Après les excellents articles de Thierry Boutet et de Jean-Yves Naudet, je reviens sur le texte du Conseil pontifical ‘Justice et Paix' de fin octobre  2011 (‘Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d'une autorité publique à compétence universelle') [1], notamment sous l'angle des proposions concrètes.

Le message est mis à juste titre sous le signe de la recherche de principes et valeurs ‘culturelles et morales'. Cette partie morale et idéologique est traitée de façon classique : le pape s'est exprimé fréquemment en ce sens. Le Conseil souligne justement les failles d'idéologies prégnantes et de pratiques irresponsables ; sur ces points bien connus et indiscutables il y a peu à ajouter.

Le Conseil rappelle parallèlement le besoin de rechercher les ‘causes et les solutions de nature politique, économique et technique'. Mais il s'étend assez peu sur cette analyse, parlant surtout de l'expansion du crédit bancaire, de sa détérioration, et des bulles spéculatives. Mais on remarque l'absence d'analyse du rôle et des responsabilités des Etats (sauf dans la dérégulation), des banques centrales (pourtant responsables du contrôle de la création de monnaie), ou des déficits publics, pourtant au centre de la crise en cours de la zone euro. De même, le fonctionnement des marchés n'est pas analysé. Il résulte de la faiblesse de ces bases que le passage aux propositions apparaît comme un saut logique.

Ces propositions se divisent en deux : une autorité mondiale et trois propositions pratiques. S'agissant de l'autorité mondiale, le Conseil s'appuie sur le texte de Caritas in veritate mais y ajoute semble-t-il plus de détails, tout en restant dans la description d'un idéal. Il me paraît en outre plus insistant dans une sorte de sentiment d'urgence et même d'exigence divine impérieuse. Il conclut en effet sur la nécessité désormais de dépasser le niveau des Etats-nations et de tout l'ordre international qui régit leurs rapports. Selon lui, les conditions existent ‘donc' pour le dépassement définitif d'un tel ordre ‘westphalien' qui certes admet l'exigence de coopération mais pas l'intégration des souverainetés ; or un transfert partiel serait selon lui nécessaire pour le bien commun [2]. Il s'agit là d'un devoir pour tous, pour le bien commun de l'humanité et l'avenir tout court [3]. Le Conseil qualifie même cela ‘d'appel spécifique de l'Esprit saint', important au Royaume de Dieu [4]. Dans un monde en voie de globalisation rapide, la référence à une Autorité mondiale devient, dit-il, ‘l'unique horizon compatible avec les réalités nouvelles de notre temps et les besoins de l'espèce humaine'. Si on lit bien, cela veut dire qu'il y a urgence à créer une souveraineté supranationale. On est donc bien au-delà du besoin immédiat, indiscutable mais déjà difficile à réaliser de façon opérationnelle, du renforcement des organismes existants de supervision mondiale des marchés (OICV) et des banques (Comité de Bâle), qui restent des organismes de concertation.

Un tel objectif va bien au-delà des textes antérieurs, mais surtout est totalement décalé par rapport aux réalités prudentielles de ce monde. On peut en effet évidemment toujours profiler un tel idéal à long terme ; il se trouve qu'aujourd'hui on est très loin non seulement de la réalisation pratique, mais même de la définition des conditions de succès. Il ne suffit par exemple pas de dire que l'autorité mondiale ‘doit' respecter tous les peuples, toutes les cultures et toutes les options pour assurer qu'elle le ferait. La référence à l'Onu est ici inquiétante ; cet organisme, utile par ailleurs pour le dialogue, n'est sûrement pas un modèle de prise de décision. Corrélativement, il ne suffit pas de parler abstraitement de subsidiarité pour donner un modèle même général de ce que cela pourrait signifier au niveau mondial. En particulier, n'est pas évoquée la question de la base de légitimité politique de cette Autorité, et sa relation avec la légitimité démocratique, une démocratie mondiale paraissant quelque peu utopique et fort peu subsidiaire.

