Même les héros se reposent. Il est un passage de l'Odyssée qu'on ne se lasse pas d'approfondir par une lecture toujours nouvelle. En butte aux assauts de Poséidon qui l'accable, Ulysse souffre mille maux sur la mer alors qu'il vient d'être libéré des charmes de Calypso et qu'il regagne Ithaque sur un radeau :

Deux jours et deux nuits Ulysse erra par les flots sombres ; il vit souvent la mort en son cœur. Mais quand l'aube aux cheveux bouclés amena le troisième jour, le vent retomba [1].

Homère donne alors la description d'un héros presque mort à force d'endurance : Les genoux et les bras puissants d'Ulysse étaient rompus : la mer avait accablé son cœur. Tout son corps était gonflé, l'eau salée remplissait sa bouche, ses narines. À bout de souffle, sans voix, il était étendu, ivre de fatigue. Ainsi donc, tout protégé du voile d'Ino qu'il était, le héros n'en a pas moins subi une expérience limite et presque fatale.

La joie du repos
L'aède qu'on a dit aveugle offre alors au lecteur l'un des passages les plus poétiques du retour de l'Achéen illustre. Voici que l'infortuné Ulysse, ayant marché vers un bois situé sur une hauteur, aperçoit deux oliviers entrelacés, l'un sauvage, et l'autre greffé. Ils étaient à ce point emmêlés que ni la violence des vents humides, ni les rayons étincelants du soleil, ni la pluie ne traversaient leurs feuillages. Ulysse pénétra dessous ; il amassa un large lit de feuilles et, joyeux de voir le lit, s'y coucha en se couvrant des feuilles. Après la lutte contre les éléments, le déchaînement de forces plus grandes que lui, après le découragement, après la peur d'une mort obscure [2], après le doute, après surtout la supplication aux dieux, Ulysse obtient le calme des eaux, un répit dans ses souffrances injustes. Le voilà sauvé, le voilà enfin rendu à son humanité. Le mal cesse, s'arrête. Ulysse n'agit plus, n'est plus en mouvement. Le délassement et l'apaisement peuvent faire leur œuvre dans l'obscurité.

Comment ? grâce au repos salutaire, par un sommeil réparateur qu'il se ménage. Immobile, Ulysse dort et pendant ce temps essentiel, rien d'Ulysse en même temps n'est mort. On pourrait, en effet, se dire que ce sommeil n'est que petite mort tant le lit de feuilles qui l'accueille pourrait davantage relever, vu les circonstances, de la tombe que du lit. Mais non. Plus que jamais, Ulysse est bien vivant : Comme au fond de la campagne où l'on est sans voisin, on couvre un tison de cendre noire pour garder le germe du feu, ainsi Ulysse était caché sous les feuilles. Athéna répandit le sommeil sur ses yeux et ferma les paupières. Homère n'évacue rien des détails du vivant. L'homme fatigué refait ses forces sous les arbres et la figure tutélaire de la sagesse.

Le repos du héros, on le voit, coïncide avec la volonté protectrice de la divinité qui veille sur lui tout en l'encourageant sans cesse à œuvrer. Dispensatrice du salut (sôteira), Athéna est aussi l'Ouvrière (erganè), celle qui inspire les différents savoir-faire (technai) [3], qu'il s'agisse avec elle de maîtriser la broderie ou l'art du feu. Le cheval de Troie n'est-il pas construit sous sa direction ? Platon reconnaît en elle l'intelligence divine. Capable de se placer au coeur même de l'action, d'une bravoure calme et réfléchie qui mène à la victoire (nikè), elle est aux antipodes d'un Arès qui incarne l'agitation frénétique et meurtrière, le carnage, avec son goût pour le sang. L'action sage et réfléchie, productive et bénéfique est inspirée par Athéna aux mortels qu'elle protège, action qui suppose le repos, à un moment ou à un autre.

