Qu'on me pardonne cette pédanterie ; mais il est bien vrai qu'il n'y a rien de nouveau, du moins quant à la nature de la crise de la dette publique. Par contre, au fur et à mesure que l'on parvient au bout des expédients, l'heure de vérité approche [1].

Les précédents plans de sauvetage financier n'ont pas fonctionné et cela commence à se voir : la crise ne passera peut-être pas l'été. Aussi voudrai-je, en ce début de vacances, fournir à nos lecteurs quelques clés de compréhension des événements susceptibles d'intervenir au cours des prochaines semaines.

Les raisons profondes de l'échec des plans précédents sont au nombre de trois : l'excès général d'endettement, la peur de la réalité et l'inaptitude politique à traiter la crise au-delà des mesures d'urgence.

L'excès général d'endettement

C'est à tort que, pendant longtemps, on s'est focalisé sur la seule dette des États : tous les acteurs économiques des pays occidentaux sont concernés par l'excès d'endettement, États, collectivités locales, systèmes de prévoyance et de sécurité sociale, banques et entreprises, et bien entendu les ménages, c'est-à-dire vous et moi. À des degrés variables selon les pays : en Islande et en Irlande, c'est le surdimensionnement des banques – donc de l'activité de crédit – qui a provoqué la faillite ; en Espagne, les défaillances sont venues d'un marché immobilier démesurément gonflé ; aux États-Unis aussi, en y ajoutant le développement inconsidéré du crédit à la consommation et les mécanismes pervers de la titrisation qui ont diffusé le risque un peu partout de façon non maîtrisable ; et partout évidemment des budgets publics en déséquilibre depuis plus ou moins longtemps.

Mais en traitant les éruptions successives comme on l'a fait, par le transfert des dettes privées sur les États pour sauver les banques et éviter la panne économique, on a fini par faire de la dette publique le point de crispation ultime. Le summum est atteint aux USA où, depuis le mois de mai, l'État fédéral ne peut plus emprunter puisqu'il est parvenu au plafond de 14 300 Md$ autorisé par le Congrès et qu'il vit d'expédients. Vient un moment où la mule est trop chargée.

Il y a vingt ans, lors de la négociation du traité de Maastricht, on estimait que le plafond acceptable de la dette publique se situait à 60% du PIB. Il y a deux ans, les économistes nous ont savamment expliqué que c'était 80%. On veut nous faire croire aujourd'hui que la spirale infernale de la dette démarrerait à 90% du PIB [2].

En vérité, ce plafond n'est pas déterminable a priori, mais dépend de trois facteurs :

  • Le niveau des taux d'intérêt : plus ils sont bas, plus on peut s'endetter, et plus il est tentant de le faire ;
  • La proportion des dépenses publiques financées chaque année par emprunt : chacun comprendra que, toutes choses égales par ailleurs et quel que soit l'encours global de la dette, plus la proportion du déficit par rapport au budget annuel est importante, plus il est difficile de corriger la trajectoire ;
  • La vitalité de l'économie sous-jacente et sa capacité à rebondir pour générer des recettes fiscales.

La peur de la réalité

En abordant le problème des dettes publiques comme on le fait pour la Grèce et les autres mauvais élèves européens, on n'a aucune chance de le régler : les taux d'intérêt punitifs aggravent la situation ; les mesures d'austérité draconiennes pénalisent l'économie ; et remplacer des dettes que les marchés ne veulent plus refinancer par d'autres dettes consenties par les États-frères revient à faire comme le sapeur Camembert qui creusait des trous pour en boucher d'autres.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut regarder la réalité en face, c'est-à-dire admettre que les dettes publiques ne pourront pas être toutes remboursées. À l'origine se trouve l'idée que le crédit alimente la croissance, et que la croissance permettrait de rembourser les dettes. C'est vrai jusqu'à un certain point, à condition de financer à crédit des investissements productifs, non des charges courantes, lorsque la population est jeune, que la démographie est dynamique et que les besoins insatisfaits sont grands. Ces conditions ne sont plus remplies depuis belle lurette parce que nos économies sont matures, que notre démographie est en ruine, et que nous empruntons pour nos dépenses quotidiennes.

