Louis IX, le roi qui soutînt l’œuvre intellectuelle des dominicains

L’Église et la France fêtent le saint roi Louis IX le 25 août. L’année du 800e anniversaire de la naissance des Frères Prêcheurs, un rapprochement historique s’impose : la naissance de saint Louis en 1214, entre l’arrivée des dominicains à Toulouse en 1215 et à Paris en 1217. Les relations entre le roi mendiant et les Frères Prêcheurs furent très étroites. Le roi soutînt en particulier l’œuvre intellectuelle de cette “communauté nouvelle” de l’époque.

L’ORDRE des Prêcheurs naît en France à Fanjeaux (1206) puis à Toulouse (1215), et s’installe à Paris en 1217. La vie de saint Louis correspond donc avec le développement de l’Ordre en France, qu’il va contribuer à favoriser, en finançant largement la construction de couvents et d’églises des Prêcheurs, en particulier de 1230 à 1260.

À la mort de saint Louis, on compte quelques 100 couvents dominicains, surtout dans les grandes villes, répartis dans les deux Provinces de France et de Provence — saint Louis est d’ailleurs le premier roi de France à régner effectivement sur le Sud de la France actuelle, en particulier sur la région de Carcassonne, berceau de l’Ordre (traité de Melun en 1229).

Les Prêcheurs servirent sans réserve les justes ambitions du saint roi, mais Louis, qui compte de nombreux dominicains parmi ses proches, n’est pas en reste, et il favorise l’Ordre à de nombreuses reprises.

Une alliance au coeur de l’Université de Paris

En implantant leur studium à Paris, qui est alors la ville universitaire la plus importante d’Europe, les frères sont au coeur intellectuel, économique et religieux du royaume.

De son côté, saint Louis se réjouit de pouvoir compter sur une élite de prédicateurs et de professeurs pour former la population de sa capitale à la religion et aux bonnes moeurs. Il sait que le prestige de son royaume tient pour une part à l’Université de Paris et aux grands maîtres mendiants qui y enseignent : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Hugues de Saint-Cher pour les Prêcheurs, Jean de Parme, Alexandre de Halès, Bonaventure pour les Mineurs, entre autres.

Le soutien du roi dans la querelle contre les séculiers

L’insertion des ordres mendiants dans l’Église et dans l’université surtout ne s’est pas effectuée sans conflit, notamment avec les séculiers. En février 1252, l’université prend la décision que désormais les ordres religieux n’auront droit qu’à une seule chaire par ordre sur les douze possibles. Les dominicains sont directement visés, qui possèdent déjà deux chaires, et révèle la méfiance croissante des séculiers vis-à-vis des ordres mendiants dans le cadre de l’université.

Au printemps suivant, éclate une grève universitaire, pour protester contre des sévices infligés par la maréchaussée aux étudiants. Or les ordres mendiants refusent de s’associer à cette grève, ce qui est très mal perçu par les séculiers qui considèrent que c’est un coup de poignard dans le dos, et les mettent au ban de l’université. On fait appel au pape Innocent IV, qui demande la réinsertion des mendiants, mais l’université refuse et publie une encyclique hostile aux mendiants.

Pour défendre sa cause, l’université envoie à Rome le maître séculier Guillaume de Saint-Amour, dont l’argumentation se développe en trois points : les ordres mendiants court-circuitent la hiérarchie traditionnelle de l’Église et détournent par leur présence une part des bénéfices normalement afférents au clergé séculier ; au plan universitaire, les frères sont accusés de privilégier leurs constitutions aux statuts de l’université ; enfin et surtout, les ordres mendiants sont accusés d’hérésie, en raison de la mise en circulation d’un opuscule d’un obscur franciscain justifiant l’existence des ordres mendiants par une argumentation d’inspiration joachimite (l’essor des ordres mendiants serait la preuve de l’avènement de l’âge de l’Esprit).

