L’âge des sophistes, des économistes et des calculateurs.

[Source : Nouvelles de France]

Les débats politiques des primaires de la droite, du 13 octobre puis du 3 novembre, au-delà du divertissement qui jouxtait au règlement de compte mal digéré entre copains, façon OK Corral, se sont surtout enlisés sous un amoncellement de chiffres et de mesures lancés à la pelle par les candidats, à l’exception notoire de JF Poisson qui, au lieu de balancer ses billes à la mitraillette, a préféré les poser en jalons pour l’après élection, comme le petit poucet de la primaire qu’il est.

C’est à qui crée le plus de places de prison ; recrute le plus de fonctionnaires de police ; le plus d’enseignants ; à qui supprime le plus d’emplois publics (ah mais les contractuels alors ? ah oui mais attention ce n’est pas la même chose, il faut être sérieux ; moi je suis sérieux ; enfin tu connais pas le dossier, quoi) ; à qui crée un parquet spécialisé ; à qui fait la semaine des 35, 39 ou 42 heures ; à qui fait de l’internement préventif de radicalisés sous contrôle du juge ; ou non, sous contrôle de l’administration ; à qui enlève la nationalité ; à qui la garde ; à qui fixe un quota de migrants ; à qui différencie migrant d’ici et migrant de là ; à qui dit combien de regroupement filial parmi les 90% des 10% des 2/3 de la population qui toque à notre porte ; à qui parle aux qataris mais pas trop ; à qui réduit la dette ou limite le déficit de 0,2 points ; à qui augmente l’âge de la retraite, (64, dit l’un ; aha, 65, moi, dit l’autre, tout fier) ; à qui dit quand on peut tirer lorsqu’on est policier (avant ou après avoir allumé le cocktail molotov ?). Tout se passe comme si Edmund Burke avait raison : « L’âge de la chevalerie est passé; celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais. »

Peut être est-ce l’essence d’une primaire, où les candidats sont globalement d’un même bord, et donc ne diffèrent qu’à la marge (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je trouve cet exercice vide de sens) ; peut-être est-ce en raison de l’attitude de roquets des journalistes, interrompant à tort et à travers sans permettre le déroulement d’une pensée linéaire avec, à la bouche constamment, le mot « combien », pour mieux remplir leurs tableaux excell de chiffres et de petites croix selon le catalogue de mesures proposées, et dresser des résumés statistiques plus rapidement dans une belle infographie pastel qui nous mâchera l’information, à nous citoyens abrutis.

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Mais peut être est-ce aussi une façon de concevoir le politique qui se dessine depuis plusieurs dizaines d’années. Comme si, après le gaullisme, puis le virage libéral, puis enfin le double virage (chez les socialistes, tout est double en général) du grand soir mitterrandien, la France épuisée du politique n’avait plus besoin que de petits bureaucrates besogneux, ah, disons-le, de « managers publics » qui ne créent pas ni ne construisent d’ouvrages, mais qui gèrent l’existant. Qui administrent. Mitterrand l’avait dit : « je serai le dernier grand président ; après moi il n’y aura que des gestionnaires et des comptables ».

Après les États asservis aux idéologies, dont on a vu les effets dévastateurs au XXe siècle, viendraient ainsi les États organisateurs, donc neutres et relativistes, laissant aux individus le droit de poursuivre les finalités qu’ils désirent ; ils ne sont chargés que d’administrer. L’idée serait que l’Etat ne peut, dans un monde globalisé, multiculturel, et « désenchanté » (comprendre : revenu des utopies du siècle moderne) qu’être neutre axiologiquement, une sorte de coquille vide qu’il faut simplement peaufiner. Une voiture roulant au diesel qu’il faudrait moderniser à l’électricité, peu importe où elle nous mène.

 

En son interprétation la plus noble, cette théorie « espère » que les individus s’assembleront pour poursuivre un bien commun ; elle abdique simplement la possibilité pour le politique en tant qu’autorité publique de porter un tel projet. Elle rabaisse ainsi le politique à un simple rôle de régulateur, se refusant à incarner quoique ce soit. Le politique ne construit plus rien, mais apparie les divers intérêts individuels.

 

Or cette théorie est une idéologie. Elle précipite elle-même, de manière proactive, une vision anthropologique de la société qui n’est plus conçue que comme un assemblement d’individus poursuivant des intérêts qui s’entrechoquent et qu’il s’agirait simplement de concilier,  en aucun cas de faire travailler ensemble – ce qu’on pourrait croire (naïfs !) comme étant la vocation du politique. Le vieux dire de Hume, exhumé à nouveau, est auto-réalisateur. : à force de penser que, pour gouverner, « every man must be supposed a knave », et que la société n’est qu’une meute de loups ne pouvant être domestiquée que par l’intérêt égoïste et rationnel au moyen de politiques dites « incitatives », cette pensée devient réalité en s’appuyant sur le penchant naturel de l’homme au repli sur soi, identifié par Tocqueville. C’est en abdiquant toute finalité extérieure à l’individu que le politique accouche de l’homme individualiste. Ce faisant, cette idéologie limite l’ambition de nos sociétés qui ne doivent plus qu’éviter de faire le mal – plutôt que de chercher à faire le bien. Et regarde avec méfiance tout corps intermédiaire qui ose prétendre promouvoir quoique ce soit d’autre que l’intérêt des individus, que ce corps soit écoles, familles, Églises, ou syndicats. Tous ces affreux déterminismes qui nous aliènent.

C’est d’autant plus vrai que l’économisme ambiant favorise cet individualisme. D’une part, il déconstruit l’homme et le réduit à son seul intérêt, comme si la poursuite de ce dernier était une loi naturelle nécessaire qui le détermine (ne pas agir en fonction de son intérêt individuel est ainsi marqué du sceau de « l’irrationnel », exit donc l’altruisme ou la gratuité) ; d’autre part, posant le vide de l’existence et le règne de la matière, il fait de la jouissance de cette dernière et du confort hédoniste le seul horizon de vie des individus, leur promettant – au moins – la satisfaction de « se faire plaisir » tant que leur vie sur terre le leur permet, et enrichissant, là aussi, quelques « élus » eux-mêmes soumis à la même folie. La raison n’est alors plus que celle de l’intérêt économique cherchant à maximiser son avantage. Ne plus concevoir que l’individu et que ses intérêts est par ailleurs rendu possible par l’utopie économiste qui veut faire du monde un village global de paix et de tolérance, et qui voit comme source de progrès linéaire non plus la dialectique des classes mais la dialectique schumpéterienne – essentiellement individualiste – pour la croissance infinie. Comme l’explique Natacha Polony, « L’économisme, cette idéologie de réduction des différents champs de l’action humaine à leur dimension économique, n’est donc rien d’autre qu’un totalitarisme d’autant plus efficace qu’il repose sur le consentement des individus. Qui serait contre la prospérité ? Qui serait contre la liberté ? ».

Alors, lorsque la seule valeur commune qui nous rassemble n’est que la poursuite de nos intérêts individuels, comment faire nation ? Quelle cohésion possible ? Quelle solidarité possible ? Comment voir la politique sociale autrement que comme une spoliation de la propriété individuelle ? Quels projets sont proposés aux Français ? Quel sens à notre vie ensemble ? Comment redonner goût au débat public ? Réparer le vélo qui tombe en miette, d’accord ; continuer à pédaler pour éviter que le vélo ne tombe, soit ; mais pédaler, pour aller où ?

Paul-François Schira