On sait à présent que les générations futures ne pourront pas assumer la charge que nous avons reportée sur elles. Encore faut-il passer d'une affirmation théorique à une détermination opératoire car le coût est élevé. Voilà pourquoi, depuis des mois, on s'acharne à maintenir la Grèce sous perfusion. Sa défaillance obligerait tous les porteurs de dette à passer des pertes : évidemment, personne ne veut payer. Considérées seules, les banques allemandes et françaises pourraient supporter cette charge qu'elles ont commencé à provisionner ; mais les banques grecques, qui sont les principales créancières de leur État, iraient au tapis avec des effets de chaîne déjà plus difficiles à gérer ; la BCE elle-même, qui porte près de 50 Md€ d'emprunts grecs, serait lourdement affectée ; du coup, les autres pays périphériques se trouveraient dans la ligne de mire, les mêmes causes produisant les mêmes effets ; etc. Mais plus on attend, plus cela coûte cher : il y a six mois, on estimait le coût d'un défaut grec à 30% du montant de sa dette ; aujourd'hui plutôt à 50%.

Malheur donc à celui par qui le scandale va survenir.

L'inaptitude politique à affronter la crise

L'inaptitude est évidente en Europe qui, de sommet en sommet, de négociations laborieuses en compromis boiteux, fait toujours trop peu et trop tard. Vient un moment où les effets d'annonce ne suffisent plus à calmer le jeu. L'Europe a agi efficacement une fois, à l'automne 2008, sans doute à cause de la soudaineté de la crise, mais aussi grâce à la présidence française.

Aussitôt après, elle est retombée dans ses ornières habituelles, faites de querelles de préséance ouvertes par une Commission imbue de ses droits et enfermée dans ses dogmes, de freins actionnés par les petits États dont la vision est souvent un peu courte et qui craignent la tutelle des grands, de tiraillements internes à chacun qui paralysent tantôt l'un tantôt l'autre, et globalement de l'absence d'autorité de tous ses dirigeants, soit parce qu'ils en sont dénués, soit parce qu'ils l'ont consumée.

Dans ce diagnostic, ne négligeons pas le juridisme qui imprègne le système communautaire. Soit disant fait pour protéger l'esprit des traités, en réalité il est le fruit des innombrables précautions introduites par chacun. Si la BCE est arc-boutée contre l'idée d'un défaut grec, outre ce que cela lui coûterait, c'est aussi parce que le traité de Maastricht et l'accord qui a institué le Fonds Européen de Solidarité Financière l'obligent à se barder de garanties lorsqu'elle intervient sur les dettes publiques. Soit elle agit efficacement mais en enfreignant les traités et elle sera trainée devant la Cour de Justice qui la condamnera ; soit elle respecte les traités, mais elle empêche de trouver une solution qui passe nécessairement par l'acceptation du défaut. C'est une des raisons pour lesquelles l'élaboration de solutions communautaires est si laborieuse : il faut à chaque fois renégocier les traités...

Contrairement aux idées reçues, la faiblesse politique n'est pas moindre outre-Atlantique. Si le Président Obama a fait illusion pendant quelque temps, son peu d'autorité et son manque de fermeté dans la conduite du gouvernement se voient aujourd'hui. D'où les concessions qu'il a systématiquement consenties aux congressistes républicains depuis que ceux-ci ont pris la majorité à l'automne dernier, insuffisantes néanmoins pour les satisfaire mais excessives aux yeux de son propre camp. Comment va-t-il négocier d'ici le 2 août le rehaussement du plafond d'endettement de l'État fédéral et trouver une solution durable alors que ce sont 40% des dépenses fédérales qui sont financées à crédit ? Peut-on réduire cette impasse autrement qu'en pesant très fortement à la fois sur les dépenses et les recettes ? Et le faire quand s'ouvre là-bas aussi la campagne présidentielle ?

Comment en sortira-t-on ?

À vrai dire, personne ne le sait, tant il est vrai que l'ampleur des dettes appelle une multitude de mesures lourdes dans tous les domaines : aussi bien sur le train de vie des États (avec quels arbitrages sur les fonctions essentielles de défense, de sécurité, de justice ?) que sur les autres collectivités publiques, sur les régimes de retraite qui, nulle part, ne sont durablement financés, et sur les systèmes de santé publique dont le coût, par nature, ne connaît pas de limite, mais aussi sur notre propre train de vie et toutes les services gratuits qui ont un coût diffus pesant sur la collectivité. Ce que l'on sait avec certitude, c'est que dans aucun pays développé on n'a encore pris la mesure des efforts à faire pour redresser la situation.