Le repos n'est pas ne rien faire
Étrange insistance d'un récit qui n'a pourtant rien de réaliste ! Pas d'impasse sur le fameux repos d'Ulysse qu'on aurait pu imaginer à tort comme accessoire ou inutile. La comparaison homérique de l'homme en tison recouvert pour garder le germe du feu emmène le lecteur vers l'action à venir qui n'en sera que plus juste et plus éclatante grâce à la pause régénératrice. Le lecteur lui-même se calme également sentant l'émotion retomber, une fin de séquence se déployer. Grâce à cette comparaison puissante, on comprend ainsi que le repos n'est pas ne rien faire. Quelque chose en Ulysse continue de travailler encore. Ainsi que le tison incandescent travaille encore au feu à venir, tel Ulysse travaille encore en se reposant après la tempête. Quoiqu'endormi, tout Ulysse agit dans ce repos humain, gage des aventures à venir.

Contrairement à Hamlet le velléitaire qui espèrera dans son grand soliloque une mort-sommeil, une mort-fuite, délivrance de maux insoutenables, le sage Ulysse autant que l'homme aux mille ruses donne un secret de la véritable action en révélant sa fin et son moyen : le repos, étape vers celui plus grand qu'il espère dans sa haute demeure. Dans le vrai repos, une vie continue, promesse d'une action réussie autant que juste.

Aux antipodes de notre héros subtil, l'homme moderne, superman sous somnifères méprisant les rythmes du temps [4], devrait relire l'Odyssée.

* Hélène Bodenez est professeur agrégé de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris).

LA NUIT
L'architecte du monde ordonna qu'à leur tour
Le jour suivist la nuict, la nuict suivist le jour.
La nuict peut temperer du jour la secheresse,
Humecte nostre ciel et nos guerets engresse ;
La nuict est celle-là qui de ses ailes sombres
Sur le monde muet fait avecques les ombres
Desgouter le silence, et couler dans les os
Des recreus animaux un sommeilleux repos.
Ô douce Nuict, sans toy, sans toy l'humaine vie
Ne seroit qu'un enfer, où le chagrin, l'envie,
La peine, l'avarice et cent façons de morts
Sans fin bourrelleroyent et nos murs et nos corps.
Ô Nuict, tu vas ostant le masque et la faintise
Dont sur l'humain théatre en vain on se desguise,
Tandis que le jour luit : ô Nuict alme, par toy
Sont faits du tout esgaux le bouvier et le Roy,
Le pauvre et l'opulent, le Grec et le Barbare,
Le juge et l'accusé, le sçavant et l'ignare,
Le maistre et le valet, le difforme et le beau :
Car, Nuict, tu couvres tout de ton obscur manteau (...)
Guillaume du Bartas (1544-1590), La Sepmaine (1578)

 

[1] Traduction du grec par Leconte de Lisle
[2] ... peur de n'avoir pas de funérailles selon les rites.
[3] Technai, pluriel féminin de technè, désigne un savoir-faire (plutôt d'ordre pratique) qui concernent tous les métiers de l'artisanat et de l'art ; naturellement, ce mot désigne donc aussi toute technique, au sens moderne du terme. Mais ce mot à lui tout seul est un peu réducteur pour traduire le mot grec, qui traduit aussi bien l'habileté manuelle que la mise en oeuvre et son résultat ; la technè, c'est un peu le moyen (le concret) que se donne l'intelligence pour faire, pour réaliser... (Athéna est le fruit de l'union de Zeus et de Mètis, première femme de l'Olympien ; le mot mètis désigne en grec l'intelligence, la réflexion rusée, le conseil, le discernement.
[4] Même si les Grecs n'avaient pas prévu de jour de repos hebdomadaire, à proprement parler, les jours chômés existaient chez eux précisément pour fêter en premier lieu leur(s) divinité(s) tutélaire(s), à différentes époques de l'année ; c'était sacré, il n'était pas question d'y toucher. Athènes en donne les meilleurs exemples.

 

 

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