à L’Osservatore Romano (30 mai), le Substitut de la Secrétairerie d'Etat, Mgr. Angelo Becciu, a souligné la gravité de la faute : pour Mgr. Becciu, le vol et la publication de ces documents constituent « un acte immoral et d'une extrême gravité. Il ne s'agit pas d'une simple violation, déjà gravissime, du secret auquel chacun a droit, mais d'une agression à la confiance entre le Pape et ses correspondants, venus parfois même lui exprimer leurs protestations. On n'a pas seulement volé des papiers au Pape, mais on a violé la confiance de qui s'est adressé au Vicaire du Christ. On a attenté au ministère même du ministère du Successeur de Pierre ». (VIS)

Reste la question : pourquoi ? Esprit de lucre ? Cela ne cadre guère avec ce que l’on sait de la personnalité du majordome. Volonté de faire « bouger les lignes » grâce au levier du scandale, au risque d’être plus ou moins instrumentalisé ? Sous ce rapport, l’objectif serait déjà en partie atteint : les révélations de « Sa Sainteté, les papiers secrets de Benoît XVI » ont eu pour effet quasi immédiat la démission du président de la banque du Vatican, un laïc lui aussi, Ettore Gotti Tedeschi, en raison de révélations sur certains secrets bancaires tels que les dons. Si l’on en croit la presse italienne, son départ, forcé ou non, aurait fait pleurer Benoît XVI qui l’avait nommé à ce poste pour que l’IOR, la Banque du Vatican, réponde à toutes les exigences de rigueur et de transparence. « La démission d'Ettore Tedeschi n'est pas une bonne nouvelle », analyse Bernard Lecomte, spécialiste du Saint-Siège, dans La Vie (29 mai) : « D'abord parce qu'elle jette l'opprobre sur un personnage qui ne le mérite pas et qui est tout sauf un escroc. C'est une personne de grande qualité, sur le plan personnel. » Ensuite et surtout, parce que cette démission frappe un symbole de la vérité exigée par Benoît XVI en toute matière pour réformer le fonctionnement du Vatican comme de l’ensemble de l’Eglise : « Cette démission, ajoute Bernard Lecomte, montre qu'il y a encore beaucoup de réseaux, de familles, de mouvements qui n'ont pas intérêt à cette transparence.»

Mais le principal personnage visé par le livre est un cardinal, Tarcisio Bertone, le secrétaire d’Etat, deuxième personnage après le pape dans la hiérarchie du Vatican. Rapportées par Jean-Marie Guénois (Le Figaro du 27 mai), les confidences de l’auteur du livre par lequel le scandale arrive, le journaliste italien Gianluigi Nuzzi, mettent plutôt sur la piste d’un « pieux » complot. Son contact (une autre personne que le majordome qu’il dit ne pas connaître) aurait ainsi justifié son acte auprès de lui : «Nous nous sommes retrouvés, vivant ou travaillant au Vatican et avons compris que nous partagions la même perplexité, les mêmes critiques. Nous étions frustrés de nous trouver impuissants devant trop d'injustices, d'intérêts personnels, de vérités cachées. Nous sommes un groupe qui veut agir. (…) Quand ces documents seront publiés, l'action de réforme commencée par Benoît XVI connaîtra une inévitable accélération.» Ce ne serait donc pas contre le pape mais pour le servir, lui et l’Eglise, que les conspirateurs auraient agi ! Mais poursuivaient-ils tous le même but ? Avaient-ils les mêmes intérêts ou s’agit-il d’une coalition de circonstance, les uns manipulant les autres ? L’enquête le démêlera peut-être, mais sûrement pas publiquement, le secret total entourant toute la procédure : instruction, procès, sentence… On a cependant peine à croire qu’il soit encore possible aujourd’hui de préserver ce genre de secrets, surtout si l’inculpé, citoyen italien, saisissait la justice de son pays pour se défendre, comme il en a le droit.

Servir le souverain contre ses principaux collaborateurs, libérer le monarque de son entourage, l’idée n’est pas nouvelle. En l’occurrence, c’est donc le premier collaborateur de Benoît XVI, le cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d’Etat, qui serait la cible principale des conspirateurs. Nommé par Benoît XVI avec lequel il avait collaboré à la Congrégation pour la doctrine de la foi, cet universitaire salésien – un intellectuel et non un diplomate, comme c’ est pourtant la coutume pour cette fonction – a remplacé en 2006 le cardinal Sodano, secrétaire d’Etat sous Jean-Paul II, un an avant le départ prévu de celui-ci. Ayant ainsi évincé Sodano, Benoît XVI, a maintenu Bertone dans ce poste malgré son âge (78 ans, la limite étant de 75 ans depuis Paul VI) et malgré sa réputation d’autoritarisme pesant. Quoi qu’il en soit, ce choix est généralement considéré comme une erreur, le secrétaire d’Etat ayant plutôt embrouillé que diligenté les affaires dont Benoît XVI a fait une priorité, avec un courage dont l’Histoire lui rendra hommage : la levée du tabou sur le fondateur de la Légion du Christ et la refondation en cours de cette congrégation, la lutte ouverte contre les scandales de pédophilie dans l’Eglise, le retour dans son giron de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, la transparence morale et financière. En somme, la face sombre de l’héritage que lui a légué son bienheureux prédécesseur dont le charisme, l’ardeur missionnaire puis la maladie n’ont pas favorisé la gouvernance de la barque de Pierre. Portant un diagnostic très lucide sur la situation dès le début de son pontificat, Benoît XVI aura été moins clairvoyant sur les moyens à mettre en œuvre pour redresser la barre, à commencer par le choix du capitaine (le Secrétaire d’Etat dont dépend 90% de l’exécution des ordres).

Fameux « coup de tabac » donc, comme disent les loups de mer. Mais pas un naufrage, évidement, puisque la barque de Pierre est insubmersible ! Ce n’est pas « une tragédie » a commenté devant les journalistes le porte-parole du Vatican, le Père jésuite Lombardi. Néanmoins « une épreuve lourde pour le Pape et la curie », « un chemin ardu de vérité pour restaurer la confiance ». La tâche immédiate d’écoper incombe à un juge d’instruction du Vatican et à une commission d’enquête formée de trois vieux cardinaux habitués à respecter la consigne latine inscrite sur un mur du Vatican : « festina lente » (« hâte-toi lentement »), l’Espagnol Julian Herranz, 82 ans, le Slovaque Joseph Tomko, 88 ans, et l’Italien Salvatore di Giorgi, 81 ans, ancien archevêque de Palerme. Tous travaillent sur la base des informations fournies par la gendarmerie du Vatican avec des moyens actuels (écoutes téléphoniques, examens des courriels etc.)

Reste pour apprécier la situation un paramètre qu’oublient nombre de commentateurs : la foi du pape. Comme l’a souligné Gérard Leclerc (sur RND, 31 mai), Benoît XVI aura dit l’essentiel sur cette affaire en citant l’Evangile selon saint Mattieu à la veille de la Pentecôte : « La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, la tempête a soufflé et s’est abattue sur cette maison ; la maison ne s’est pas écroulée, car elle était fondée sur le roc. » L’Eglise en a vu d’autres, et tout particulièrement le Saint-Siège, la plus vieille institution de l’histoire. Dieu se sert de tout, « même du péché » pour conduire son troupeau, brebis et pasteurs, jusque dans la vie éternelle. En attendant, Il vient d’envoyer un message fort au successeur de Pierre. Quelque chose comme : « Il reste encore un fameux ménage à faire dans la maison, Benoît ! »