Il en va de même d'un projet comme celui d'une ‘Banque centrale mondiale', d'autant plus curieux qu'on met de côté le FMI qui est ce qui y ressemble le plus actuellement. Comment définir une Banque centrale sans parler de ce qu'on pense devoir être la monnaie ?  Comment proposer une banque au niveau mondial alors que la zone euro s'avère extrêmement difficile à calibrer, pas nécessairement stable ni même compatible avec des institutions démocratiques (qui sont nationales) ?

Restent les trois mesures concrètes. Sur ce point, il faut, dit le Conseil, ‘récupérer' le primat du spirituel et de l'éthique et avec eux du politique qui est responsable du Bien commun, sur l'économie et la finance : il s'agir de ramener celles-ci dans les limites de leur vraie vocation et de leurs responsabilités au service de la personne, au-delà de tout  économisme plat  et de tout mercantilisme orienté sur les seuls résultats [5].  Sur la base d'une approche de ce type le Conseil demande qu'on réfléchisse, ‘par exemple', à trois mesures. Une taxation [6] des transactions financières, notamment à des fins de développement global et de solidarité avec les économies des pays frappées par la crise ; une recapitalisation [7] des banques y compris sur fonds publics, ce soutien étant subordonné à l'adoption de comportements ‘vertueux' et au développement de l'économie réelle ; la définition du cadre de l'activité de crédit ordinaire et de banque d'investissement, ce qui, dit-il, permettrait une discipline plus efficace des marchés de l'ombre qui sont sans contrôle ni limite [8].

Ces mesures sont donc mises sur le compte d'une analyse morale, mais leur base morale et a fortiori technique n'est pas explicitée. Or on ne voit pas bien en quoi déjà la recapitalisation ou la séparation des activités relèvent de la morale. Ce sont en outre des mesures disputées, dont les avantages et inconvénients ne vont pas de soi. La recapitalisation générale des banques a été déjà décidée (Bâle III et décisions du G 20 sur les banques systémiques), à un niveau d'exigence déjà élevé et qui va freiner les banques dans leur métier le plus classique et le moins discuté. S'il y a un besoin au-delà, il est local et spécifique à telle ou telle banque (cas en Europe). Si cela se produit, que l'Etat demande en échange un comportement ‘vertueux' est alors logique. Mais il est vrai aussi que les exemples passés d'immixtion des Etats dans la gestion des banques ne sont ni une réussite, ni un modèle de vertu.

Quant à la définition (on comprend la séparation) du cadre d'activité des banques, elle n'aiderait en rien au contrôle des  marchés de l'ombre  comme dit le texte : ceux-ci demandent des règles dédiées. Le principal intérêt d'une séparation est de mettre à part la banque de détail ; soit au motif (faux d'ailleurs) qu'elle serait moins risquée que la banque d'investissement, soit par ce qu'il est jugé plus normal de la sauver en cas de crise (et ceci peut se défendre). Mais la priorité n'est pas là : elle est dans l'examen de ces activités elles-mêmes, des deux côtés, et de leurs profits ou risques ; d'où on déduit une régulation adaptée. La seule séparation laisse chacun avec ses pratiques actuelles : or le Conseil les juge insuffisamment éthiques. On notera en outre que la question du fonctionnement même des marchés financiers n'est pas même évoquée dans le document ; elle est pourtant au centre de la crise (transparence, orientation court terme, auto-centrage, spéculation etc.) ; paradoxalement les textes du pape vont plus loin - tout en restant eux aussi assez généraux. C'est pourtant là qu'est la question centrale : comme le texte (à raison) ne remet pas en cause les marchés eux-mêmes, mais les critique sur le plan éthique, comment les assainir, les moraliser ? Il n'en dit mot.

De son côté, dans son principe, la troisième idée, la taxation relève effectivement d'une appréciation morale : il est normal que la finance contribue pour sa part au financement des activités communes.  Mais cette constatation de bon sens ne dit pas si ce doit être une taxe sur les transactions, ou une taxe sur l'activité, ou une autre encore. Or une taxe sur les transactions comme celle recommandée est très difficile à percevoir et doit impérativement être mondiale ou en tout cas internationale, sinon la base fiscale fuit (les opérations) ; de plus elle n'est pas neutre économiquement puisqu'elle frappe chaque opération (sans élimination des doubles impositions comme la TVA) : ce peut être un bien (si on veut éliminer des transactions jugées mauvaises), ou un mal (en renchérissant ou éliminant des opérations utiles), mais une taxation ne permet pas de discerner entre les uns et les autres. Mieux vaudrait alors intervenir directement en régulant les opérations en question. Et si on veut taxer la finance, plutôt que les transactions, mieux vaut prendre comme cible ceux des profits qu'on juge anormaux.