Le Pape, probablement ébranlé par le plaidoyer de Guillaume de Saint-Amour, publie la bulle Et sit animarum, où il réduit les privilèges des ordres mendiants (pas dans le cadre universitaire mais ecclésialement). Les frères réagissent par des neuvaines, ce qui a pour effet la mort du Pape dans les quinze jours… Son successeur annule la bulle et exige la réintégration des mendiants dans l’université. Les séculiers, dès lors, sont furieux.

Le conflit atteint son paroxysme pendant l’hiver 1256, et passionne l’opinion publique parisienne. Il y a des mouvements de foule, on empêche les étudiants d’aller suivre les cours au Couvent Saint-Jacques, on essaie de tuer à l’arbalète le prieur de Saint-Jacques, au point que le roi Louis est obligé d’envoyer la troupe pour protéger les frères. C’est le moment choisi par Guillaume de Saint-Amour pour publier son Du péril des temps derniers.

Une théologie de la vie religieuse

Son argumentation est simple : les ordres mendiants n’entrent dans aucune des deux catégories traditionnelles de clercs que sont les curés et les moines ; pour autant, ils ressemblent davantage à des moines, et dans ce sens ne doivent pas enseigner (dolere non docere) ; il estime également que le pape n’a pas juridiction pour imposer aux Églises locales d’autoriser l’enseignement des mendiants ; de même, la mendicité est indigne des moines, qui doivent gagner leur pain par le travail manuel. En réponse, Bonaventure publie en 1956 un traité De perfectione vita evangelica, puis Thomas publie son Contra impugnantes. S’esquisse là les débuts d’une théologie de la vie religieuse.

Ce qui intéresse directement notre sujet, c’est le rôle de saint Louis, au-delà de la protection armée des frères, et notamment lors de la leçon inaugurale de Thomas d’Aquin. Car lorsqu’en 1256 le pape condamne le De periculis de Guillaume de Saint-Amour, qui est contraint à l’exil, cela tient beaucoup à l’influence de Louis. Son affection pour les ordres mendiants est réelle, mais il est également personnellement concerné : en effet, les prédications enflammées de Guillaume de Saint-Amour s’en prennent aussi au roi Louis en pointant du doigt son entourage de frères mendiants, qualifiés de vagabonds égoïstes empêchant le roi de gouverner et faisant de lui un vagabond également.

Dès lors, Louis s’implique fortement en poussant le pape à agir en faveur des frères. Mais cela a été un prétexte de plus pour critiquer la collusion entre le roi de France et les mendiants, désormais appuyée sur des faits incontestables. Rutebeuf notamment, écrit dans sa Complainte de Constantinople (1262) que l’argent récolté pour la croisade ne sert qu’à doter les couvents de mendiants, lesquels ont désormais rang supérieur aux rois, aux prélats, et aux comtes, et que l’humilité prêchée par les Frères ne servait qu’à maintenir le Royaume dans leur entière sujétion.

Mécène de l’activité intellectuelle de l’Ordre

Le roi Louis a largement contribué au financement de la construction des nombreux couvents dominicains qui fleurissent durant son règne. Les moyens financiers mis au service des frères les ont fait déroger à la volonté de saint Dominique, qui préconisait des églises pauvres (basses, en briques, sans ornements), mais ils ont accepté cette évolution car elle permettait l’accueil de très nombreux fidèles pour venir écouter la prédication des Frères, finalité de l’Ordre.

De plus, saint Louis leur confiait régulièrement la responsabilité de sanctuaires importants ou d’églises de centre-ville, qui étaient autant d’opportunités pour l’annonce de l’Évangile [1]. Les couvents de Rouen, Mâcon, Jaffa, Compiègne, Béziers, Carcassonne et Caen ont été financés directement par le roi, de même que les travaux d’agrandissement du couvent Saint-Jacques à Paris. On sait qu’il faisait également livrer des aumônes en nature –des harengs au couvent Saint-Jacques, à en croire Guillaume de Tocco, biographe de saint Thomas d’Aquin-. En échange de tous ces bienfaits, saint Louis demande aux Frères de prier pour lui, et de venir prêcher devant sa cour (même si le prédicateur le plus régulier au Palais fut sans doute Bonaventure).