Il ne faut pas compter sur la croissance pour y suppléer ; j'ai déjà dit pourquoi. Pas davantage sur l'inflation (je parle de la véritable inflation, à 7, 10, 15% et plus comme nous l'avons connue pour la dernière fois dans les années 80, non des 2 ou 3% qui font frémir M. Trichet). Outre qu'elle engendre de graves injustices et de profondes distorsions économiques, elle ne peut pas se propager dans une économie ouverte car le mécanisme d'entraînement prix/salaires ne peut pas s'enclencher : il bute sur les salaires en raison de la concurrence des pays émergents ; il est bloqué par les rentiers que nous sommes devenus et qui sont aptes à défendre leurs privilèges sur le terrain politique ; enfin le repli se retournerait contre nous en raison de la trop grande interdépendance des activités économiques [3].

Être attentif à ce qui se passe

Les signaux susceptibles de faire détonateur peuvent être très divers, parfois imperceptibles par les non-initiés, parfois tellement massifs qu'on ne les voit même plus. J'en identifie au moins cinq possibles ; trois sont d'ordre politique, et deux d'ordre technique :

  • Un blocage des négociations entre républicains et démocrates sur le rehaussement du plafond de la dette fédérale américaine : ce ne serait pas la première fois, avec la conséquence que le gouvernement fédéral fermerait ses services (temporairement bien sûr) dans un bras de fer habituel entre le Président et le Congrès ; mais est-ce que, cette fois-ci, pareille mesure ne serait pas interprétée autrement ? Si l'étape du mois d'août est franchie, restera celle de l'hiver prochain quand il faudra arrêter le budget fédéral.
  • Un blocage des décisions au niveau européen : par exemple en raison d'un clivage insurmontable entre deux camps opposés, les partisans d'une participation de tous les créanciers au coût du sauvetage de la Grèce, quitte à ce que celle-ci soit mise en défaut, et ceux qui le redoutent parce que s'amorcerait alors la réaction en chaîne ;
  • Un accident politique qui proviendrait de la paralysie du gouvernement d'un grand pays européen (je pense à l'Italie ou à l'Espagne, mais pas uniquement) ; peut-on se passer de l'un d'eux, surtout s'il est fragile alors que les petits, comme la Belgique, peuvent s'inscrire aux abonnés absents ?
  • Une hausse des taux qui se propagerait rapidement et de façon non maîtrisée : les taux d'intérêt sont repartis à la hausse depuis plusieurs mois, lentement ; si le mouvement s'accélère trop, quelle qu'en soit la raison (perte de confiance, prise en compte du risque de défaut, effet imprévu de la fin des mesures  non-conventionnelles  de refinancement des banques et de l'économie, etc.), l'évidence du caractère insoutenable de la dette pourrait tout à coup crever les yeux !
  • Un accident sur les marchés ou dans les systèmes de refinancement qui bloquerait la machine : c'est l'hypothèse la moins probable tant les techniciens sont attentifs et habiles. Mais cela a failli arriver lors de la faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008, et au mois de mai 2010 quand une grande banque européenne a dû, en urgence, un vendredi soir, emprunter des dizaines de milliards d'euros auprès de la BCE parce que sa trésorerie s'est trouvée brutalement en panne (erreur de calcul, effet de rumeurs ? peu importe).

 

Il faut se méfier des impondérables. L'écume ne fait pas la vague ; mais elle la révèle et peut noyer qui n'y prend pas garde.

 

 

[1] Je ne vais pas ennuyer les lecteurs en leur répétant ce qu'ils savent déjà ni en les ensevelissant sous les chiffres. Qu'ils m'autorisent à les renvoyer à ce qui a déjà été publié, et s'ils ont l'indulgence de les consulter, à mes précédents articles :

Ainsi que l'article  Le nœud moral de la crise , publié dans le n° 45 de la revue Liberté politique (juin 2009).

[2] Selon le dernier rapport de la Cour des Comptes sur les perspectives des finances publiques publié au mois de juin.

[3] De cette interdépendance, on a eu une illustration lors du tsunami japonais : il a détruit quelques usines d'obscurs équipementiers automobiles qui alimentaient une proportion notable des constructeurs dans le monde entier. Cela a suffit à les impacter tous à des degrés divers : leurs délais de livraison se sont considérablement allongés ; certains ont mis des mois à sen remettre et à trouver, parfois à prix d'or, des solutions de rechange.

 

 

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