On notera en conclusion un point majeur : en supposant même, contrairement à nos remarques, que ces trois actions soient justifiées et mises en œuvre, on ne voit pas en quoi cela changerait de façon significative la finance internationale et plus encore les valeurs qui l'animent. L'objectif affiché n'est dès lors pas atteint, sans doute parce qu'on s'est borné à reprendre des idées répandues sans examiner leur cohérence avec l'objectif de l'Eglise, qui est quelque peu différent et met au centre une idée de Bien commun qui n'est pas si partagée.  Une analyse plus rigoureuse et plus précise de la situation aurait permis de faire sensiblement mieux, et d'avoir un réel apport.

 

 

[1] Nous citons ci-après le texte en note (site du Vatican). La traduction paraît faite de l'italien, sans doute texte initial.

[2] Il existe donc les conditions pour dépasser un ordre international westphalien , dans lequel les Etats ressentent l'exigence de la coopération mais sans saisir l'occasion d'intégrer les souverainetés respectives pour le bien commun des peuples. Il revient aux générations actuelles de reconnaître et d'accepter en toute conscience cette nouvelle dynamique mondiale vers la réalisation d'un bien commun universel. Certes, cette transformation s'effectuera au prix d'un transfert, graduel et équilibré, d'une partie des attributions nationales à une Autorité mondiale et aux Autorités régionales, ce qui s'avère nécessaire à un moment où le dynamisme de la société humaine et de l'économie, ainsi que le progrès de la technologie, transcendent les frontières qui se trouvent en fait déjà érodées dans l'univers mondialisé.

[3] La conception d'une nouvelle société et la construction de nouvelles institutions ayant une vocation et une compétence universelles sont une prérogative et un devoir pour tous, sans aucune distinction. C'est le bien commun et l'avenir même de l'humanité qui sont en jeu.

[4] Dans ce contexte, chaque chrétien est spécialement appelé par l'Esprit à s'engager, avec décision et générosité, afin que les nombreuses dynamiques à l'œuvre s'orientent vers des perspectives de fraternité et de bien commun. D'immenses chantiers d'activité s'ouvrent pour le développement intégral des peuples et de chaque personne.

[5] Dans un tel processus, il est nécessaire de retrouver la primauté du spirituel et de l'éthique et, en même temps, de la politique — responsable du bien commun — sur l'économie et la finance. Celles-ci doivent, au vu de leurs responsabilités évidentes envers la société, être ramenées dans les limites de leur vocation et de leur fonction réelles, y compris celle sociale, afin de donner vie à des marchés et des institutions financières qui soient véritablement au service de la personne, c'est-à-dire capables de répondre aux exigences du bien commun et de la fraternité universelle, en transcendant toutes les formes de stagnation économique et de mercantilisme performatif.

[6] Sur des mesures de taxation des transactions financières, avec l'application de taux justes d'impôt, avec des charges proportionnées à la complexité des opérations, surtout de celles réalisées dans le marché secondaire . Une telle taxation serait très utile pour promouvoir le développement mondial et durable selon les principes de justice sociale et de solidarité, et elle pourrait contribuer à la constitution d'une réserve mondiale destinée à soutenir les économies des pays touchés par la crise, ainsi que la restauration de leur système monétaire et financier.

[7] Sur des formes de recapitalisation des banques avec aussi des fonds publics, en mettant comme condition à ce soutien un comportement vertueux et finalisé à développer l'économie réelle .

[8] Sur la définition du cadre de l'activité de crédit ordinaire et d'Investment Banking. Une telle distinction permettrait d'instaurer une discipline plus efficace des marchés-ombre privés de tout contrôle et de toute limite.

 

 

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