Mais saint Louis n’a pas favorisé la vie intellectuelle de l’Ordre uniquement en finançant ses murs et sa subsistance. Il y a plus directement contribué en plusieurs occasions, notamment au travers de son amitié avec le frère Vincent de Beauvais (1190-1264). Ce dernier, né à Beauvais vers 1190 et entré dans l’Ordre vers 1218, devint sous-prieur du couvent de Beauvais vers 1225 puis arrive à Paris au couvent Saint-Jacques, où il mourra. Son grand oeuvre, suscité ou encouragé par saint Louis, c’est son encyclopédie universelle. Cela correspond à ce qu’on sait de Louis IX : peu porté sur les subtilités de la théologie spéculative, mais aimant le savoir autant qu’un roi peut le faire, en tant qu’il est utile au salut.

Par ailleurs, le projet encyclopédique répond à la fois à une vogue du temps et à l’ambition du roi, qui est de mettre de l’ordre en tout ce qui dépend de lui. Saint Louis s’est d’ailleurs intéressé de près à la rédaction de l’encyclopédie par Vincent de Beauvais et son équipe (principalement des frères de Saint-Jacques, mais aussi des religieux d’autres ordres), finançant les recherches, et intervenant à l’occasion pour que la dynastie capétienne soit présentée sous un jour favorable.

De l’argent bien dépensé

On sait également par Geoffroy de Beaulieu, confesseur et premier biographe du roi, dominicain, que saint Louis, impressionné par le soin apporté par les Sarrasins à leurs bibliothèques, « conçut de faire transcrire à ses frais, à son retour en France, tous les livres de l’Écriture Sainte, utiles et authentiques, qu’on pourrait trouver dans les bibliothèques de diverses abbayes pour que lui-même et des hommes lettrés ainsi que des religieux ses familiers puissent les étudier pour leur propre utilité et celles de leurs proches. À son retour, il réalisa son dessein et fit construire à cet effet un lieu approprié et bien défendu. Ce fut la salle du trésor de sa Sainte-Chapelle où il rassembla la plupart des originaux d’Augustin, d’Ambroise, de Jérôme, de Grégoire et les livres d’autres auteurs orthodoxes. Quand il en avait le loisir, il aimait y étudier et permettait volontiers aux autres d’y étudier [2] ».

Pendant sa vie et surtout après sa mort par son testament, saint Louis lègue une partie de ces livres au couvent de Saint-Jacques.

Aux critiques sur l’argent dépensé par Louis pour les ordres mendiants, ce dernier répondait : « Mon Dieu ! Comme je crois cet argent bien dépensé pour tous ces frères si éminents qui du monde entier confluent vers ces couvents parisiens pour étudier la science sacrée et qui, y ayant puisé, s’en retournent dans le monde entier pour la répandre pour l’amour de Dieu et le salut des âmes [3] ! » Cette anecdote, rapportée par Geoffroy de Beaulieu, dit bien l’esprit dans lequel saint Louis a financé la vie intellectuelle de l’Ordre.

 

Fr. Jean-Thomas de Beauregard op, est religieux de la province dominicaine de Toulouse. Extrait d’un article à paraître dans Liberté politique n° 67, automne 2015.

 

Sur ce sujet :
Saint Dominique et les Prêcheurs, huit cents ans de prédication

 

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[1] Outre le couvent Saint-Jacques et son église, à Paris, on peut mentionner la basilique de Saint-Maximin destinée à accueillir les pèlerins venus se recueillir devant les reliques de Ste Marie-Madeleine. C’est le neveu du roi, Louis d’Anjou, qui fit venir les Frères et finança la construction de la basilique. Saint Louis lui-même y vint en pèlerinage.
[2] Geoffroy de Beaulieu, Vita, p. 15.
[3] Ibid, p. 11. ***